Rencontre et entretien à l'occasion de la sortie de l'ouvrage collectif Pour un féminisme de la totalité, Amsterdam / Revue Période, 2017.
Béatrice Rettig – Je voudrais poser trois questions qui sont seulement des points de départ ouvrant à d’autres questions. La première, c’est la question d’un féminisme marxiste, et de son inscription dans la cartographie des mouvements actuels, comment cela se situe, et ce que peut être, ce que peut vouloir dire un féminisme et des féminismes marxistes et post-marxistes aujourd’hui. La deuxième, c’est tout simplement la question de quoi on parle si on parle d’un féminisme de la totalité, de ce qu’on entend par la totalité, si cela est la totalité comme l’ensemble des rapports sociaux, de quelle manière cela peut être mis en regard des théories de l’intersectionnalité, dans leurs différentes versions. Un guide de lecture vient de paraître à la Revue Période dont tu es l’auteure, à propos des féminismes marxistes, et il serait intéressant de voir par quelles étapes théoriques dans l’historiographie marxiste on peut passer aujourd’hui jusqu’à cette proposition d’un féminisme qui concernerait l’ensemble des rapports sociaux ?
Une troisième question, qui pourrait être une question qui porterait sur cet autre texte paru lui dans l’ouvrage Pour un féminisme de la totalité, « Le travail du sexe contre le sexe : pour une analyse matérialiste du désir », serait une question à propos de ce qu’il en est, ou pourrait en être, d’une économie politique du désir et de la sexualité. En effet, tu écris que cela a été souvent compris comme quelque chose d’émancipateur en soi, et tu proposes des ressources critiques en ouvrant à de nouvelles formulations de cette question.
Enfin, je voudrais te demander de parler auparavant de la façon dont tes recherches se situent au plan personnel et dans ton parcours, qui avancent des propositions d’actualisation des féminismes marxistes, relativement aux mouvements en cours, et puisque tu es chercheure indépendante ?
Morgane Merteuil – J’ai commencé à militer au sein du Strass, le Syndicat du travail du sexe, alors que j’étais étudiante et donc plutôt impliquée dans les mouvements militants étudiants etc. C’est via le débat sur le travail du sexe que j’ai pris connaissance des enjeux féministes. J’ai découvert qu’il y avait tout ce féminisme institutionnel, qui portait des discours hégémoniques dont un certain nombre reposait sur une approche qui me semblait poser problème ; notamment j’étais plutôt proche de groupes autonomes, d’extrême gauche etc. et j’ai été étonnée par le manque de recul dés lors qu’il était question du féminisme sur le rapport à l’État, sur le rapport à la répression, aux luttes sur l’émancipation dans le débat sur le travail du sexe. Les travailleuses du sexe, parce qu’opprimées, parce qu’exploitées, étaient réduites exclusivement à des ‘pauvres filles’, attendant, devant attendre d’être sauvées par l’État, la police, et les services sociaux. C’était une approche qui me paraissait problématique, et j’ai découvert le mouvement féministe pro-sexe, qui reposait sur des présupposés opposés, et mettait en avant notamment les possibilités émancipatrices en soi du travail du sexe etc. ; là je rencontrais un autre problème qui était qu’il n’y avait pas de remise en cause des rapports d’oppression et de domination au travail ; et puis je suis tombée sur les textes de Sylvia Federici, et de tout ce mouvement des féministes italiennes issues du mouvement autonome qui dans les années 70 s’organisait autour de la revendication d’un salaire au travail ménager. Là j’ai découvert tout un ensemble d’analyses qui permettaient à la fois d’exprimer une position critique à l’égard du travail des femmes, à l’égard de la manière dont y compris tous les aspects de la vie des femmes et notamment la sexualité, le rapport à la famille etc. s’inscrivaient dans un processus plus global d’appropriation par le capital, mais qui en même temps insistait et reconnaissait la possibilité et la nécessité de lutter y compris depuis ces positions.
Avec le féminisme institutionnel – qui en France se réclame du féminisme matérialiste, tel qu’il est hégémonique dans le mouvement universitaire et militant, très inspiré des analyses de Christine Delphy notamment –, la possibilité de lutter depuis sa position de femme, ne s’applique pas aux travailleuses du sexe, qui doivent d’abord atteindre une autre position avant de pouvoir lutter ; avec le féminisme de ces militantes et théoriciennes italiennes – le féminisme marxiste, en fait – j’ai trouvé des choses qui m’ont confortées d’une part dans la nécessité et la possibilité de lutter depuis là où on est, et aussi la possibilité qui va avec de pouvoir porter un regard critique sur certains courants du féminisme mais aussi sur l’État, la répression, et l’appropriation de tous les aspects de nos vies par le capitalisme, notamment en remettant en cause ce qui me dérangeait beaucoup dans l’approche anti travail du sexe, cette idée que le sexe tarifé était le paroxysme de l’oppression, en opposition au sexe privé, désiré, gratuit, qui serait émancipateur.
Les théories auxquelles je m’étais intéressée auparavant étaient celles de l’échange économico-sexuel, de Paola Tabet, cette idée d’un continuum du mariage, de la prostitution etc., mais qui restait d’une part descriptive, et d’autre part sans vraiment pouvoir explicatif : c’était comme ça un peu dans le monde entier depuis toujours, il n'y avait pas d'analyse des mécanismes qui font que c’est comme ça ; là où dans le féminisme marxiste, il y avait cette prise en compte de la manière dont un ensemble de tâches peuvent être effectuées au profit d’un processus de valorisation capitaliste, en resituant ça toujours très concrètement, très historiquement dans certains contextes, qui permettent d’expliquer quelles fonctions avaient telles ou telles tâches dans un ensemble plus global et donnant par là un éclairage différent sur les luttes possibles et sur les nouveaux possibles qui peuvent émerger à partir de ces luttes.
En fait, le féminisme marxiste m’a permis de revenir aux centres d’intérêts que j’avais avant d’entrer au STRASS – notamment l’anticapitalisme – , et c’est là également que j’ai rencontré les personnes qui composent aujourd’hui l’équipe de la Revue Période, et notamment pu participer à travailler à publier des textes de cette tendance féministe marxiste, partant de ce constat que ce courant n’existait pas en France, qu’on était un peu coincés entre d’un côté le féminisme institutionnel, le matérialisme français, et de l’autre côté ce qu’on appelle aujourd’hui le féminisme intersectionnel, inclusif, qui a été foisonnant ces dernières années, mais qui nous semble également comporter un certain nombre d’écueils. C’est à partir de ce constat qu’est né le projet d’une part de publier des textes féministes dans la Revue Période en ligne, et plus spécifiquement ensuite de produire ce livre qui permet de faire un certain panorama des théories féministes dans ce domaine là et dans les différentes sphères qu’impliquent le féminisme, et qui quand on les réunit comme c’est le cas ici permet d’ébaucher, de dessiner, au moins le début d’un possible programme féministe.
BR – Dans le guide de lecture qui a paru dans la Revue Période, il y a dés l’introduction un avertissement à propos de l’à priori selon lequel le féminisme marxiste n’est qu’une actualisation des discours portant sur la figure du prolétariat. Peut-on te demander de parler de cela ? Tu propose alors de voir qu’à la fois il faudrait avoir une compréhension des apports de la théorie marxiste plus large, et du même coup de ce que serait le féminisme marxiste. Mais ce qui est intéressant c’est de voir ce que ça a pu être historiquement, et ce que ça peut être aujourd’hui ?
MM – J’essaie de voir ce qu’on pourrait catégoriser en différentes séquences du féminisme marxiste autour des théories de la reproduction sociale. L’apport majeur du féminisme marxiste, c’est cette attention à la reproduction sociale, là où on pouvait avoir avant un féminisme qui allait dire que le privé est politique, s’intéresser au partage des tâches, s’intéresser aux violences conjugales etc. et de l’autre côté, le monde syndical de la gauche traditionnelle qui allait réduire la question de l’émancipation des femmes aux luttes autour des femmes salariées.
Les féministes marxistes autour de la théorie de la reproduction sociale vont dire que la question de se qui se passe au foyer est évidemment politique, pas parce que les femmes y sont confinées à défaut d’avoir un emploi sur le marché du travail, mais parce que le foyer est le lieu de la reproduction de la force de travail, une reproduction qui a été privatisée au cours du développement du capitalisme, qui a assigné les femmes à cette tâche, sans être rémunérées pour cela. Le féminisme marxiste va donc insister sur une certaine unité entre la sphère de la production et la sphère de la reproduction et, comme je disais, sur la possibilité pour les femmes de lutter y compris depuis leurs foyers - là où les stratégies proposées auparavant par la gauche consistaient à dire qu’il fallait d’abord que les femmes deviennent salariées, et que ce serait là le début de leur émancipation.
À ça les féministes italiennes ont tout simplement répondu que « du travail on en a déjà assez ! On travaille déjà toute la journée à la maison ! Ce qu’il nous faut éventuellement, c’est de l’argent ».
Mais finalement, les premières à avoir évoqué cette question du travail des femmes, ce sont notamment des militantes noires américaines, comme Claudia Jones, etc. qui dés les années 30, 40, ont pu théoriser la triple oppression, de classe, raciste, et sexiste, des femmes. Elles disaient qu’elles étaient déjà très souvent intégrées au travail salarié en tant que domestiques etc. alors que pour les féministes blanches, le fait de pouvoir travailler a été une revendication plus tardive. Pour ces femmes issues des classes ouvrières ou descendantes d’esclaves de fait le travail et l’exploitation capitaliste sous cette forme étaient déjà une réalité.
Je fais remonter ces théories à ces textes là, ensuite une étape importante a été ce qu’on a appelé le débat sur le travail domestique, dans les années 70, avec les premières théorisations, avec Margaret Benston, avec Maria Rosa Dalla Costa, notamment, justement de la fonctionnalité du travail domestique dans le cadre de l’économie capitaliste, et il y a eu des débats liés ou à l’intérieur de ce courant marxiste : est-ce que ça produit de la plus value, ou est-ce de la valeur d’usage etc. Pour les féministes matérialistes non-marxistes (comme Christine Delphy) le travail domestique relevait d’un mode de production indépendant, le patriarcat. Il y a eu tout ce débat là, sur la fonction du travail domestique, indépendant ou non du capitalisme, dans les années 70, qui a donné lieu dans les années 80 à ce que des autrices notamment comme Lise Vogel essaient de proposer un bilan : qu’est-ce qu’on en retirer de manière plus globale, et lorsqu’on sort du travail domestique, sur le rapport entre oppression des femmes et oppression de classe, et avec quelles perspectives révolutionnaires ? C’est un deuxième moment où le débat s’élargit et essaie de se penser de manière plus globale, ou totale, un débat sur la reproduction sociale, débat relancé dans un troisième temps par le néolibéralisme et la mondialisation, le recours à une main d’œuvre étrangère pour faire tout ce qu’on appelle le travail de care etc., et avec la nécessité à nouveau de s’interroger sur la manière dont la reproduction sociale est organisée au profit des intérêts capitalistes et comment c’est dans ce contexte là également qu’il faut comprendre tout un ensemble de mesures racistes et/ou par exemple fémonationalistes pour reprendre le terme de Sarah Farris dont on a publié un texte dans le recueil.
Elle montre comment tout un discours va reposer sur la thématique de l’émancipation des femmes etc. y compris via des mouvements nationalistes, des gouvernements nationalistes néolibéraux etc. et qui vont être aidés dans cette promotion d’une certaine idée de l’émancipation des femmes par un certain nombre de féministes, où du coup il ne s’agit pas d’une instrumentalisation du féminisme, parce que d’une part, un certain nombre de féministes ne sont pas instrumentalisées mais participent pleinement et activement à cette dynamique, on peut penser en France à des représentantes comme Caroline Fourest, mais aussi toutes celles qui vont participer de la promotion d’une certaine idée de l’émancipation des femmes comme idéal national et à partir de là auquel intégrer les femmes immigrées notamment, musulmanes, alors même que leur intégration sert essentiellement les intérêts économiques de l’État en ce qu’elles constituent une main d’œuvre à bas coût pour justement effectuer toutes ces tâches de reproduction sociale.
Le débat qui anime les féminismes marxistes aujourd’hui porte beaucoup sur ces questions là.
BR – Dans Pour un féminisme de la totalité, vous faites un point sur la cartographie des mouvements féministes actuels, en soulignant la division entre collectifs et organisations féministes institutionnelles, institutionnalisées, et conformes aux modèles de militances féministes proposés par leurs organisations, et puis par ailleurs les féminismes autonomes, racisés, queer, trans, etc. Peut-être peut-on discuter de cela un moment : c’est cette division là qui a importé et c’est dans cette division dites-vous que se déterminent une question des rapports de force avec l’État. Disant cela, vous souhaitez ouvrir à une possibilité de formalisation d’un rapport de pouvoir féministe qui s’oppose à l’État, à la structuration institutionnelle et peut-être la récupération par l’État des mouvements féministes.
Vous avez co-écrit cette introduction, et je voudrais te demander quelle était la définition de l’État à quoi cela se réfère, l’État comme appareil juridico-politique, technocratique et capitaliste, n’est-ce pas, c’est-à-dire qui n’exclue pas les formes entrepreneuriales de la problématique de l’État, ou bien plus largement d’un point de vue théorique comme processus qui peut exister à l’échelle individuelle, ou d’un collectif ? Il m’a semblé que c’était l’idée de l’État sous toutes ses formes ?
MM – Pour reprendre ce rapport du féminisme et de l’État, c’est en réalité moins nous qui avons décidé que le féminisme devait diriger ses attaques ou sa lutte vers l’État, c’est que de fait si on prend en compte les différentes perspectives que nous invite à ouvrir le féminisme, que ce soit la question de la reproduction sociale, que ce soit la question des sexualités, que ce soit toute la manière dont on a dit toujours que le privé est politique mais justement dans toutes ses dimensions, ça nous mène nécessairement à réfléchir à des formes d’organisation politique et à inscrire le féminisme pas seulement comme un à côté ou une annexe ou un champ à part des réflexions politiques qui pense l’État notamment, et la question stratégique, révolutionnaire, et la question du rapport au pouvoir, mais justement de partir du féminisme pour penser ça, parce que de fait les questions qu’on se pose dans le cadre d’une démarche féministe concernent tous ces aspects de la vie. On y arrive nécessairement, et à partir de là, la question de l’État devient centrale, en tant que comme tu disais, on ne réduit pas l’État à telle ou telle institution, ou à l’État comme instrument d’une classe dominante mais comme véritable champ politique à investir, auquel se confronter, en ce qu’il est cet acteur justement qui a la particularité de donner leur cohérence aux différents champs desquels il participe, effectivement tant institutionnels, que du monde du travail, de la société civile, etc.
C’est effectivement à partir des revendications depuis les différents champs que nous mène à explorer la démarche féministe, qui sont les champs qui concernent la vie sociale de manière générale, qu’on en arrive nécessairement à cette confrontation, à un moment ou un autre, que ce soit dans le cadre des politiques de l’État-providence - parce qu’il y a de la reproduction sociale, mais quelles structures alternatives soit à la privatisation, au confinement du travail de reproduction dans l’espace privé, et à l’assignation des femmes à ces tâches de manière gratuite, ou au contraire à leur commercialisation et à la manière dont aujourd’hui ce secteur a été transformé en industrie de service etc. ?
Si on se pose cette question là, ça pose effectivement celle des services de garde d’enfants, d’aide aux personnes âgées etc.
Si on pose la question de l’émancipation sexuelle ou des luttes des minorités sexuelles et des minorités de genre, ça pose la question de la fonction de la famille dans le cadre de l’économie capitaliste, la manière dont l’État a assigné une fonction à la famille nucléaire et du coup il ne suffit pas de dire À bas la famille et soyons libres etc., mais quelles alternatives on propose à cette famille constituée comme fonctionnelle par rapport au capitalisme ? Là aussi cela nous amène à la question des structures de contre-pouvoir face à l’hégémonie hétérosexiste promue par l’État.
Sur la question, évidemment, de la violence faite aux femmes, où là c’est certainement je pense le champ où est le plus visible la manière dont le féminisme s’est vu intégrer à une certaine manière de traiter les questions et notamment par le recours à la solution entre guillemets carcérale, où penser cette question des violences, ça implique de repenser le régime économique. On a le texte de Tithi Bhattacharya qui montre comment le néolibéralisme en rendant pour les femmes plus difficile une certaine autonomie les pousse à se mettre dans des situations où elles vont être vulnérables aux violences sexistes, et comment la solution proposée par l’État et le champ institutionnel du mouvement féministe, c’est-à-dire toujours plus de répression sur les auteurs des violences, les réitèrent. On ne va pas résoudre le problème parce que d’une part c’est un problème qui demande d’être résolu en amont, et d’autre part on renforce les dispositifs répressifs, qui reposent en tant que tels sur des logiques de domination, coloniale, raciste, de classe, et en cela sont à l’opposé d’un horizon émancipateur.
Là aussi se pose la question de la lutte contre ces dispositifs, qui sont des dispositifs de l’État.
BR – Ce qui nous a beaucoup intéressés, c’était cette volonté de rendre disponible un vocabulaire et des références qui sont celles d’ouvrages et de textes historiques et on entre dans une proposition politique avec les outils discursifs pour en débattre. Notamment il y a la proposition d’un chantier, c’est ce dont tu viens de parler, je lis : « Le premier chantier concerne la genèse historique de l’oppression et permet de mieux saisir le rôle des pratiques coloniales et de l’État moderne dans la structuration et la reproduction des rapports sociaux de sexe. Le second chantier a trait aux élaborations du féminisme sur la reproduction sociale : il s’agit d’un paradigme qui permet d’éviter de considérer les « systèmes de domination » comme des logiques séparées. Le capitalisme repose sur l’unité de la production et de la reproduction ; il suppose que les subalternes continuent et à produire de la valeur et à reproduire leur force de travail. Les femmes ont historiquement joué un double rôle : celles de productrices et de reproductrices. Il est dés lors crucial de saisir comment s’articulent historiquement production et reproduction sociales pour comprendre les mécanismes politiques qui perpétuent le système sexiste, et surtout comment se réapproprier, dans un projet communiste, les tâches de reproduction. Le troisième chantier théorique est de considérer l’emprise du capital sur les corps, des mères porteuses aux travailleuses du sexe : une telle enquête permet de lire les évolutions du capitalisme comme une capture permanente de ce qui cherche à s’y soustraire (la vie, la sexualité). Une telle approche appelle aussi à une contre-politique des corps, qui reste à inventer. C’est probablement le quatrième chantier qui constitue l’un des terrains sur lesquels s’élabore une telle politique : il s’agit de la genèse des politiques sexuelles, des identités lesbiennes, gay, bi, trans, queer au sein de la totalité sociale et dans l’hégémonie des classes dominantes. Enfin, le dernier chantier, dont l’intérêt programmatique est encore plus direct, consiste à imaginer des stratégies féministes résolument anticarcérales, à même de contribuer à un processus continu, à long terme de dépérissement de l’État ».
C’est intéressant de pouvoir en discuter, et notamment de voir comment était conçu l’État, dans ce projet, par rapport à la façon dont cela se pose dans le texte marxiste et puis dont ça peut être critiqué etc. C’est intéressant en particulier par rapport à la notion de totalité, si c’est l’ensemble des rapports sociaux, ou on peut le dire autrement, l’ensemble des relations sociales, finalement c’est ce par quoi Marx définit ce qui est humain et qui peut s’institutionnaliser en un État au sens le plus large du terme, et peut-être est-ce féministe de travailler sur l’ensemble de ces relations – on a statué que l’essentiel du travail attribué aux femmes était celui de la reproduction sociale qui est un travail relationnel. Mais par ailleurs, je voudrais te demander, en quoi cela répond-il pour toi à des problèmes qui se posent pour les féminismes intersectionnels ? Quelles continuités et quelles remises en questions ?
On a dans les théories de l’intersectionnalité, la proposition de catégories, qui sont toujours dynamiques, et il en est de même de la notion de classe, qui est une notion qui pour être intéressante, devrait toujours être pensée de façon dynamique et conflictuelle, ce qui souvent n’a pas été le cas et on a pensé la notion de classe la plupart du temps de façon très statique, et cela a empêché très souvent de voir ce qui émergeait en termes de potentiel de visibilité et de réalisation de celles et ceux vivant des vies politiques à la marge. C’est ce à quoi les théories de l’intersectionnalité ont permis de répondre, en élaborant de nouveaux outils d’analyse et de nouvelles analyses en lien avec différentes formes d’oppression et de luttes qui n’étaient pas parlées auparavant. Je voudrais te demander de parler un petit peu de cela, en quoi cette proposition d’un féminisme de la totalité est une critique des théories de l’intersectionnalité, et si il y a une critique, quelles continuités y a t'il aussi possiblement, et quelles résonances par exemple par rapport à des notions difficilement appropriables à première vue dans la notion de totalité de singularité des situations de vie ?
MM – Il y a continuité dans le sens où, si on reprend la cartographie du mouvement féministe, on a ce féminisme institutionnel dont on a parlé, puis, s’est constitué ces dernières années en France un féminisme plus offensif. Une division s’est opérée en grande partie sur la question du racisme, notamment avec la loi de 2004 qui excluait les femmes qui portent le foulard de l’école. Il y a eu une polarisation du champ féministe, qui recoupait différents points de désaccord : sur le racisme, et sur le rapport à l’État, où le féminisme qu’on va appeler intersectionnel même si c’est plus complexe que cela puisqu’on parle à la fois du mouvement queer, du mouvement afro-féministe, du féminisme décolonial, de féministes qui pratiquent l’auto-défense etc., c’est un champ très riche et foisonnant, mais où il n’y a effectivement pas du tout la même approche de l’État. Il y a une méfiance à l’égard de l’État, plus qu’une méfiance, une opposition à cette idée qu’il conviendrait de recourir à l’État et à son appareil législatif pour favoriser notre émancipation, et plutôt des propositions qui reposent sur l’auto-organisation des premières concernées et sur l’auto-défense.
Là où ces propositions nous paraissent assez faibles c’est que justement, leur vocation précisément est d’apporter une solution ici et maintenant aux personnes qui vont subir telle et telle oppression et discrimination, et la manière dont ces différentes oppressions s’articulent n’est pas forcément pensée de manière stratégique. Ce que je veux entendre par là, c’est qu’il y a cette prise en compte des différents vecteurs des rapports de domination, la classe, le genre, la race, et il va y avoir des analyses très précises et très intéressantes, très importantes, à savoir sur la manière dont ces différentes oppressions vont agir, les résultats qu’elles vont avoir et la complexité des vies qu’elles engendrent, soit une vision très claire sur des situations très localisées, très précises, là où telles et telles oppressions se rencontrent etc. Mais justement, d’une part on est toujours dans cette idée qu’il y aurait des systèmes de domination qui se rencontreraient, et on regarderait ce que ça fait quand ça se rencontre, mais on n’a pas accès à pourquoi ça se rencontre ici et comment.
Le féminisme qu’on essaye plutôt de promouvoir, justement parce qu’il cherche à relier ces dynamiques raciales, de genre, et de classe, dans le cadre d’un système pensé de manière globale, permet de donner un sens, de construire un récit autour de l’histoire de ces oppressions et en même temps en les resituant historiquement et localement de mieux comprendre comment intervenir, comment ouvrir des brèches, et comment potentiellement retourner la situation.
Il y a cette volonté d’inscrire ces luttes locales dans leur rapport à l’organisation globale de la société, et dans l’ensemble des rapports sociaux, parce que si on part de ce qui est au cœur des théories de l’intersectionnalité, la manière dont les différentes oppressions se renforcent, se construisent, sont consubstantielles pour reprendre les mots de Danièle Kergoat, les unes aux autres, finalement, on perd une idée de renforcement mutuel dans le cadre d’un système qui dépasse, et englobe cette totalité de rapports sociaux dans ce qui en est fait ensuite au niveau militant.
On a en tant que féministes cette chance si j’ose dire, que la lutte féministe a toujours été très politique, qui parce que justement elle part de situations confinées au privé etc. provoque de fait des remises en cause absolument radicales, donc je pense pas qu’il nous appartient de repolitiser ce qui se passe mais de proposer une perspective politique révolutionnaire, ce qui constitue dans le même geste une invitation aux pensées révolutionnaires à utiliser l’outil de la démarche féministe dans les différentes remises en cause radicales que différents courants peuvent proposer.
Il y a l’idée de ne pas faire du point de vue féministe un point de vue où il y aurait d’un côté les pensées révolutionnaires, et de l’autre côté la pensée féministe mais justement montrer que précisément à partir du féminisme, on peut et on doit en arriver à une stratégie qui vise effectivement à terme à une certaine remise en cause de l’État et de la totalité des rapports sociaux impliqués dans la reproduction du capitalisme aujourd’hui.
BR – Nous arrivons à la troisième question : quid d’une critique de l’économie politique du désir et de la sexualité ? Tu écris qu’il faut faire une critique du désir en ce qu’il serait émancipateur en soi, qui a souvent été une compréhension et une malcompréhension et un débat à propos de ce qui s’est expérimenté et inventé dans les mouvements des années 70, avec les philosophies du désir et la notion de subjectivité, dans le sens où si cela est compris depuis le point de vue du néolibéralisme et de l’individu néolibéral, il y aurait une compréhension en effet du désir comme parfaite métaphore réalisée du capitalisme.
MM – On peut partir du point de départ de l’article que je consacre à cette question, qui porte sur la manière dont le désir est promu par différents secteurs du féminisme, par exemple chez Christine Delphy, Éric Fassin, et Mona Cholet, qui incarnent des secteurs du féminisme assez différents, chez qui on retrouve cette idée que la présence ou l’absence de désir déterminent le caractère émancipateur ou pas d’une action. Si l’action est désirée, on est du côté de l’émancipation, si elle n’est pas désirée, on est du côté de l’oppression. Il y a plusieurs choses qui m’interrogeaient quand je constatais ce consensus autour du désir, c’est d’une part qu’on semble parler de quelque chose dont tout le monde saurait de quoi il s’agit, quand ce n’est pas si évident à définir le désir, et d’autre part cette idée d’opposer désir et oppression me semble également problématique. C’est justement peut-être parce qu’on a des désirs de vaincre la domination qu’on peut lutter après tout.
Ce qui m’a également étonnée, qui recoupe ce que je disais au début, c’est qu’effectivement il y a cette opposition entre la sphère qui serait celle de l’oppression et celle du désir, qui serait libre, comme si les situations où il y a du désir n’avaient pas besoin d’être problématisées. Dans la distinction qui est ainsi opérée, il y a cette adhésion à un certain mythe libéral des individus libres : tant qu’ils ne sont pas catégorisés comme opprimés, exploités, ils sont libres et notamment en revenant à cette question du travail du sexe, il y aurait d’un côté le travail du sexe opprimé, et de l’autre côté les couples où l’amour est gratuit et fondé sur le désir et où là, c’est l’émancipation. Hors, lorsqu’on problématise cette question du couple, des rapports notamment hétérosexuels, et du désir, on se rend compte que ce n’est pas si simple, et notamment du côté des réflexions faites par des féministes comme Dworkin et MacKinnon, il y avait cette remise en cause du désir, cette critique de cette idée de désir, qui était alors théorisé précisément comme l’un des instruments de la domination. Avec l’émergence du néolibéralisme et des idéologies qui l’accompagnent sur la nécessité de s’épanouir et notamment de s’épanouir sexuellement, qui fait écho, ce que démontre notamment Joan Scott, au désir de consommer, cette question du désir demande d’autant plus à être problématisée aujourd’hui.
Par ailleurs, il y a eu d’autres pensées du désir, développées par un certain nombre de penseurs notamment autour du courant freudo-marxiste. Je m’appuie sur Marcuse, sur Deleuze et Guattari, qui avaient cette approche du désir où il était théorisé et problématisé ; mais précisément justement comme ce qui va constituer un des fondements de l’émancipation en ce que quand bien même le désir peut être intégré à des structures de pouvoir, il y a quelque chose d’irrépressible dans le désir qui fait qu’il va toujours déborder les structures dans lesquelles on veux l’enfermer, le réapproprier, etc. Ça me semblait également de juste dire qu’après tout le désir déborde toujours. C’est pour ça que je propose de revenir à la catégorie de besoin, qu’on oppose toujours à celle du désir.
C’est qu’effectivement ce qui est désiré serait émancipateur dans la mesure où ça ne correspond pas à des besoins parce que les besoins renvoient à une situation matérielle, qui nécessite une amélioration et donc c’est une situation non épanouie, non émancipée en tant que telle.
Là où je pense que cette opposition ne tient pas forcément, c’est aussi que c’est précisément ces besoins qui nous font désirer aussi, et si on s’appuie notamment sur ce concept de besoins radicaux, comme l’a fait Agnès Heller, finalement les besoins radicaux sont les besoins qui émergent de par la situation d’oppression, et l’expression fondamentale de ces besoins passe par un désir de quelque chose qu’on pourrait appeler le communisme, en tant que mode d’organisation des réponses à ces besoins qui en tant que tels transcendent les rapports de domination établis sur la classe, la race, ou le genre.
BR – Tu écris « Les besoins proscrits apparaissent comme la face cachée des besoins produits dans et par le système capitaliste. Le désir n’est pas lié à l’une ou l’autre de ces catégories de besoin, mais aux deux. La réification et la marchandisation du désir renvoient en effet à un certain type de production socio-affective, ou plus exactement à la production d’un certain type de besoins affectifs. Il n’en reste pas moins que les besoins ne sauraient être tous reconnus, car leur reconnaissance impliquerait leur prise en considération dans le calcul du salaire minimum ; et ces besoins sont non seulement non reconnus, mais non connus dans la mesure où l’organisation actuelle-dominante des besoins affectifs vise précisément à leur insonorisation et leur mise sous tutelle. Il ne s’agit pas donc ici de considérer, comme ont pu le faire Deleuze et Guattari, que le désir serait l’inévitable préliminaire à toute production, mais plutôt d’inviter à ”une lutte pour la reconnaissance” des processus-désirs réalisant les besoins proscrits. Les termes de cette lutte peuvent être formulés à travers le concept de ”besoins radicaux”, avancé par Agnès Heller dans La théorie des besoins chez Marx : Le ”devoir” (das Sollen) lui-même est collectif, puisqu’au plus haut point de l’aliénation capitaliste, il surgit au sein des masses (et en particulier au sein du prolétariat) des besoins dits radicaux qui incarnent ce ”devoir” et aspirent, du fait même de leur nature, à transcender le capitalisme – dans le sens du communisme. À partir du concept de ”besoins radicaux”, il devient possible de formuler une théorie du désir ancrant le désir, comme force révolutionnaire, à l’intérieur même des réalités matérielles qu’il s’agit de transcender. En effet, parce que le capitalisme fait subir au désir un processus de réification, ou plus exactement créé le désir comme désir réifié, cette réification, à son stade ultime, est condamnée à stimuler le besoin d’un désir non plus réifié, ni séparé des autres sphères de l’existence sociale et qu’il s’agirait de rationaliser au service d’une logique de consommation, mais d’un désir dont la fin ne serait rien d’autre que la quête ininterrompue de tout ce qui serait nécessaire à la satisfaction des besoins radicaux : un désir de communisme. Le désir, compris ainsi, peut constituer l’origine d’une lutte révolutionnaire, à condition de ne pas restreindre son exercice au seul champ de la sexualité, de ne pas juger les processus d’émancipation à l’aune de sa présence ou de son absence dans les sphères de la vie considérées comme séparées les unes des autres, ni en fonction de l’acquisition, ou de son échec, d’un statut de ”sujet désirant” prétendument révélateur d’un épanouissement personnel et individuel mais qui dépend en réalité de l’exploitation d’autres êtres humains et donc de la négation de leurs propres besoins. Reconnaître ces ”autres” besoins comme dignes de tout autant de considération, et les conditions matérielles de leur satisfaction comme un problème de tout premier ordre, c’est en définitive dépasser la conception d’un désir sans sujet n objet, pour l’envisager comme ce qui meut le sujet révolutionnaire collectif tendant vers le communisme en tant que système de satisfaction de tous les besoins, sans distinction de classe, de genre ou de race ».
Est-ce qu’on peut dire que c’est une remise en cause du désir comme idéologie ?
MM – Oui, et je voudrais ajouter : comme le montre tout le travail mené par Kevin Floyd sur la réification du désir, via notamment la psychanalyse avec cette production du sujet désirant, il y a cet enfermement finalement du désir, et sa réduction à un attribut du sujet. C’est à partir de la critique de ces théories psychanalytiques qu’ont travaillé Deleuze et Guattari notamment dans l’Anti-Oedipe, pour en venir à une approche en même temps plus matérialiste du désir, compris comme non plus ce qui serait l’attribut du sujet dans son essence, qui relèverait d’une pureté du sujet non aliéné, mais au contraire comme ce qui est présent de fait dans ce qui meut l’organisation sociale et les rapports sociaux et donc effectivement, c’est ce qui est dans le sujet toujours déjà présent.