Cet article a été initialement publié en persan (voir ici), puis en allemand (voir ici), et en anglais (voir ici) dans une version sensiblement différente du texte original en raison du contexte et surtout intégrant les développements des deux dernières semaines. C’est la version anglaise qui est donnée en français ici.
La France est en feu : ces dernières semaines, des millions de personnes sont descendues dans la rue dans plus de 250 villes pour dire « Non ! » à la réforme néolibérale des retraites de Macron. Les blocages d'autoroutes et de routes principales continuent d'interrompre la libre circulation des personnes et des marchandises à travers le pays, et les grèves générales reconductibles continuent de perturber temporairement la reproduction de la société française dans son ensemble. Enseignants, infirmiers, travailleurs des ports et des aéroports, étudiants des écoles primaires et des universités, travailleurs des « secteurs stratégiques » comme l'énergie, travailleurs des transports urbains, tous ont refusé de travailler au moins un jour par semaine au cours du mois écoulé. Grâce au refus des éboueurs de ramasser les ordures, sept mille tonnes d'ordures se sont accumulées dans les rues de Paris, dont la puanteur reflète la décadence de la démocratie libérale et la profondeur du mécontentement social. Mardi dernier (28 mars), c'était la dixième fois depuis janvier que les syndicats appelaient les travailleurs à se mettre en grève et à se joindre à des manifestations. Plus d'un million de personnes dans tout le pays ont participé à la journée d'action(1).
Malgré les protestations généralisées, les blocus et les grèves, le président Macron a complètement ignoré la voix des manifestants et la volonté du peuple, tout comme il l'a fait avec le mouvement des gilets jaunes(2). Le gouvernement a fait passer sans vote le projet de loi « réforme des retraites » à l'Assemblée nationale le 16 mars 2023 en invoquant l'article 49.3 de la Constitution, cet article ajouté à la Constitution française dans l'après-guerre (1958) pour donner à l'État plus de discrétion en cas d'urgence. Il fonctionne bien différemment aujourd'hui, servant principalement les souhaits autoritaires des gouvernements, qu'ils soient de gauche ou de droite, à mettre en œuvre des politiques néolibérales tout en contournant les procédures formelles de prise de décision démocratique(3). Depuis une réforme constitutionnelle en 2008, le pouvoir exécutif ne peut désormais utiliser l'article 49.3 que pour « un seul projet de loi par session parlementaire », à moins qu'une motion de censure à l'égard du gouvernement n'obtienne la majorité. Il existe cependant une exception, à savoir lorsque la proposition de loi concerne « le budget de l'État et le budget de la sécurité sociale, pour lesquels le gouvernement peut l'utiliser sans restriction »(4). C'est le cas du projet de loi sur la réforme des retraites.
Comment se fait-il que le gouvernement français puisse contourner le Parlement et faire un doigt d'honneur à la société ? Que dit ce genre d'« autoritarisme néolibéral » sur le rôle de l'État dans le capitalisme contemporain ? Quelles leçons organisationnelles et stratégiques pour la « politique d'en bas » peut-on tirer de cette situation ? Cet article tente d'aborder ces questions difficiles et de montrer que l'indifférence et le refus du gouvernement français envers la volonté populaire sur la question des retraites, actuellement résolue par une sorte d'« état d'urgence », n'est pas spécifique à Macron et aux forces néolibérales en France. Ce type d'autoritarisme reflète plutôt des transformations plus importantes de la nature et de la fonction de l'État dans les pays du Nord, entraînées par des changements dans la reproduction du capital plus généralement.
De l'État-providence à l'État néolibéral :
la reproduction du capital transnational financiarisé
Voyons d'abord le contenu de la loi de réforme des retraites de Macron et ses probables effets destructeurs sur la société. L'âge de la retraite étant relevé de soixante-deux à soixante-quatre ans, les ouvriers resteront les esclaves salariés du capital jusqu'aux toutes dernières années de leur vie. D'un point de vue existentiel, cela implique que la classe dirigeante s'approprie de plus en plus la durée de vie et les capacités vitales du travail à des fins de valorisation capitaliste. Ce n'est pas un hasard si, dans le capitalisme contemporain, les préoccupations existentielles concernant des questions telles que la « vie » et la « mort » se sont de plus en plus intensifiées. Pour nous rappeler la formule d'Adorno, « la vie ne vit pas » (Das Leben lebt nicht) qui est plus exposée à l'abîme existentiel de la mort qu'à la vie régie par les principes d'autonomie, de liberté et de croissance multidimensionnelle des capacités individuelles et collectives(5). En outre, dans la nouvelle loi sur les retraites, le congé de maternité n'est plus compté dans les années de travail. Ainsi, comme pour toutes les autres attaques contre la reproduction sociale, ce sont les femmes et les autres minorités de genre qui paieront le prix le plus élevé. Sans surprise, les femmes ont été à l'avant-garde des luttes sociales non seulement en France mais aussi dans le monde. La réforme des retraites aggrave la crise de la reproduction sociale engendrée par la marchandisation du logement, de l'éducation et de la santé, et l'endettement qui en résulte pour des millions de personnes qui luttent pour obtenir les moyens de subsistance de base.
La question politique fondamentale qui se pose est celle-ci : comment se fait-il que le président d'une société « démocratique » comme la France puisse faire passer cette loi malgré des protestations généralisées ? Comment le président peut-il être explicitement dédaigneux envers les manifestants, les réprimer brutalement et apparemment s'en tirer comme ça ? Peut-être est-il utile ici d'esquisser les transformations historiques de l'État dans le capitalisme contemporain à l'échelle globale et de laisser pour l'instant de côté les spécificités de la société française.
L'État-providence d'après-guerre en Europe occidentale et en Amérique du Nord a été conçu pour « représenter » les intérêts du capital industriel national en général, en particulier pour soutenir et garantir les conditions économiques, politiques et culturelles nécessaires à la reproduction du capital productif, tout en fournissant des services publics. A l'échelle internationale, ce que Marx appelle le « capital social total » dans Le Capital a acquis son unité sur le marché global à partir de la totalité des capitaux nationaux. Dans ce contexte, les États nationaux et les capitales nationales étaient en concurrence géopolitique et économique les uns avec les autres. Depuis les années 1970, cependant, le capitalisme a connu globalement de profondes transformations, constituant une rupture radicale avec l'après-guerre. Imbriqué dans ces transformations à grande échelle et systémiques, l'État subit également des changements massifs. Alors que la tâche principale de l'État dans l'après-guerre était de fournir les conditions générales de la reproduction du capital national, aujourd'hui les États nationaux sont devenus des agents du capital transnational, notamment financier, de manière radicalement paradoxale. La montée du capital financier en tant que faction dominante du capitalisme et l'émergence de circuits transnationaux d'accumulation, en particulier après la chute du mur de Berlin, ont radicalement changé le rôle et la structure de l'État au sein du capitalisme. Au lieu de représenter le capital industriel national, l'État assume désormais la tâche d'intégrer l'économie nationale dans le capital global et de l'ouvrir au capital transnational par toutes sortes de déréglementations.
Ces développements ont une importance politique, car les conséquences politiques d'un changement aussi substantiel de l'État ont été extrêmement destructrices pour les capacités démocratiques de la société à organiser collectivement la vie sociale. En France, par exemple, au cours de la dernière décennie, les mouvements sociaux contre les lois néolibérales et la déréglementation n'ont pas manqué : de Nuit Debout et les luttes contre les réformes du droit du travail (toutes deux en 2016), au mouvement des gilets jaunes (2018-20) et les protestations actuelles contre la réforme des retraites. Dans tous ces cas, l'État a répondu d'une main de fer, réprimant les mouvements avec une brutalité policière qui a éborgné certains manifestants et blessé physiquement de nombreux autres, et qui a conduit à l'arrestation, l'emprisonnement et la surveillance de militants de gauche(6). À long terme, l'appareil répressif de l'État a épuisé les manifestants en colère, les faisant perdre de l'élan dans leur lutte contre leur ennemi de classe. La même chose se produit aujourd'hui. Avec l'escalade de la répression, Macron tente d'écraser le mouvement actuel par une violence d'État brutale(7).
Du développement à l'intégration coercitive dans le capitalisme global
La transformation de l'État ne se limite pas à la démocratie libérale occidentale mais doit être comprise globalement. À l'autre bout du monde et au lendemain de la décolonisation, le concept central de l'État postcolonial dans le soi-disant « tiers-monde » était le développement. Cela était compris comme un projet social à réaliser dans l'avenir : le développement des forces productives industrielles et l'indépendance politique vis-à-vis de l'Est comme de l'Ouest. La sémantique coloniale du développement est cependant importante ici car elle a été systématiquement employée dans les discours coloniaux pour justifier la violence coloniale. Entendue comme l'actualisation des potentialités, la notion de développement s'est imposée au XIXe siècle via la biologie moderne et les processus de vie des êtres naturels. Elle a également trouvé une expression philosophique compliquée dans la conception eurocentrique de l'histoire de Hegel. Dans ce contexte, les colonisés étaient représentés comme des populations intrinsèquement incapables d'actualiser leurs « potentialités humaines » et donc forcées de l'extérieur, externalement, de le faire. La violence coloniale était donc « nécessaire » pour développer ces capacités et rendre les colonisés arriérés « civilisés » et « contemporains » de la métropole. Le sens du développement a radicalement changé après la Seconde Guerre mondiale. Libéré de ses connotations coloniales à l'époque postcoloniale, principalement grâce à la « doctrine Truman » américaine, le « développement » a été adopté par les États du « tiers monde » eux-mêmes.
Le développement est ainsi devenu un projet national de croissance économique et de progrès culturel et politique, notamment dans le domaine des droits civiques. Par exemple, après la révolution de 1979 en Iran, Khomeiny a parlé de la gratuité de l'eau, de l'électricité et du gaz pour les « classes pauvres » ; mais ces mots doivent être replacés dans le contexte historique régi par le principe de « développement ». Cette époque, cependant, était déjà terminée peu de temps avant la révolution de 1979. Le rêve postcolonial de développement et sa réalisation dans le futur étaient censés panser les plaies du colonialisme. Le « tiers-monde » était censé rattraper l'Occident, fondé sur une conception linéaire et progressiste de l'histoire qui puisait ses racines dans les Lumières. Cependant, à partir des années 1970, le rêve de développement a été complètement ruiné non seulement par l'Occident et l'impérialisme, mais aussi par les gouvernements postcoloniaux eux-mêmes en collusion avec des agences supranationales comme le FMI, l'OMC et la Banque mondiale, qui ont imposé l'intégration violente des économies postcoloniales dans la reproduction du capital global. La tâche de l'État postcolonial est ainsi passée du développement à l'intégration coercitive. Les droits sociaux et politiques, la croissance économique et la prospérité sont devenus des mots vides de sens. Non seulement les blessures du colonialisme n'ont pas été cicatrisées, mais l'héritage du colonialisme a été approprié pour intégrer l'économie dans le marché capitaliste global qui a forcé l'intégration violente des économies postcoloniales dans la reproduction du capital global. La tâche de l'État postcolonial est ainsi passée du développement à l'intégration coercitive. Les droits sociaux et politiques, la croissance économique et la prospérité sont devenus des mots vides de sens. Non seulement les blessures du colonialisme n'ont pas été cicatrisées, mais l'héritage du colonialisme a été approprié pour intégrer l'économie dans le marché capitaliste global qui a forcé l'intégration violente des économies postcoloniales dans la reproduction du capital global.
Le mythe et la réalité de la démocratie libérale
Deux choses sont devenues claires alors que le capitalisme contemporain exacerbe les hiérarchies et les inégalités globales de manière sans précédent. Premièrement, les pays dits « en développement » ne s'approchent d'aucun destin prédéterminé. C'est-à-dire que « l'Occident » n'est plus le point de référence pour mesurer le temps historique du « repos ». Déconstruire la conception homogène et unilinéaire du temps historique n'est pas seulement l'œuvre des études postcoloniales mais s'enracine dans le mouvement objectif du capital global lui-même. Si auparavant c'était le fascisme et la guerre qui remettaient en cause la philosophie eurocentrique du temps linéaire (comme le soutiennent Bloch, Benjamin et Adorno), alors aujourd'hui c'est l'héritage du colonialisme et du « développement » global inégal qui a contraint la philosophie de l'histoire à accepter une multiplicité de chronologies—des histoires au pluriel. Contrairement à l'approche « culturaliste » des théoriciens postcoloniaux, la multiplicité des temps historiques est activement créée par le capital lui-même plutôt que passivement donnée à lui(8). Deuxièmement, le capitalisme ne présuppose pas logiquement la démocratie, pas même la démocratie libérale et l'égalité formelle devant la loi. La dictature religieuse autocratique de la République islamique ne fait pas exception à la règle ; pas plus que l'autoritarisme du gouvernement Macron, avec ses violations flagrantes de la règle démocratique. La caractérisation par la télévision d'État iranienne du mouvement des gilets jaunes comme preuve de « l'Occident corrompu » est aussi ridicule que la télévision française qualifiant le soulèvement « Femmes, vie, liberté » en Iran de mouvement pour la démocratie libérale. Le point est simple : s'il y a des droits dans le capitalisme, ils sont le produit de l'histoire et des luttes sociales. Certes, le capitalisme présuppose le travail salarié au niveau général, mais cela ne conduit pas automatiquement à la gratuité.le travail salarié, comme Marx l'a supposé sans critique dans ses écrits.
Conclusion
Tout comme l'ère du développement dans les pays du Sud est révolue depuis des décennies, il en va de même pour l'ère de l'État-providence et des gouvernements nationaux dans les pays du Nord. Parallèlement aux reconfigurations du capital et à sa transnationalisation, l'État sert avant tout à créer les conditions de la reproduction du capital transnational financiarisé à travers la déréglementation et la néolibéralisation de l'économie. La mondialisation du capital n'implique nullement une perte de pouvoir de l'État vis-à-vis des forces transnationales hostiles, mais plutôt la reconfiguration et la refonctionnalisation de l'État au service du capital global. L'État national dénationalise paradoxalement les territoires sur lesquels il exerce son pouvoir juridique et politique.
Dans ces circonstances, la volonté des citoyens est de plus en plus mise de côté et la branche exécutive de l'État jouit de plus en plus de pouvoir par rapport aux institutions législatives. C'est précisément pourquoi l'article 49.3 est important pour saisir le fonctionnement interne de l'État, car il permet au gouvernement français de diminuer le pouvoir du législatif et d'appliquer arbitrairement la loi. Il n'est pas surprenant que l'article 49.3 ait été modifié en 2008 afin que le pouvoir exécutif puisse acquérir un pouvoir discrétionnaire extraordinaire par rapport aux autres institutions politiques et juridiques.
Le moment est venu d'annoncer publiquement la fin de la démocratie libérale formelle en Occident, car les citoyens sont de plus en plus incapables de déterminer leur destin collectif par le biais des élections et de la représentation parlementaire. L'autoritarisme du gouvernement français n'est pas spécifique à Macron seul ; c'est une caractéristique fondamentale de l'État dans le capitalisme contemporain. L'organisation et la politique d'en bas sont confrontées à de grands défis dans une telle situation. Ceci, cependant, est un sujet qui doit attendre une discussion future.
Notes
1 Pour une cartographie précise des lieux de manifestation, voir (en anglais) →.
2 Ce n'est bien sûr pas la première fois que les travailleurs, les syndicats et les organisations indépendantes de gauche se battent contre la réforme des retraites en France. En décembre 2019, juste avant le début de la pandémie, la plus grande grève de l'histoire de France depuis mai 1968 a été organisée pour protester contre les politiques de retraite néolibérales. Le métro parisien a suspendu son service pendant au moins un mois.
3 Le gouvernement de François Hollande a utilisé la même astuce juridique pour mettre en œuvre des modifications néolibérales du droit du travail en 2016.
4 Les Décodeurs, « Constitution française : comment l'article 49.3 permet-il à un projet de loi d'être adopté sans vote ? Le Monde, 19 octobre 2022 (en anglais) →.
5 Theodor W. Adorno, Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée (Payot, 2003).
6 Voir la lettre écrite par les parents de Serge, un militant de gauche qui figurait sur la liste de surveillance de la sécurité de l'État et qui est aujourd'hui dans le coma suite à des brutalités policières (en anglais) →.
7 Au sujet de la répression, voir « France in Flames », Crimeth Inc., 30 mars 2023 →.
8 Il serait banal de dire que le capital prend une forme singulière lorsqu'il « s'adapte » aux singularités locales et culturelles, se différenciant des autres capitalismes développés ailleurs. Plus intéressant serait de poser que la reproduction globale du capital est intrinsèquement et activement marquée par des inégalités et des différentiels sociaux.