Queeriser l‘art

Entretien avec Jean-Claude Moineau, autour de son ouvrage Queeriser l'art (Les Presses du réel, 2016).

« Queeriser l'art, ce n'est pas vouloir promouvoir un art queer, si tant est que cela existe ou que cela puisse exister, et encore moins vouloir esthétiser ou "artistiser" la pensée et la pratique queer. C'est renoncer définitivement à toute ontologie comme à tout paradigme, c'est rejeter toute prétention à la catégorisation, à commencer par les catégories d'art pur et même d'art. Ouvrir des pistes, mais pas pour les refermer aussitôt, le queer ne procédant pas de la vaine recherche d'une identité de plus, même minoritaire ou "mineure", mais tout au contraire d'une entreprise de désidentitarisation, de désidentification, de critique de toute identité.
… Non pas un roman-fleuve mais un livre-fleuve, pas si tranquille que cela, un livre-montage, une sorte de cut-up théorique mixant les références les plus diverses, les plus hétérogènes, voire les plus hétéroclites. »

– Avec Queeriser l’art tu proposes de voir comment l’art pourrait ne pas être enfermé en un genre institué, ou comment défaire les genres de l’art. Plus, tu proposes de défaire le principe selon lequel un art se constituerait, dans son lien au politique.
Queeriser l’art est très intertextuel, et cela amène à se poser la question de savoir si il s’agît d’un seul écrit ou plusieurs ? Cette dimension d’intertextualité, qui était déjà dans Retour du futur, avec une grande place des notes qui tissent on pourrait dire l’ouvrage, et Queeriser l’art va encore plus dans ce sens. C’est dans la forme, la façon dont sont structurés les chapitres par points, et la façon dont tout le texte fonctionne comme un ensemble de discussions liées par des références sur l’art.

– C’est un seul texte, mais au départ c’était une intervention que j’avais faite à Beaubourg, dans le cadre d’un colloque organisé par Le Peuple qui manque. C’est un texte qui n’a pas tout à fait dix ans mais presque, sept ans exactement, et puis qui a été repris et complètement modifié. Comme toujours, j’avais mal calculé les durées, je pensais avoir plus de temps, j’avais très peu de temps, il n’y avait qu’une infime partie de ce que je voulais dire, comme d’habitude que j’avais pu dire, c’est toujours mon problème. C’est vrai les colloques, c’est du temps compté, mesuré, etc. et je n’arrive pas du tout à m’y plier. Et depuis, ce texte devait être édité chez ère normalement, si ère n’avait pas fait faillite, ce qui fait que sur le net, tu trouves que ce bouquin est déjà paru soi disant en 2015 chez ère, parce qu’il y a eu des gens qui ont fait un compte-rendu avant même que le bouquin paraisse, alors qu’en réalité il n’était pas encore paru. Donc ce bouquin n’est pas paru chez ères, et de toutes façons je l’ai complètement remanié encore depuis le moment où il devait paraitre chez ère, il y a presque deux ans maintenant. Et après, chez ère, Éric Arlix, qui est l’éditeur de ère, voulait que ce soit relativement court, parce que mon bouquin précédent était un énorme pavé, et il disait que le pavé, ça ne se vendait pas donc il fallait un bouquin relativement bref, et là pour Presses du Réel, je l’ai étendu, un peu réétoffé, mais pas autant que je l’aurais voulu, parce que l’éditeur trouvait quand même qu’il était trop long, et a supprimé quand même plein de notes donc c’est pas la version complète de ce que je voulais faire.
Retour du futur, c’était un recueil de textes, même si il y avait quand même un rapport entre les textes, là, c’est un texte unique, mais c’est un texte que j’ai pas écrit linéairement du tout. Je n’écris jamais linéairement, j’écris toujours tout en même temps, en remaniant tout, donc ça a été écrit en retravaillant le texte dans son ensemble. Mais les textes comme ça qu’on retravaille, à la fois, ça prive de beaucoup de liberté, parce qu’on est tenu par un fil conducteur déjà là au départ, et j’aurais été beaucoup plus à l’aise si j’étais reparti à zéro au lieu de repartir sur une trame qui était ancienne. C’est à dire là, j’ai repris exactement le plan même de l’intervention que j’avais faite à Beaubourg, alors que j’aurais préféré être complètement libre de ça, et faire autrement. Mais il y a un aspect de collage de textes, comme dans le bouquin précédent, Retour du futur, mais qui sont pas des textes de moi, qui sont des textes différents, des références. Il y a toujours un aspect de montage, que j’aime bien.

– Je te proposes un rapide parcours de lecture à travers Queeriser l’art, où je relève quelques points, comme un fil conducteur possible.
Point 1., si il y a un point de départ chronologique, bien que cela ne semble pas le cas, car c’est un texte qu’on peut lire par le milieu, tu traites du rapport entre art et politique et où il y a cette conclusion qu’il n’y a pas d’art politique en soi, surtout pas lorsque c’est énoncé comme tel.
On part de ça, du rapport entre art et politique, de la question de l’autonomie de l’art et du politique, où il n’y a pas d’art politique en soi, mais plutôt il y a des relations entre art et politique, qui sont fonction de diverses questions dont on s’empare, et à propos de l’art, et à propos du politique.
Point 2. Il y a la question, éventuellement de faire de l’art politiquement, mais de façon très intéressante surtout, une proposition d’une conception de l’art comme activité, qui entre en résonance avec la conception de la politique comme activité aussi, comme action, et n’ayant pas d’essence non plus.

Je lis, « Sans doute cette formulation, bien que demeurant elle-même sur le plan politique des plus ambigües (faire de l’art politiquement, ndlr), a-t’elle le mérite de pouvoir être comprise comme se ”focalisant” sur le faire artistique, voire l’activité artistique, quelle que soit la distinction opérée traditionnellement depuis Aristote entre faire (poiesis), avec une finalité externe, et agir (praxis), en l’absence présumée de finalité externe, avec la méfiance que l’on est en droit d’avoir (comme dans l’art minimal et l’art conceptuel eux-mêmes) sur la répartition des ”rôles” entre ceux qui ”font” (et revendiquent à ce titre celui d’artistes) et ceux qui ”agissent” (ouvriers, artisans, étudiants en art, artistes moins reconnus, voire curators…) ».

Tout de suite après, on entre dans une critique de la façon dont on a attribué à certains la dignité de la politique, et pas à d’autres, dont on a attribué à certains la dignité de l’histoire, et pas à d’autres, et tu fais cette réflexion à propos de l’art, je lis : « Si, en particulier, comme le relève Philippe Descola, la notion d’art, pas plus que celles de nature, de culture, de civilisation, de société ou d’histoire, n’a pas d’équivalent dans la plupart des autres langues du monde, cela ne veux nullement dire pour autant qu’il soit davantage des ”sociétés” sans art (du moins sans ce que nous appelons art), que des sociétés sans histoire, sans ce que nous appelons histoire (voire sans écriture, sans ce que nous appelons écriture !), que, comme le présume Descola, ces notions ne puissent en aucun cas être projetées sur des ”civilisations différentes”, hors des contextes dans lesquelles elles ont émergé (ce que fait pourtant Descola en employant lui-même les termes “société” et ”civilisation”). Tout comme, à l’encontre de la proposition constructiviste qui est celle de Latour, il n’y a nul anachronisme à dire que Ramsès II est mort de la tuberculose en 1213 av. J. C. alors pourtant que le bacille de la tuberculose n’a été découvert par Robert Koch qu’en 1882 (comme, quoi qu’ait pu écrire Foucault comme quoi l’homosexualité n’existait que depuis l’article de 1870 du psychiatre berlinois Carl Friedrich Otto Westphal sur le ”sentiment sexuel contraire”, il n’y a pas nécessairement anachronisme à dire qu’il y avait des homosexuels et des homophobes avant cette date), il n’y a pas nécessairement postcolonialisme à appréhender de l’art dans ce que ces ”sociétés” engendrent ou ont engendré (à l’époque précoloniale elle-même) sans l’appréhender comme tel (quel que, bien entendu, ait pu être et puisse toujours être le caractère colonial, postcolonial ou néocolonial des musées et collections dits d’arts primitifs qui, habituellement, taisent le ”parcours” des objets conservés, et de la catégorie même d’arts primitifs), tout comme ces ”sociétés” peuvent très bien appréhender dans nos propres sociétés des notions qui nous demeurent, à nous, étrangères ».

Il y a cette réflexion à propos de ce qu’on appelle art, puis du point 3 au point 9, tu passe à travers les notions d’auteur et d’œuvre, et puis, on arrive à cette notion de ce que l’art agit. Il est une action, et tu discutes les termes de l’action politique, et de la performativité.
Je lis un autre extrait, au Point 7. : « Mais toujours, importe-t’il que l’art lui-même puisse agir politiquement, et que, à l’encontre de la thèse malencontreuse qui est celle de Rancière, il puisse agir non seulement à l’intérieur des espaces consacrés de l’art et du monde de l’art tenu pour légitimes mais hors de ceux-ci. Quand bien même l’action politique est elle-même habituellement donnée (au risque, sinon, de l’accusation de blanquisme) pour une action à caractère éminemment collectif, quel que soit le mode d’organisation que puisse chercher à se donner celle-ci, alors que la pratique artistique, quand elle ne se borne pas, comme dans le cas de l’art dit militant, à se subordonner à une logique d’appareil politique, est habituellement ramenée à une dimension individuelle, celle du présumé auteur, quoi qu’il en soit des ”collaborations” dont il n’a de cesse de s’entourer et de l’existence de collectifs d’artistes qu’il convient cependant de ne pas mythifier eux-mêmes au nom d’une hypothétique intelligence collective ».

C’est cette question, qui ensuite est discutée du Point 7. au Point 9., au regard de différentes références, et de différentes hypothèses, qui m’a parue si importante, avec l’idée que l’art n’a pas pour autant besoin de se constituer en tant qu’art pour agir, qu’il est plutôt au contraire le moment d’un faire une activité, que la constitution en tant qu’art rendrait inopérant.
Dés lors, on a ça, cette critique du constituant et du constitué, qui est une question habituellement posée pour ce qu'il en est du politique, mais pas tellement de l’art, où bien sûr l’approche la plus partagée dans laquelle on interroge l’art est du côté de ce en quoi il se constitue, et par la suite comment, à partir de quelles hypothèses, et quelles définitions on peut en donner etc.
Et Point 10 : ce sont des questions des identités, de l’art et la globalisation, puis on a ce chapitre à proprement parler sur Queeriser l’art.

Mais peut-être faut-il commencer par ceci qu’on entre dans l’ensemble des propositions par la question du rapport entre art et politique, qui n’est pas un rapport courant ou partagé à l’art, et du sens que ça peut éventuellement avoir ?
Dans ce rapport entre art et politique de quoi s’agit-il ? Est-ce qu’on cherche à changer le monde ? Ou bien est-ce qu’agir se suffit en soi et que ce dont il est question, c’est ce qui a trait à l’humain dans le rapport entre art et politique ?
C’est ce qui tient dans la question de la poiesis et de la praxis et la façon dont cette division peut être remise en cause. Il y a cet agir ou ce faire qui peuvent avoir des finalités externes ou pas, mais surtout comme tu l’écris, il y a la division de celles et ceux qui en sont les sujets ou pas.

– Je n’ai pas dit qu’il était nécessaire, non plus. Ce n’est pas parce que j’ai commencé par là, que je prétends que c’est le début indispensable, nécessaire et obligatoire. Le livre de toutes façons n’est pas fait de façon linéaire, donc il n’y a pas un point de départ, et un point d’arrivée, et donc on peut très bien le faire partir autrement. Il se trouve qu’accidentellement, en quelque sorte, que le premier point parle effectivement du rapport art et politique mais j’aurais pu très bien prendre un autre ordre, si tu veux l’intérêt pour moi c’était de relier tout ça, il n’y a pas un point de départ obligé dans la question art et politique.

Il faudrait reprendre les points que tu as évoqués.
Point 1. Là dessus c’est un des rares points sur lesquels je suis d’accord avec Rancière, l’idée d’art consciemment politique, c’est quelque chose que je rejette totalement. Ce n’est pas parce qu’un art est consciemment politique que pour autant il est vraiment politique.

Et puis sur le fait qu’il y a des sociétés qu’on dit sans art, elles ne sont pas en tant que telles sans art bien entendu, ça c’est un point fondamental pour moi parce que je m’intéresse toujours à ce qui est art qui est pas désigné comme tel. Je m’intéresse à l’art là où il n’y a pas forcément d’art reconnu en tant que tel.
Il y a deux notions, pas dans ce bouquin-ci mais c’est quand même basé là-dessus, dans un bouquin antérieur, que j’avais mises en place qui sont la notion d’art sans art, et la notion d’art sans identité. La notion d’art sans art, c’est justement quand quelque chose peut avoir un caractère artistique, même si pour autant ce n’est pas fait avec une intention artistique. La notion d’intention artistique n’est pas du tout quelque chose de nécessaire pour avoir de l’art. C’est la notion d’art sans art, et d’autre part, la notion d’art sans identité : l’art qui n’est pas identifié comme art, qui n’est pas donné comme art, qui n’est pas étiqueté art mais qui peut agir même si il n’est pas étiqueté comme tel.

Et c’est pour ça que, contrairement à Rancière – c’est ce que tu as cité tout à l’heure dans ce que tu as lu, Le spectateur émancipé – je suis tout à fait d’accord sur un certain nombre de choses mais je suis tout à fait en désaccord en général sur ce qu’il dit sur l’art, ou je suis plutôt en désaccord qu’en accord, là même si la notion de spectateur émancipé, il y a la notion de spectateur qui est passif, il a entièrement raison sur ce plan là, mais là où je suis pas du tout d’accord, c’est sur l’idée que l’art ne pourrait se produire que dans des lieux qui sont dévolus à l’art, qu’il faut ce cadre général dévolu à l’art pour qu’on ait de l’art.
L’art qui m’intéresse, avant tout, c’est l’art qui a lieu en dehors de ces cadres pré-établis, c’est quand on peut trouver un caractère artistique à quelque chose qui n’a pas forcément d’intention artistique, et à quelque chose que tu peux éprouver en tant que tel, sans pour autant penser que c’est de l’art.
Par exemple ça peut être une action, et si on s’intéresse à l’action de l’art, et bien l’art peut agir sans pour autant qu’on pense forcément que c’est quelque chose d’artistique. L’action n’a pas besoin forcément d’être identifiée en tant qu’artistique pour agir. Donc ça c’est par rapport au premier point que t’avais évoqué.

Point 2. Là, je discute une proposition de Godard, avec laquelle je ne suis pas du tout d’accord. Sur Aristote, ce n’est pas en spécialiste d’Aristote que j’en parles, je pense qu’il y a des gens qui parleraient mieux d’Aristote que moi, et j’utilise ça, c’est toujours pareil, comme dirait Foucault, comme dirait Deleuze, comme la fameuse boîte à outils mais il s’agît pas du tout d’apporter quelque chose à ce qui a pu être développé depuis sur les conceptions aristotéliciennes sur ces sujets. Là, je prends différents textes, notamment l’apport d’Agamben, qui ajoute d’autres termes à ça, je cherches à l’utiliser mais pas à apporter quelque chose de nouveau sur ce plan là.
Le terme de désoeuvrement par exemple ne se trouve pas chez Aristote mais seulement dans les lectures contemporaines d’Aristote si on le lui prête encore.
Le point de départ si tu veux, d’abord il y a le constituant et le constitué, ça c’est Spinoza, qui est une fiction qui est toujours reprise, et qui est très importante et à partir de ça, Agamben a apporté un terme, qui est le terme de destitution par rapport à la problématique habituelle entre le constituant et le constitué.

– En effet, il propose d’être dans un désoeuvrement : le désoeuvrement et l’usage plutôt que la praxis et la poiesis, dans une théorie de la destitution, comme sortie du circuit du constituant et du constitué. Il avance des exemples de ce que serait le désoeuvrement, et je crois l’exemple le plus important qu’il donne est celui de la fête.

– Je suis toujours très méfiant sur la notion de fête. L’idéologie de la fête, la mythification de la fête, ça vient de Rousseau, à travers l’hostilité de Rousseau au théâtre, à quoi il opposait la fête, pas d’acteur, pas de spectateur, en quoi il avait raison. Mais ensuite, les fameuses fêtes de la révolution française, les fêtes robespierristes, ça pouvait être d’un ennui absolument mortel. À mon avis, ça devait être une caricature par rapport à ce que voulait Rousseau.
Le texte de Rousseau là-dessus est évidemment fondamental, il a été cité des milliards de fois, et il continuera à l’être, et ce texte est extrêmement intéressant, mais en même temps, il n’a jamais donné lieu, c’est toujours le problème comme dit Baudrillard là-dessus, toujours l’utopie quand c’est réalisé tourne en dystopie. Quand on lit Rousseau, ça a un côté vraiment enthousiasmant, et c’est un des passages que j’ai le plus retenu mais en même temps, toutes les tentatives de réaliser ça, en effet ça a commencé avec les fêtes de la révolution française, mais qui étaient des fêtes constipées, aussi ennuyeuses qu’aujourd’hui les cortèges du 14 juillet ou toutes ces horreurs. Et donc il y a un problème, et on parle pas du tout d’Agamben, qui est celui que le désoeuvrement en question, ça peut entraîner, effectivement le rejet total de la part des gens qui sont là. C’est à dire c’est pas pour autant quelque chose qui marche.

– Mais tu cites le texte « Qu’est-ce que l’acte de création ? » ensuite.

– J’aime beaucoup ce texte, qui est un texte récent, par contre, je suis beaucoup moins convaincu par le texte de Deleuze, qui a été édité dans Trafic. Ce que dit Deleuze, qui est totalement stupide à mon sens, si je puis m’exprimer ainsi, c’est que l’art serait par essence révolutionnaire. Ça c’est un truc que j’ai toujours absolument rejeté, totalement, c’est vraiment une erreur qui a été commise à une époque par les avant-gardes mais qui est vraiment a rejeter et Deleuze curieusement reste sur cette position, que je trouve pour ma part tout à fait aberrante.

C’est plutôt que l’art peut agir, et c’est une question historiquement qui a été posée d’abord plus par rapport à l’image que par rapport à l’art en tant que tel, sur la façon dont l’image pouvait agir, c’est le problème de l’iconoclasme donc c’est un vieux problème. Et qu’on peut se poser aussi bien sûr, par rapport à l’art, mais historiquement c’est par rapport à l’image que cette question s’est posée, et se pose encore aujourd’hui. Si tu lis au niveau des iconic studies, c’est toujours la question fondamentale – les iconic studies, c’est plus ou moins le terme qui est utilisé en Allemagne et aux États-Unis, Mitchell parle que de ça quasiment, qui est le principal représentant de ce qu’on appelle les iconic studies, et j’en parle à un moment dans le bouquin, la position de Mitchell que j’évoque a été violemment critiquée, dans les querelles par rapport au fameuses images dites de Mahomet, qui en réalité sont pas de Mahomet, mais il y a eu toute une discussion là-dessus, où ce problème est intervenu.

De toutes façons, indépendamment de ça et pour suivre ton parcours de lecture, je reste très méfiant par rapport à la notion d’auteur, dans la mesure où il n’y a jamais d’action individuelle, tout est toujours collectif. Tu peux pas dire que untel ou une telle est l’auteur-e que ce soit avec un e ou sans e. Il y a toujours des quantités de gens, des quantités de références au départ. La notion d’auteur, là-dessus, je reste très barthésien, même si Barthes à la fin de sa vie avait un peu changé d’avis, sur la remise en question totale de la notion d’auteur. C’est l’art sans auteur qui m’intéresse, comme a parlé d’architecture sans architecte etc.
Il n’y a pas un auteur à un moment donné, tu écris toujours avec ce que tu sais, avec ce que tu connais, avec ce que les autres font à côté de toi, il n’y a jamais quoi que ce soit qui soit purement individuel.
Les références à ce moment là, c’est les textes, pas les auteurs, c’est ce que disait Foucault, l’auteur c’est un moyen pour classer, pour répertorier les textes mais lui dans un sens différent. Pour lui, il y a des textes sans auteurs, et des textes avec auteurs, et donc c’est en ça qu’il disait que la notion d’auteur est un moyen de classement. Pour moi, la notion d’auteur, c’est un moyen de classement dans un sens différent, c’est une notion entre guillemets d’« auteur » mais ça ne veux pas dire que l’auteur ait de l’importance, c’est un moyen mnémotechnique pour arriver à trouver le texte. Et c’est tout.

– Ce serait comme l’histoire du passage du sujet, à la subjectivité. Il n’y a pas un auteur, producteur de quoi que ce soit qui serait de l’art, mais une façon dont l’art agit, ou il n’y pas d’auteur qui importe, mais une façon de faire de l’art, qui est ici de queeriser l’art.
Tu termines en disant « Et de même queeriser l’art, est-ce, à rebours de l’actuel tournant ontologique, renoncer à toute ontologie, comme à tout paradigme, est-ce rejeter à toute prétention à la catégorisation. Renoncer à légiférer, éviter de prescrire comme de proscrire. Ouvrir des pistes, mais ne pas les refermer aussitôt, toujours la dialectique de l’instituant et de l’institué, du constituant et du constitué, quel que soit toujours alors, selon Agamben, le risque que le pouvoir constituant finisse "par être confisqué ou capturé dans le pouvoir constitué auquel il a donné naissance", à quoi Agamben oppose pour sa part une puissance qui serait "purement destituante", c’est à dire qui serait affranchie de la relation qui la lie au pouvoir constitué, qui, en tout désoeuvrement, "ne se résout jamais dans un pouvoir constitué", ce qui, alors, serait plus proche de la conception d’Edelman que de celle de Foucault, l’art lui-même ayant à se désoeuvrer, à condition, n’en observe pas moins Agamben lui-même, de ne pas recréer les dispositifs muséaux et les pouvoirs que la destitution de l’œuvre prétendait déposer.
… Aussi bien ne saurait-il être question de faire un concept de ce qui, l’art étant de toute façon toujours (comme, selon Foucault lui-même, les "savoirs assujettis" eux-mêmes), sans concept, doit rester infraconceptuel, telle une simple métaphore ou, si l’on préfère, une "métaphore absolue" au sens de Blumenberg (quelque méfiance que l’on n’en puisse pas moins conserver envers toute prétention à l’absolu comme envers les métaphores elles-mêmes), c’est-à-dire qui ne saurait être résorbée dans la conceptualisation ».
Est-ce que lorsqu’on arrive au concept, l’art nous a échappé ?
Adorno l’associe à la pensée moderne occidentale, mais c’est une définition très stricte si on regarde comment la notion de concept fonctionne dans l’art contemporain.

– Il n’y a pas de concept justement là. Le queer, c’est une métaphore, ce n’est pas un concept.
Autant la notion de modernité a été beaucoup pensée, dont par Adorno, précisément, c’est l’auteur principal qui a pensé la modernité, autant la notion d’art contemporain, de contemporanéité a été relativement peu pensée jusqu’ici.
Qu’est-ce que la notion de contemporanéité, moi j’en reste toujours au texte d’Ernst Bloch, sur la contemporanéité ou même de Didi-Huberman etc. effectivement sur toutes les ambiguïtés autour de la notion de contemporanéité.
Et l’art contemporain, il n’y a pas de notion plus ambiguë puisque comme beaucoup d’auteurs l’ont dit, l’art contemporain, c’est pas du tout ce qui est contemporain puisque tu ne vas pas considérer je ne sais pas, telle croûte qui est peinte à Montmartre comme de l’art contemporain.
Pour le moment il n’y a pas de concept de contemporanéité qui a été forgée, même si la notion de modernité elle-même a fait l’objet de plein de débats, et continue à faire l’objet de plein de débats. Mais en tous cas, par rapport à ce bouquin, effectivement, par rapport à ce que tu disais tout à l’heure, je ne cherche pas forcément à forger un concept mais qu’il puisse y avoir des choses sans concept. Ce que dit Blumenberg, c’est qu’il y a des choses qui resteront toujours sans concept. Tout n’est pas forcément conceptualisable.

Donc ce qui m’intéresse dans l’art, y compris dans l’art conceptuel, c’est ce qui est sans concept. Ce qui échappe au concept. L’art conceptuel est très mal nommé, j’aime bien l’art conceptuel, mais le terme d’art conceptuel même est une aberration.
Il y a eu en effet des gens qui se bornaient à prendre un concept et essayer de déconstruire ce concept effectivement, c’était de l’art conceptuel au pire sens du terme mais il n’y avait pas d’unité, il y a eu des choses qui ont été faites, extrêmement différentes les unes des autres qui relèvent pas du tout de la même conception de l’art.

– Je voudrais revenir sur cette question qui traverse le livre, qui est de dire qu’il y a un rapport de l’art et du politique tant qu’ils ne sont pas constitués ni l’un ni l’autre en tant que tels et que cela relève d’un rapport au monde qui est un rapport critique.
On peut résoudre ce rapport de l’art et de la politique comme un rapport critique, mais si c’est pas un rapport critique, si c’est pas un rapport de changer le monde, si c’est pas un rapport révolutionnaire de l’art, qu’est-ce que c’est ?
Un rapport esthétique comme finalité en soi ?

– C'est bien la question, en même temps que je cherche à opposer un art critique à un art performatif, même si l’art performatif peut très bien tout à fait lui-même être totalement réactionnaire.
Si il s’agît de changer le monde, et que c’est un rapport critique, pour moi il faut aussi que ce soit un rapport performatif. Et bien sûr performatif, ça ne veux pas dire que ce soit bien pour autant, je donnes un exemple, du fameux film de Griffith, qui est performatif dans un sens absolument catastrophique.

– Je lis ce passage : « … Il importe de reconnaître à l’art et à la politique, comme disait Pierre Bourdieu, une autonomie relative. Une autonomie qui n’en peut pas moins, à l’encontre du modernisme pur et dur, se trouver mélangée d’hétéronomie, tout comme elle peut aller jusqu’au différend lyotardien entre jeux de langage, régimes de phrases ou genres de discours relevant de sphères présumées différentes. Non seulement, comme le présumait Arthur Danto, un même X, artefact ou non, sense data ou non, peut-il être le support d’œuvres distinctes, mais une même œuvre ou non-œuvre peut susciter à la fois un jugement de valeur d’ordre artistique et un jugement de valeur d’ordre non seulement éthique mais politique de signes opposés. Tel le film de Griffith Naissance d’une nation que l’on a pu voir tant, comme Eisenstein lui-même, quoi qu’il en fût de son positionnement politique, comme le premier "chef d’œuvre" de l’histoire du cinéma, que, comme W.E.B Du Bois, comme un abject pamphlet raciste. Pamphlet qui aurait même eu caractère performatif au sens de John Austin, lequel n’en aurait pas moins été particulièrement néfaste en l’occurrence puisque c’est lui qui aurait été à l’"origine" de la relance du Klan en 1915 par William J. Simmons. Lequel entreprit alors de faire coïncider ses campagnes de recrutement pour le Klan avec la campagne de distribution du film. »

– C’est à dire qu’ils ont imité ce qu’il y avait dans le film d’Eisenstein, c’est le film qui leur a donné l’idée de faire ces abominations. Donc il y a un caractère performatif du film.
Il y a plus d’exemples d’art qui agit négativement que d’art qui agit positivement, comme pour les images puisque la question s’est posée historiquement d’abord par rapport à la question des images, il y a cette distinction entre art et image à laquelle tient Rancière, les images ont toujours intervenu plus souvent négativement que positivement.
Et donc l’idée que je développe, parce qu’en même temps le film de Griffith a des qualités sur le plan artistique, c’est un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, alors que sur le plan politique, c’est une catastrophe absolue, c’est qu’il peut y avoir disjonction totale entre le caractère artistique et le caractère politique.

– Il y a peut-être une réflexion à avoir, en art comme ailleurs, sur le problème de l’histoire, et à ce qui a été historicisé qui donne plus de place à certaines valeurs, à certains critères de reconnaissance que d’autres et que c’est vraiment un problème de comment faire de l’histoire. Il y a peut-être des œuvres, comme celles de Griffith, qui ont agit, dans l’histoire du cinéma, mais d’autres aussi, qui n’ont pas été tellement historicisées mais qui ont agit aussi, et il y a une différence à faire entre ce qui a été ou est historicisé, et ce qui agit, peut-être ?
C’est un peu le problème de ce qu’explique Adorno avec le concept, c’est un travail historique du concept, et il y a toujours un reste, qui n’a pas été réduit dans le concept, et qu’on a oublié.
Bon voilà, je partirais beaucoup moins insouciante que je ne l'étais en arrivant (rires) !

– Je me posais la question d’un art qui serait pas défini comme art, et de comment ou par qui il pourrait être reconnu, ou déterminé, puis de quelle fonction il aurait alors, de son agir, du propre de son agir, qu’est-ce que ce serait ? Est-ce que ce serait cette question politique ?
Puis après il y a cette question de l’auteur, d’abandonner la notion d’auteur, ça m’intéresse aussi, et je trouves que c’est une question importante et en même temps c’est vrai qu’on peut pas vraiment la séparer de la question de la matérialité. Et ça, cette question d’auteur, est-ce que c’est pas aussi ce qui est attaché à la modernité, on disait que le contemporain avait été assez peu pensé, mais cet attachement de l’auteur à son œuvre, est-ce que c’est pas quelque chose de très moderne et qui empêche l’art de se faire ?

– Pour moi, il n’y a pas besoin d’être reconnu, non seulement il n’y a pas besoin d’être légitimé au sens de Bourdieu, mais il n’y a pas besoin d’être reconnu au sens de Nietzsche. C’est à dire que l’art peut très bien fonctionner même si il n’y a aucune légitimation, ni aucune reconnaissance. La légitimation, et encore moins la reconnaissance, c’est pas du tout à rechercher. Ce qui m’intéresse, c’est un art au contraire qui ne recherche pas la reconnaissance.
Mais, encore une fois, ce n’est pas ni parce que tu dis que c’est de l’art politique, ni parce que tu dis même que c’est de l’art, ou quoi que ce soit, que pour autant ça agit de telle ou telle façon. Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est vraiment l’art qui agit sans l’étiquette art. Qui agit, bien sûr, mais encore une fois, très modestement, je n’attends pas que l’art aille faire la révolution. C’est extrêmement modeste, extrêmement infinitésimal toujours. Ce que j’appelle un art performatif, même si encore une fois, la performativité peut être autant dans un sens négatif qu’en un sens positif.
Et le problème c’est que dans l’art contemporain, il y eu toute une époque, moins maintenant, où il y a beaucoup d’auteurs qui ont mis en avant le côté de l’art lié à la vie, pas seulement la vie en général, mais la vie de l’artiste en tant que telle, donc c’est là dessus qu’effectivement il faut réfléchir. Mais est-ce que c’est l’artiste qui se créé un personnage ? Est-ce que c’est un rôle qu’il joue ? Est-ce que le rôle est effectivement identique à lui en tant que tel ? Enfin, et c’est vrai que le problème c’est que beaucoup d’artistes ont cherché à intervenir sur leur propre vécu, dans leur art en tant que tel.

La modernité en tant que telle, c’était plutôt la remise en question de ce rapport.
C’est plutôt dans l’art moderniste tardif disons, qu’est apparue la question de la vie etc. mais pas dans l’art moderniste en tant que tel. Ces questions sur la vie de l’auteur, ça apparaît dans l’art des années 70-80.
Alors, est-ce qu’on est encore dans la modernité ou pas ? Les choses se discutent, mais c’est pour ça que là, on peut parler de late modernism, de modernisme tardif.
Mais de toutes façons pour ma part, j’oppose toujours entre modernité et avant-gardes, je considère que les avant-gardes sont pas du tout la même chose que la modernité, et je distingue toujours totalement les deux. Je comprends la modernité au sens de Peter Bürger, en assimilant une position entre modernité et avant-gardes à l’opposition entre Adorno et Benjamin et je suis beaucoup plus benjaminien qu’adornien. Je me sens beaucoup plus d’affinités avec Benjamin, qu’avec Adorno, et Adorno et Benjamin qui au départ soit disant sont proches, et en fait l’École de Francfort, c’est une notion qui ne tient pas debout et là dessus je pense que Peter Bürger a absolument raison d’opposer Adorno et Benjamin, et je reste sur cette position. Il y a des choses intéressantes chez Adorno, mais Adorno met en avant l’autonomie de l’art par rapport à la vie, là où Benjamin met en avant l’hétéronomie. Enfin, il faut aussi faire place aux avant-gardes, si je te dis ça, c’est qu’on met toujours en avant la modernité, mais il n’y a pas eu que la modernité, il y a eu aussi, c’est quelque chose qui est mal pensé, l’avant-garde, qui en principe récuse cette notion même d’art, etc.

– Pourtant il y a des vies ? Ou peut être faut-il ajouter dans la critique de tout ce qui peut s’instituer en art, la critique de ce qui peut s’instituer comme auteur ?

– Oui, la vie de l’auteur m’intéresse absolument pas. Je dis simplement dans la conclusion du bouquin, que par rapport au thème évoqué, on peut pas se poser les questions sur le sujet comme ça.
Dans le dernier chapitre, c’est pour ça qu’il est numéroté 0, et pas comme les autres, je parle à la première personne, donc il y a une différence de ton, entre le dernier chapitre et les chapitres précédents à cause justement de cette utilisation de la première personne, mais cette utilisation est ironique en quelque sorte !

Propos recueillis par Sophia Djitli et Béatrice Rettig, Paris 75011, 9/04/2017.