Le report des traductions de l’œuvre de Beradt témoigne d’une certaine manière de la réticence du milieu académique à accueillir son travail relatif aux rêves.
Ceci est d’ailleurs révélé dans l’essai annexé à la version anglaise du livre (The Third Reich of Dreams), où Bruno Bettelheim conteste les postulats de l’auteur concernant la manière d’interpréter les rêves. Il y critique spécifiquement la méconnaissance du contenu latent des rêves, ainsi que la décision de l’auteur de ne pas les travailler psychanalytiquement.
Le contexte dans lequel le livre de Beradt a été publié dans sa langue originale en 1966, l’auteur étant non seulement une femme mais aussi un journaliste, et le monde onirique étant la propriété exclusive de la psychanalyse, semble être la raison principale de ce retard.
Il est surprenant de constater que de telles résistances persistent encore aujourd’hui.
En fait, je me considère personnellement comme un témoin vivant de cette réticence. Non seulement à moi, mais aussi à mes camarades étudiants en psychologie, il nous a été difficile d’assimiler rapidement la possibilité de penser aux rêves autrement que comme le freudien.
Après la lecture freudienne et dans des domaines où prédomine le courant psychanalytique, penser à une équivalence entre le contenu manifeste et le contenu latent, ainsi que la destruction de l’appareil psychique que pose Beradt, semble inabordable.
Mais lire les récits de rêves du nazisme soulève inévitablement de nombreuses questions. Les rêveurs n’y étaient pas confrontés à des conflits de leur sphère privée ou à ceux d’un passé lointain, mais ils étaient plongés dans des conflits propres à l’espace public. Les rêves du Troisième Reich traitaient des relations humaines perturbées par leur monde environnant et plongeaient leurs racines dans le sol de ce présent politique qui entourait les rêveurs. Il s’agissait presque de rêves conscients, dans lesquels son arrière-plan n’était pas déguisé, mais largement visible. Aucune façade ne dissimulait les connexions, et personne ne devait fabriquer par le rêveur les relations entre les occurrences oniriques et son existence, parce qu’il les réalisait lui-même dans ses rêves.
Évidemment, rencontrer des rêves comme ceux-ci : "Je suis éveillé avec le sentiment que toute notre existence va être altérée", "Rêve que dans le rêve je parle russe comme mesure de précaution face à la possibilité de dire quelque chose contre l’État. Je le fais pour que je ne puisse pas me comprendre moi-même, ni faire le reste", "Je récupère chaque travail, chaque carnet, avec la précision suivante : Très bien, mais insuffisant, parce que c’est l’ennemi de l’État", ils incitent à revoir l’exclusivité de l’interprétation psychanalytique dans le domaine de l’élaboration onirique.
L’une des questions les plus troublantes a porté sur la façon dont il serait possible d’affirmer que ces rêves d’horreur, ne sont pas susceptibles d’être analysés à la manière freudienne par le biais de l’association libre qui chercherait à corroborer leur rôle comme accomplissement de désirs refoulés.
Le refus de la part de ceux formés en psychanalyse de s’ouvrir à la possibilité qu’en des temps aussi exceptionnels que le génocide nazi et la pandémie actuelle l’ont été, les rêves acquièrent une autre fonction, semble être trop fort. Je pense qu’il est opportun de citer Freud (1978), lorsqu’il a dit, lors d’une de ses conférences au moment d’expliquer les résistances de la communauté scientifique à accepter le phénomène du rêve comme objet de recherche : "Lorsqu’il y a excès de jugement, on peut se méfier" (p.76).
Dans ce sens, et conformément à l’idée freudienne que l’excès dans certaines positions devrait attirer notre attention, nous pourrions dire que le rejet de la position de Beradt est peut-être aussi une conséquence de ce que Feierstein appellerait la réalisation symbolique du génocide.
Cet auteur propose de considérer, à partir d’une articulation entre le nazisme et l’expérience de la dictature civile-militaire en Argentine, le génocide comme une pratique sociale, comme une technologie de pouvoir qui réorganise les relations sociales, les liens entre les groupes et avec eux-mêmes. Il devine qu’une autre conséquence et/ou objectif de cette horreur aurait été de rompre les liens de solidarité entre pairs en incitant à penser l’autre comme un ennemi à liquider et contre qui concurrencer. L’auteur fait valoir que le génocide, en ce sens, a continué à se reproduire même après la fin de la dictature comme phase de sa reproduction symbolique.
Ainsi, Soledad et Leandro, au moment de théoriser sur la façon de travailler ensemble la traduction, ont pris cette idée argentée par Feierstein (2011) en arguant que travailler collectivement irait à l’encontre de ce courant académique répandu de s’individualiser et de s’isoler, agissant en quelque sorte comme une pratique "anti-génocidaire", les rêves pourraient aussi être considérés comme un moyen auquel notre psyché recourt pour se révéler contre cette tendance individualiste.
En temps de solitude et d’isolement, le besoin partagé d’exprimer les rêves et de les échanger avec la communauté grandit de manière exponentielle. Dans les conversations quotidiennes et sur les réseaux sociaux, comme dans les projets de recherche, cette insistance à parler des rêves est évidente.
C’est ainsi que, avec le reste de l’équipe et grâce à des discussions par zoom et par e-mail, nous arrivions à quelques hypothèses qui pensent à ce problème.
L’une d’elles est la suivante et je voudrais reprendre la parole de Soledad qui, dans un échange de mails, a réfléchi : "Dans un moment particulier de crise du monde environnant, le rêve accorderait une autre fréquence : il commencerait à transmettre sur la fréquence de l’aventure collective, qui met en sourdine pendant un temps les parcours individuels. Le rêve, l’une de ses manifestations les plus finies, modifierait cette fonction s’il existait à l’extérieur un son uniformisant et assourdissant, qui lui ferait perdre de vue sa première tâche et en ferait un "traître à la cause de l’inconscient".
Pour résumer, nous soutenons que tant le travail de Beradt que celui des rêves de pandémie en cours de développement, sont des invitations à repenser les rêves dans des situations d’émotions partagées.
Au-delà de la psychanalyse et au-delà du domaine privé, les rêves beradtiens, ainsi que les rêves de pandémie, agiraient non seulement comme des témoignages d’une époque exceptionnelle, mais aussi comme une opportunité de nous rencontrer collectivement, à travers des rêves partagés, mais aussi à travers des espaces qui parlent d’eux, comme l’est celui qui nous trouve en ce moment.
Références bibliographiques originales :
Beradt, C. (2019). El Tercer Reich de los sueños (S. Nivoli & L. Levi, Trad.). Santiago, Chili: LOM ediciones. (Ouvrage original publié en 1966).
Beradt, C. (1968). The third Reich of Dreams (A. Gottwald, Trad.) Chicago, États-Unis: Quadrangle Books, Inc. (Ouvrage original publié en 1966).
Feierstein, D. (2011). El genocidio como práctica social: Entre el nazismo y la experiencia Argentina. Obets. Revista de Ciencias Sociales. 9(1), 227-233.
Freud, S. (1978). Conferencias de introducción al psicoanálisis. Œuvres complètes. Tome XV. Amorrortu Editores. Buenos Aires.
Freud, S. (1979). La interpretación de los sueños. Œuvres complètes. Tomes IV et V. Amorrortu Editores. Buenos Aires.