Je m’appelle Quentin Zimmermann, je suis étudiante ou étudiant en master d’études de genre où je mène une recherche au sujet des archives comme objets politiques, à la fois source de violence et outils potentiels de résistance, comme on en a déjà beaucoup parlé toute la journée. Je suis membre du collectif Archives LGBTQI, qui travaille d’une part à la préfiguration et la concrétisation d’un centre d’archives LGBTQI+ en Île-de-France, et d’autre part au développement d’une expertise sur ces problématiques en tant que personnes concernées et à la diffusion de cette expertise.
Aujourd’hui le thème de la table-ronde m’a beaucoup intrigué : « Au-delà de l’archive : politiques de la performance ». Je me suis posé trois questions en particulier :
1. D’abord, je me suis demandé pourquoi il faudrait aller « au-delà » de l’archive, qu’est-ce qui ne va pas avec l’archive telle qu’elle se fait aujourd’hui, et plus particulièrement quelles voix et quels corps y sont présents ou absents ;
2. Ensuite, quels sont les liens entre nos corps et nos archives, entre nos corps et les archives en général ? Quels corps occupent quelles places dans les processus d’archivage et de commémoration ?
3. Enfin, je travaille beaucoup avec Sam Bourcier qui parle constamment d’« archives performatives », et je n’ai jamais trop osé lui dire que… je ne comprenais pas vraiment ce qu’il voulait dire par là. Alors je me suis dit que c’était l’occasion aujourd’hui de se confronter à la question : qu’est-ce que ça veut dire une « archive performative » ? Est-ce que toutes les archives sont performatives ? Est-ce qu’il y aurait une spécificité à la performativité de nos archives minoritaires ?
Deux petites précisions avant de commencer. La première c’est que je parle à partir d’une recherche en cours, et en cours depuis pas si longtemps, donc si certains points de mon argumentation ont l’air un peu fragiles c’est sans doute qu’ils le sont. La deuxième c’est que ce soir c’est moi qui parle, ça ne veut pas dire que ce n’est que ma voix qu’on entend : mes remarques sont le résultat d’un travail mené dans le collectif à travers des discussions, des débats, des projets, des actions publiques ; et les voix qu’on entend à travers la mienne sont aussi celles de nombreux et nombreuses activistes des archives qui m’inspirent, à Paris mais aussi à Lyon, Montpellier, Marseille, et à l’étranger.
I.
La performativité de la mémoire : voix, corps, et violence archivale
1) La violence archivale
Je mentionne ces voix justement parce que je pense justement qu’une réflexion politique sur la mémoire doit commencer par la question des voix : dans les discours sur le présent comme le passé, qui est entendu.e ? qui est légitime et autorisé.e à parler ? et qui parle à la place de qui ?
Pourrait-on dire qu’il y d’un côté des archives qui ouvrent la voix (pour citer le titre du documentaire d’Amandine Gay), qui ont pour objectif de laisser parler des personnes souvent réduites au silence dans l’espace public et médiatique, oubliées ou effacées dans l’espace mémoriel ; ET d’un autre côté des archives qui parleraient « à la place de » et reproduiraient les silences et les effacements de nos sociétés ?
Je vais parler un peu du film Stonewall de Roland Emmerich. Les émeutes de Stonewall ont lieu en 1969 à NYC, dans un bar nommé le Stonewall Inc. Ce sont des soulèvements contre la violence policière et le mépris politique de la mairie de New York, soulèvements qui ont été à l’initiative des personnes les plus touchées par ces deux formes de violence : personnes trans, queer, racisées, précarisées, sans domiciles, travailleuses du sexe, et généralement à l’intersection des ces identités
OR le film lui se centre autour d’un homme, blanc, cisgenre, de classe moyenne, … Bref le parfait américain, mis à part qu’il est gay. Je vous présente Danny, ici représenté comme lançant la première brique qui va déclencher les émeutes.
En quoi est-ce que cette archive n’ouvre pas la voix ? D’UNE PART parce qu’elle efface les corps non-blancs et non-cisgenres des représentations, en les reléguant à des rôles subalternes, en niant leur rôle de premier plan dans les événements dépeints par le film, notamment les figures de Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera. D’AUTRE PART parce que ces corps sont aussi exclus physiquement : les personnes trans du film sont jouées par des acteurs cis, alors que les personnes trans sont déjà sous-représentées dans l’industrie du cinéma, et que le film d’Emmerich renforce ainsi plutôt que les combattre les discriminations à l’emploi et la précarisation.
En bref, ce film est la source de ce qu’on peut appeler à la suite de Jacques Derrida une « violence archivale », 1) par l’effacement et l’exclusion de certains sujets et de certains corps, symboliquement et physiquement (à travers le whitewashing, lavage à blanc, et le ciswashing, effacement des personnes trans), 2) par le fait que ces effacements et exclusions suivent des lignes de pouvoir (ce sont toujours les mêmes qui sont oublié.e.s et réduit.e.s au silence), et 3) que cette archive censée commémorer la lutte contre des oppressions reproduit justement ces oppressions à travers l’effacement, l’oubli, l’exclusion de celles et ceux qui se sont battu.
2) La performativité de la mémoire
MAIS c’est juste un film, une fiction en plus ! On connaît les arguments habituels : il ne faut pas censurer, il faut respecter les choix de réalisation, la liberté de l’artiste, etc. LE PROBLÈME c’est que ce film s’insère dans un dispositif commémoratif entourant les émeutes de Stonewall, un dispositif fait de films, de documentaires, d’articles de presses, de manuels d’histoire, d’expositions, de livres fictionnels ou non, de discours publics et de conversations privées, de plaques, de monuments, … qui suivent en majorité les mêmes lignes de pouvoir, effacent les mêmes sujets
UN EXEMPLE particulièrement intéressant est celui du Gay Liberation Monument [statues représentant un couple d’hommes et un couple de femmes, tou.te.s blanc.he.s] situé près de là où les émeutes ont eu lieu. Fun fact, ce sont des statues de bronze, c’est-à-dire qu’elles sont brunes et qu’elles ont été très littéralement peintes en blanc, dans l’idée certainement que les bons américains pas-homophobes, pas racistes, pas forcément au courant mais ouverts d’esprit, s’y reconnaîtraient.
MAIS le plus important des outils de commémoration de Stonewall, ce sont sans aucun doute les marches des fiertés, qui commémorent chaque année et partout dans le monde ces émeutes new-yorkaises. Quelles places y occupent quels corps?
1. Au niveau des revendications [le diaporama indique le mot d’ordre de la marche parisienne : « les discris au tapis, dans le sport comme dans nos vies »] force est de constater qu’elles ne sont pas exactement centrées sur les violences faites aux personnes trans, racisées, sans papier, travailleuses du sexes, etc. quand bien même les marches n’existeraient pas sans elles ;
2. Quant à l’exclusion physique des corps minorisés, la nécessité d’organiser des contre-événements et des contre-commémorations pour qu’ils investissent l’espace public en dit long : pride de nuit, black pride, trans pride.
L’exemple du film aurait suffit pour comprendre ce qu’est la violence archivale, mais si j’insiste autant sur ce dispositif commémoratif et la multiplicité des archives de toutes sortes qui le constituent, c’est qu’il montre bien je crois le caractère performatif de la mémoire.
Rapidement, la performativité c’est l’idée que la répétition, encore et encore, sous des formes différentes, à travers des actes et des représentations, de certaines choses va les faire exister. Par exemple la performativité du genre, c’est que le genre n’existe que parce que nous le faisons exister en démultipliant quotidiennement des performances de genre, depuis le médecin qui dit « c’est un garçon » jusqu’aux couleurs assignées, aux représentations médiatiques, aux attentes sociales, aux remarques, aux insultes, aux regards désapprobateurs, etc.
Concernant la mémoire, pareillement, c’est la répétition dans de nombreuses archives, de toutes sortes et en tous genre, encore et encore, des silences et des oublis qui touchent systématiquement les mêmes sujets, les mêmes voix et les mêmes corps, c’est cette répétition qui finit par exclure de la mémoire et supprimer ces sujets, ces voix, ces corps des représentations. Comme dirait Foucault, le silence est aussi producteur que les discours.
ET A L’INVERSE ce caractère performatif de la mémoire nous pousse à nous interroger sur la portée de nos propres pratiques artistiques et militantes : suffit-il de donner la parole pour ouvrir la voix ? J’en reviens à Amandine Gay et à un long entretien très intéressant disponible sur le site de Black(s) to the Future justement [intervention qui suivra la mienne]. Elle finit l’entretien ainsi :
Il y a un foisonnement créatif et culturel dans les communautés afro et dans d’autres groupes minorisés, mais est-ce-que ça va être pérenne ? C’est déjà arrivé. C’est arrivé dans les années 1960, c’est arrivé dans les années 1980. Nous sommes en 2017 et finalement, ce n’est toujours pas arrivé dans les universités. A un moment, il va falloir que l’institution change, ça ne peut pas reposer uniquement sur les volontés individuelles et les morceaux de bravoure ! Euzhan Palcy est la dernière femme noire à avoir sorti un film en France en 1984. C’est l’année de ma naissance. Il faut se poser des questions sur ce qui se passe, ou plutôt sur ce qui ne se passe pas.
(« Amandine Gay : Laisser une trace », entretien avec Black(s) to the future)
Une chose qu’il me semble intéressante d’en tirer, c’est qu’une archive isolée ne suffit pas à repeupler l’imaginaire blanc ou cishétéronormé, ou à occuper l’espace mémoriel ; car c’est à la performativité même de la mémoire qu’il faut s’attaquer, d’une part en repensant ce que peuvent être nos archives (pour ne pas reproduire l’archive majoritaire et sa violence), d’autre part en faisant des archives, encore et encore, de toutes sortes et en tous genres, collectivement. Je vais développer ces deux idées.
II.
Repenser les archives : archives vivantes, expertise, fièvre
D’abord, pourquoi faudrait-il repenser ce que peuvent être nos archives ? Nous avons déjà beaucoup parlé de ces questions aujourd’hui donc je vais aller relativement vite. Il y a déjà beaucoup de traces du passé LGBTQI dans les archives existantes, notamment les archives nationales et départementales, mais aussi dans quelques fonds privés. Mais elles présentent plusieurs problèmes :
Elles sont peu accessibles, et en pratique réservées aux chercheurs et chercheuses ;
Elles sont constituées en grande partie des archives de la répression (police, prison, justice) qui nous présentent comme des corps à discipliner, et des archives patrimoniales, les belles archives, qui ne représentent pas nos diversités ;
Elle reproduisent des déséquilibres de représentations sur des critères de genre, de sexualité, de race, de classe : l’homosexualité masculine y est plus représentée que l’homosexualité féminine, l’homosexualité plus que les autres formes de non-hétérosexualité, les villes plus que les campagnes, etc. etc. ;
Et enfin ce sont aussi des archives qui sont très peu valorisées, qui circulent peu, qui n’ont presque aucune visibilité publique, autant dire qu’on est loin d’aller repeupler un imaginaire.
Ce sont ce que Sam Bourcier appelle dans un article publié dans Friction magazine [le diaporama affiche une photographie de frigo, prise lors de l’exposition de Mémoires Minoritaires à Lyon en avril 2018, avec un carton dans la porte : « sortons nos archives du frigo »] des « archives mortes », poussiéreuses, menottées au passé et aux disparu.e.s, conservées à basse température et humidité idéale presque dans des morgues dont elles sont condamnées à ne pas sortir. Ce sont des archives qui sont loin d’être sans intérêt, notamment pour un travail historique universitaire, mais elles ne suffisent pas au projet qui nous intéresse ici, celui de s’approprier la performativité de la mémoire.
Avec le collectif Archives LGBTQI, nous essayons de construire à travers nos discussions, nos projets et nos prioritisations une philosophie de l’archive vivante [le diaporama montre le premier flyer du collectif en septembre 2017 avec le triangle rose d’Act Up et écrit « ARCHIVES=VIE »], de l’archive qu’on fait, nous-mêmes, collectivement. On le fait de plein de façons :
En agissant aujourd’hui sur les découpes de l’archive (ce qui est conservé et ce qui ne l’est pas) pour agir sur les silences et les effacements ;
En sortant les individus, les collectifs, les associations, les commerces de leur rôle passif de donateurs/donatrices ou de dépositaires, pour plutôt insister sur le fait que nous sommes des foyers d’archives, avec une expertise sur ce qui doit être collecté et conservé, ce qui doit être exposé, etc. ;
En construisant cette expertise grâce à la pratique répétée de l’auto-archivage, en apprenant entre nous comment collecter, conserver, traiter et valoriser les archives : par exemple avec l’archimobile, studio d’enregistrement sonore sans hiérarchie où on peut être celui qui interviewe ou est interviewé.e, avec des ateliers où on trie et on traite ensemble des fonds d’archives pour acquérir les « bonnes pratiques » avec un regard critique, avec des montages d’expos collectives et festives ;
L’idée derrière ces ateliers est aussi de sortir nos propres corps de ce rôle passif d’être représentés ou non, présents ou absents, et plutôt de partager activement le plaisir de travailler notre mémoire ensemble, l’excitation, le « goût de l’archive » pour parler comme Arlette Farge, ou plutôt la « fièvre de l’archive » en suivant Derrida ;
Enfin, l’archive vivante nécessite aussi de construire un centre d’archives qui soit avant tout un lieu de vie, pas une morgue.
III.
S’approprier la performativité de la mémoire : re-présences, reterritorialisation, expertise
En quoi cette vision de l’archive vivante, consciente de l’aspect politique de l’archive et de la mémoire, peut-elle alors permettre de s’approprier la performativité de cette mémoire ? Je vois trois pistes se dessiner, il y en a sans doute bien d’autres.
Une première piste est celle de la re-présence, dont Paola Bacchetta a parlé plus tôt dans la soirée, et qu’elle explique dans un article de Friction Magazine également, que je vous recommande, à propos des archives de personnes queers racisées. La re-présence, c’est une façon de penser autrement qu’en terme de représentation, qui consiste à « parler à place de » ou à faire figuration, mais bien de laisser parler ces archives, d’offrir des espaces pour démultiplier les expression de ces voix, et de reconfigurer les silences.
La re-représence permet aussi de ne pas penser en terme additif : c’est-à-dire, on prend les archives LGBTQI telles qu’elles sont et on les parsème de documents sur des personnes racisées pour « faire de l’intersectionnalité ». Puisqu’il s’agit d’ouvrir des espaces pour contrer les effacements des archives dominantes, il s’agit donc aussi de repenser les façons de faire dominantes et donc de transformer les archives, pas seulement de les compléter. Pour Paola Bacchetta, ce sont les « forces transformatives » des archives des personnes queers racisées.
Le re-présence est une piste pour s’approprier la performativité de la mémoire selon moi, parce qu’il s’agit de transformer les façons de penser et de faire les archives pour ouvrir des espaces où les voix les moins entendues le seront de plus en plus, et ne pourront plus être oubliées.
Une deuxième piste, c’est la reterritorialisation. On peut voir la mémoire comme un territoire au sens de Deleuze et Guattari, c’est-à-dire comme un espace à la fois physique, dans lequel on se déplace, et symbolique, fait de représentations ; et qui est structuré par des normes, l’espace mémoriel étant ainsi, entre autres, cishétéronormé et blanc. Il s’agirait alors comme dirait la géographe queer Rachele Borghi de contaminer cette espace, sous toutes ses dimensions : ses représentations géographiques avec des cartographies [ex diapo : Constellations Brisées, MyQueerCanada], sa toponomie avec des plaques de rues [ex diapo : plaque de rue en mémoire des victimes de meurtres transphobes à Lyon, 2017], son usage public avec des happenings [ex. diapo : capote de la Concorde], la façon de l’habiter avec des visites thématiques, ses monuments en y laissant notre trace [ex diapo : Gay Liberation Monument peint en brun], etc. etc.
Tous ces projets occupent la mémoire en occupant la ville. C’est là encore la répétition et la multiplicité des formes qui permet de rendre notre présence inévitable et ainsi de déterritorialiser l’espaces mémoriel (en le rendant un peu moins hétéro, un peu moins straight) et le reterritorialisant (en faisant bouger les lignes de pouvoirs qui l’organisent, en le queerisant).
Enfin, une troisième piste pour s’approprier la performativité de la mémoire, c’est le développement de l’expertise [le diaporama montre les affiches de plusieurs ateliers ayant eu lieu à Paris, Lyon et Marseille depuis novembre 2017, avec notamment celle de la journée « Voix vives »]. Parce que plus nous faisons archive nous-même, collectivement, plus nous en multiplions les formes, plus nous organisons d’ateliers, de conférences, d’expositions, plus ces savoirs et ces savoirs-faire seront accessibles, et plus il sera difficile de nous déposséder de ce pouvoir de faire mémoire.
* * *
En conclusion, s’il y a des archives plus vivantes que d’autres, je ne suis pas sûr qu’il y ait nécessairement des archives plus « performatives », car toute archive l’est d’une certaine façon. Mais cette performativité source de violence archivale quand elle martèle des oublis à répétitions, nous pouvons nous l’approprier en pensant et en faisant archive against the grain comme dit Ann Stoler [erreur dans la présentation : c’est en fait l’expression de Ranajit Guha, reprise de Walter Benjamin ; Ann Stoler invite aux contraire à lire l’archive dans le sens du grain, along the grain, mais pour exprimer une idée assez semblable], en les peignant à rebrousse-poil, contre les dynamiques de pouvoir et de domination. Faire l’archive contre le grain pour mettre nos grains… de sable dans les rouages du pouvoir qui nous efface, nous invisibilise, nous réduit au silence et nous condamne à l’oubli, bref qui nous supprime alors que nous sommes… partout.
Faut-il aller plus loin encore, « au-delà » de l’archive, se passer de l’archive et de la violence à laquelle elle est inévitablement attachée ? Je ne sais pas, mais en tout cas j’ai fini ma présentation, j’espère qu’elle était claire et qu’elle a pu vous être un peu utile. Merci !