C'est à toi que j'écris. Le journal grand ouvert sur la table, aussi vide qu'un ancien mensonge auquel plus personne ne veut croire. Pour t'écrire, j'ai rallumé la lampe au-dessus du bureau, à cause de la lumière du soir qui n'arrête pas de décliner. J'ai regardé encore une fois les photos d'avant. La vie loin d'ici ne se transmet plus qu'au travers des écrans, et je me rends compte à quel point les mots d'amour qu'on murmure dans le noir peuvent manquer. Alors j'ai cherché une musique pour couvrir le bruit de la pluie dans la cour. Au hasard des algorithmes, j'ai lancé la vidéo d'une DJ de Palestine, Sama Abdulhadi. Je me souviens de son visage dans une fête à Beyrouth, avant de la retrouver par hasard à Paris, dans une soirée électro du côté de Belleville. Danser me manque. Danser et marcher dans la nuit des grandes villes, en cherchant les corps qui s'accrochent à la danse, dans les raves à l'écart des contrôles de police. Sur la vidéo, je regarde les corps danser tout autour des platines et à nouveau je suis happé. Je crois que ça se passe à Ramallah, en Cisjordanie où je n'ai jamais mis les pieds. Loin d'ici n'importe où peu importe, ça me happe, je ne peux pas détourner le regard. Je me souviens de la manif des teufeurs devant le miroir d'eau, à Nantes, un samedi du mois de février. À la bombe de peinture noire, quelqu'un avait écrit sur un drap DANSONS CONTRE LA RÉPRESSION, avant d'accrocher le slogan à un fourgon rempli de caissons et d'un groupe électrogène : deux cent teufeurs dansaient derrière le véhicule qui avançait doucement dans la foule, comme un radeau porté par le courant. C'est là, emporté par le son du camion que j'ai mesuré à quel point danser me manquait, à quel point les vibrations des caissons étaient devenues un manque, une euphorie perdue maintenant qu'elle est devenue interdite. C'est un mystère de la technologie industrielle. Ce lien des corps à la secousse de la musique qui les traverse en vibrant. Je suis accro à ça et si je réfléchis, c'est ma seule addiction avec la caféine et l'amour. Je ne sais pas vraiment comment ni pourquoi. J'écoute les sons de Sama Abdulhadi, que la prison menace à Ramallah. J'écoute au casque pendant que je continue à t'écrire. Ça me porte et je regarde les corps autour des platines, l'énergie physique qui se lit dans les doigts qui ondulent, doucement, mains levées pour caresser l'air tiède par-dessus les torses, les épaules et les chevelures des danseurs à Ramallah, loin d'ici où la nuit a sombré.
#FreeSama