Sans eux
En Iran, une révolution de l'esprit a déjà eu lieu
« Cette fois, il n'y a pas de retour en arrière », a déclaré Hamid. « Les gens ont imaginé la vie sans eux. »
Il a dû crier ces mots dans son téléphone pour enregistrer le message vocal WhatsApp qu'il m'a envoyé, sinon le brouhaha de fond l'aurait noyé. Il se tenait dans une rue de Téhéran, au cœur d'une manifestation en ce début d'après-midi d'automne. Autour de lui, les gens chantaient à un moment donné et courraient celui d'après tandis que les voitures vrombissaient et klaxonnaient, que les balles de peinture sifflaient et que les sirènes de police hurlaient. Il a été forcé de courir pour se mettre à l'abri avant de pouvoir finir de parler, et ses derniers mots ont été interrompus par l'essouflement. Malgré le danger, sa voix était chargée d'excitation.
Hamid et moi sommes amis depuis près de vingt ans. Nous nous rencontrions régulièrement pour parler de politique lorsque j'étais en Iran et nous sommes restés en contact après mon départ. La dernière fois que je l'ai entendu parler avec autant d'enthousiasme, c'était en juin 2009, aux premiers jours du Mouvement vert, qui s'était élevé pour protester contre le résultat des élections présidentielles.
J'ai écouté son message chez moi à la maison dans une petite ville du nord de l'État de New York. Il est difficile ici de s'agiter. Et pourtant, entendre parler Hamid a fait passer une telle vague de frissons dans mon corps que je ne pouvais plus rester assis. Cela importait spécialement que ce message provienne de quelqu'un de ma génération. Nous sommes la génération révolutionnaire, née vers 1979. Nous avons grandi durant les années sombres de la guerre Iran-Irak dans un isolement total du monde. Nous étions à peine adultes lorsque nous avons vécu notre première action anti-gouvernementale lors du soulèvement étudiant de 1999. Nous avons échoué. Nous sommes descendus dans la rue en 2009, 2017-2018 et 2019-2020. Nous avons échoué encore et encore. Entre ces pics d'activité, nous nous sommes organisés et mobilisés, avons écrit et chanté, combattu par tous les moyens possibles, et chaque fois que nous avons perdu, nous sommes retombés plus durement à terre. Pendant la pandémie, nous étions épuisés. Nous étions devenus des personnes cyniques, d'âge moyen, dont beaucoup étaient dispersées de par le monde, nos jeunesses gaspillées, nos espoirs anéantis, notre aspiration au changement contrecarré à chaque occasion.
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Avant 2009, je n'avais jamais envisagé de quitter l'Iran. J'avais une carrière décente, une chronique régulière dans un journal que beaucoup de gens lisaient, un travail éditorial dans une grande maison d'édition et une demi-douzaine de livres publiés et traduits à mon actif. L'écriture était ma vocation et je ne l'aurais jamais sacrifiée pour le confort d'une vie occidentale. Puis 2009 est arrivé. Un mouvement massif a été violemment écrasé. La maison d'édition pour laquelle je travaillais a été fermée. Le journal pour lequel j'écrivais a été fermé. J'ai été interrogé et beaucoup de mes amis ont été arrêtés. Je n'ai eu d'autre choix que de partir. Au cours de la décennie suivante, j'ai vécu sur trois continents auparavant de m'installer aux États-Unis.
C'était comme si l'Iran me recrachait comme un petit os pris entre ses dents mâchant la viande. Insulté et blessé, j'ai décidé de vivre comme si je n'y avais jamais vécu. J'ai changé ma langue d'écriture pour l'anglais, je me suis lié d'amitié et suis sorti avec des non-iraniens, et accepté des emplois qui n'avaient rien à voir avec l'Iran. Parfois durant des semaines, à l'exception de brèves conversations avec mes parents, je ne parlais à personne en persan. Lorsque j'ai enfin eu une chance de relancer ma carrière, j'ai publié un roman et quelques articles d'opinion en anglais qui m'empêcheraient de retourner en Iran, comme si je refoulais intentionnellement mes accès de mal du pays, et désirs sporadiques de retour. Après quelques années, j'étais convaincu que le cordon ombilical était coupé. J'avais refait ma vie ailleurs et je pouvais vivre le restant de mes jours sans plus me préoccuper de l'Iran. Puis l'inattendu s'est produit.
Désormais, l'histoire est bien connue : le 13 septembre, des hommes de main travaillant pour la patrouille du hijab (souvent appelée « police des moeurs », qui est une terrible traduction littérale de l'euphémisme que le gouvernement iranien a fomenté pour cette abomination) ont arrêté une jeune femme nommée Zhina-Mahsa Amini, dont ils ont jugé la tenue incorrecte, et l'ont emmenée au poste de police. Lorsqu'elle a résisté aux agents, ils lui ont frappé la tête contre le mur et lui ont brisé le crâne. Elle est décédée trois jours plus tard.
Les agents qui l'ont tuée n'ont pas été désignés. Je doute qu'ils se soient beaucoup inquiétés de ce qu'ils avaient fait. Harceler les jeunes femmes pour cause de cheveux exposés est le boulot de ces gens là, et battre celles qui s'y opposent c'est un risque du métier. La police s'en est tiré de bien pire. Mais cet acte de brutalité a été le brin de paille qui a brisé le dos du chameau. Les gens sont descendus dans la rue dans tout le pays.
Les soulèvements précédents que j'évoquais étaient critiqués pour leur manque d'universalité : ils étaient soit limités aux grandes villes, soit aux zones rurales, leurs revendications étant soit essentiellement économiques, soit exclusivement civiles. Au fil du temps, la portée géographique des manifestations s'est étendue. À chaque round, il comprenait un nouvel ensemble de villes, parfois une nouvelle province, mais jamais le pays tout entier. Cette fois, c'est différent. Les lycéens se mettent en grève, les professeurs font une chaine pour créer un corridor afin que leurs élèves puissent échapper à la milice, les vieilles dames protègent les jeunes filles contre la police. Les habitants du sud chantent en solidarité avec les habitants du nord, et les Turcs viennent soutenir les Kurdes. Il s'agit du premier soulèvement véritablement universel en Iran depuis plus de quatre décennies. L'air a palpité du feu révolutionnaire, et nous, les exilés, pouvons sentir sa chaleur de loin. Cela a ravivé les esprits pessimistes tels que moi.
« Les gens ont imaginé la vie sans eux », a déclaré Hamid. Je ne l'avais jamais réellement fait. Les soulèvements que j'ai vécus directement étaient réformistes. Nous exigions des alternatives au sein du système afin d'améliorer certaines conditions. Cette fois, la révolution a déjà eu lieu dans les esprits. L'imagination publique a atteint un nouveau pallier. L'idée d'un Iran sans la République islamique est passée d'une aspiration à une possibilité réelle. Grâce en grande partie à ce changement de conviction, l'équilibre de la peur a basculé. Nous avons vu d'innombrables vidéos de manifestants attaquant la police, de jeunes gens encerclant les gardes et les désarmant, de policiers armés fuyant des adolescents non armés - des images inimaginables il y a seulement dix ans. Les gens n'ont plus peur, et personne ne reste asservi aux maîtres que l'on cesse de craindre.
Le pays semble connaître un moment de clarté. Les opportunistes et les spéculateurs ont perdu leur attrait. La scène politique offre un miroir limpide, rendant impossible d'éviter de se regarder en face. Grâce à ce miroir, pour la première fois depuis mon départ, je me demande pourquoi je ne suis plus en Iran. Ma théorie paresseuse de l'os de poulet ne suffit plus. Au cours des dernières semaines, alors que je gardais les yeux rivés sur mon téléphone de peur de manquer une nouvelle de dernière minute, mon cerveau était occupé à repenser ma relation avec mon pays.
J'en suis venu à deux conclusions : j'ai quitté l'Iran parce que j'avais honte et parce que je me sentais humilié.
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« Sans le nom de Khomeiny », a dit un jour le guide suprême Ayatollah Khamenei, « la révolution [islamique] n'est connue nulle part dans le monde ». Cette affirmation peut être inversée et appliquée à la révolution visant à mettre fin à son règne : sans les femmes, cette révolution ne serait connue nulle part dans le monde. Le soulèvement actuel a lieu pour les femmes et par les femmes. Elles se tiennent debout sur des poubelles brûlées, le visage couvert, les poings brandis vers le ciel. Elles dansent autour du feu et jettent leurs foulards dans les flammes. Elles se tiennent face à des gardes armés et des blindés de deux fois leur taille et les fixent du regard. Elles se coupent les cheveux lors des funérailles de leurs proches. Elles ont déclenché un tremblement de terre qui menace les fondements du patriarcat fondamentaliste dont la survie dépend de leur soumission et de leur mise à l'écart.
Ce n'est pas à moi de disserter sur ce que signifie pour elles une révolution des femmes. Les femmes iraniennes l'ont déjà fait et continueront de le faire. Je veux écrire quelques mots sur ce que cette révolution signifie pour moi, un homme d'âge moyen qui y participe de loin.
La raison ne fait jamais descendre les gens dans la rue en masse. L'indignation, si. Vous ne risquez d'être battu et arrêté, voire de mourir, que lorsque la colère vous échauffe la tête, que vous avez le feu au ventre, et suez des sueurs froides de vos pores. Et généralement sous l'indignation se cachent des émotions plus profondes, des sentiments de longue date qui rongent l'âme, comme l'humiliation, la terreur ou le dégoût. Dans mon cas, l'émotion sous-jacente la plus forte est la honte.
J'ai honte de la façon dont j'ai vécu en Iran. Mes deux sœurs devaient porter des blouses grises et des miqna dès l'âge de six ans alors que je pouvais vaquer librement. Je savais que la loi ne leur donnait droit qu'à la moitié de l'héritage que je recevrais si nos parents décédaient, Dieu nous en préserve, et que, jusqu'à il y a six ans, elles n'auraient reçu que la moitié de l'indemnité que j'aurais reçue si nous avions eu un accident de voiture ensemble. J'étais conscient que si je divorçais d'une femme, la loi me donnerait presque certainement la garde de notre enfant. Tout au long de ma vie, le hijab obligatoire et la brutalité implacable que l'État impose au corps des femmes ont été la loi du pays. J'ai vécu tout cela allègrement, sans vraiment faire grand-chose pour combattre cette injustice flagrante. Pendant un certain temps, j'ai même pris parti pour les personnes qui considéraient le hijab obligatoire comme une question secondaire et trouvaient que leurs demandes d'abolition étaient une distraction par rapport à des questions plus urgentes, qui, selon la mode, allaient de la solidarité avec le Sud Global à l'économie néolibérale.
La révolution des femmes est une chance pour moi, pour tous les hommes. Si les femmes peuvent se libérer, je serais libéré avec elles, libéré de cette honte de toute une vie. Elles me donnent, ainsi qu'à beaucoup d'autres hommes iraniens, une chance de transformer notre honte en outrage et, finalement, de nous libérer de cette honte. C'est pourquoi les hommes sont également dans la rue en nombre sans précédent, se faisant tirer dessus et battre à mort, poursuivant les gardes et leur bottant le cul, acclamant leurs sœurs alors qu'elles dansent tête nue ou se coupent les cheveux. Comme le dit l'adage, aucun de nous n'est libre tant que nous ne sommes pas tous libres, et je n'en ai jamais ressenti avec autant d'intensité la vérité.
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8 juillet 1999. Mon téléphone sonnait à 6 heures du matin. Un type que je connaissais à peine me disait que mes amis du bâtiment 18 du complexe de dortoirs des étudiants de l'Université de Téhéran avaient été battus et emmenés à l'hôpital. Il m'expliquait qu'à minuit, la milice Bassidj avait fait irruption dans le dortoir, traîné les étudiants endormis hors de leurs lits et les avait pour ainsi dire battus à mort. Cela n'avait aucun sens. L'après-midi précédent, j'avais participé à un rassemblement au dortoir pour protester contre la fermeture du journal Salam. Rien que d'ordinaire. Je m'habillais à la hâte et courrais jusqu'à l'Avenue Amirabad.
À l'intérieur du dortoir, les portes avaient été défoncées et ouvertes à la hache. Le sol était jonché d'éclats de verre et de papier déchiré. Des écrans d'ordinateurs avaient été projetés contre les murs. Il y avait des taches de sang sur les murs, et sur les lits et les vêtements et les livres et la nourriture. À l'extérieur, les étudiants erraient en pyjama, hébétés et terrifiés. Des mains cassées tenues en écharpe par un morceau de chiffon noué autour du cou. Des blessures sanglantes pansées avec des T-shirts déchirés.
Nous sommes restés dans la rue pendant une semaine. J'ai inhalé mon premier gaz lacrymogène, reçu mon premier coup de matraque, mon premier coup de pied au cul et coup de poing dans les tripes par la police. J'avais dix-neuf ans.
Après que les manifestations se soient épuisées, Khamenei est monté sur le podium de l'Université de Téhéran, le site de la violence, pour tracer une ligne distincte dans la société iranienne. « Vous êtes un initié (khodi) », a-t-il déclaré. « Si votre cœur bat pour l'Islam, pour la Révolution [de 1979], pour l'Imam [Khomeiny], et que vous êtes vraiment du côté du peuple. Vous êtes un étranger (ghayr-e khodi) si vous écoutez les étrangers, si votre cœur bat pour eux, si vous aspirez au retour de l'Amérique ». J'ai écouté ce discours à la radio, submergé par l'humiliation. Mon moi de dix-neuf ans n'a pas compris pourquoi j'avais été battu sans aucune raison, pour ensuite entendre la plus haute autorité du pays le justifier en me traitant d'« étranger ». Avec le temps, cette humiliation s'est transformée en une bombe à retardement. Les événements de 2009 l'ont faite exploser. Je ne pouvais plus rester en Iran.
Au fil des années, Khamenei a proposé différentes versions de cette dichotomie, remplaçant de plus en plus « étranger » par « ennemi » (dushman). Il ne s'agit pas d'un simple bruit de sabre dictatorial. Dans sa vision du monde, les « étrangers » sont l'ennemi intérieur, une cinquième colonne de citoyens qu'il faut remettre à leur place, contenir et, si nécessaire, exterminer. Cette catégorie s'est élargie au fil du temps et, comme nous l'avons appris lors du soulèvement de 2019 – que le gouvernement a écrasé en coupant l'Internet pendant une semaine, arrêtant des milliers de personnes, et en en tuant 1500 – elle comprend désormais la majorité des Iraniens. Suivant cette prescription, le régime islamique dirige le pays non pas tant comme une dictature typique ou un État totalitaire que comme une puissance coloniale. Il a canalisé toute la richesse, les privilèges et les avantages vers une très petite élite « initiée », laissant la majorité « étrangère » croupir dans la pauvreté et la réduisant brutalement au silence à chaque fois qu'elle exprime son désespoir. Les soulèvements de 2017 et 2019 ont été menés par la majorité appauvrie et privée de ses droits, qui tentait de faire une brèche dans un système armé jusqu'aux dents, gonflé par des années de pillage et de corruption, qui s'est métastasé en une aristocratie militaire.
« Vous êtes venu dans mon pays pour me combattre », crie une femme à un garde. Nous sommes en septembre 2022. Ils se tiennent sur un trottoir de la ville de Bojnourd. Tous deux sont iraniens, mais la femme ne semble pas le ressentir de cette façon. Elle dit que l'armée irakienne, qui a fait la guerre contre l'Iran pendant huit ans dans les années 1980, avait plus de dignité que ce garde.
Lors des manifestations dont j'ai fait l'expérience directe, nous avons exigé l'inclusion. Nous avons appelé le guide suprême et le gouvernement à nous écouter, à nous voir, à nous reconnaître comme le peuple de ce pays et à cesser de nous considérer comme des étrangers. Sous l'influence des réformistes, avec un optimisme qui, rétrospectivement, semble d'une naïveté criante, beaucoup d'entre nous croyaient sincèrement que le dialogue et le compromis fonctionneraient. Je frémis de penser à quel point Khamenei et ses sbires se sont moqués de nous toutes ces années.
Cette fois-ci, personne n'est intéressé à étendre le cercle des initiés, ni même à le supprimer. Ils veulent briser le stylo qui a tracé le cercle. Les gens ont cessé de demander à leur gouvernement une reconnaissance ou des droits. Ils revendiquent l'Iran comme le leur et traitent leur gouvernement comme une bande d'envahisseurs, une force d'occupation. Ce mouvement est finalement un combat contre l'humiliateur en chef, le guide suprême qui a diabolisé et vilipendé la majorité des Iraniens pendant quarante et un ans. Pas étonnant que ces protestations aient été déclenchées par l'un des groupes ethniques les plus opprimés (les Kurdes) et dirigées par le groupe social le plus humilié (les femmes). Réduire la cause du soulèvement à la pression économique provoquée par les sanctions est au mieux naïf et au pire complice. Les gens se sont unis pour reprendre leur dignité.
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Comment pouvez-vous dire si une société est dans un état révolutionnaire ? Je me demande si on le peut jamais. Tous ceux qui se souviennent de la révolution de 1979 vous diront que jusqu'au tout dernier jour, la plupart des gens vivaient leur vie comme si de rien n'était. L'Iran d'aujourd'hui n'est pas différent. Des affrontements intenses et sanglants entre manifestants et forces de l'ordre sont entrecoupés de jours de calme. La vie quotidienne se déroule en même temps que des manifestations massives. Si vous sortez dans la rue, vous pouvez recueillir des preuves à la fois d'une révolution imminente et d'une paix totale.
Je suis trop vieux pour tomber dans un optimisme aveugle. La route à parcourir est longue et déjà trempée de sang. Le gouvernement iranien s'est retranché sur lui-même crise après crise pendant plus de quarante ans ; il a excellé dans l'art de l'oppression et du contrôle. La perspective d'une « vie sans eux » peut inciter à devenir lyrique à propos de vastes montagnes au loin, inconscient de la rudesse de la route qui serpente vers elles. Mais l'imagination publique a subi une révolution. Je n'ai aucun doute à ce sujet. Les gens en ont conclu que la symbiose avec ce régime n'est plus tenable. Les esprits ont déjà migré et les corps finiront par les suivre.