Il y a toujours pour moi une singulière émotion à voir paraître une traduction nouvelle de ce Maître ignorant publié en France il y a près de trente ans. Après tout, c’est d’une affaire de traduction qu’est partie la singulière histoire de Joseph Jacotot, révolutionnaire français exilé aux Pays-Bas dans les années 1820 et confronté à la tâche apparemment impossible de donner son enseignement à des étudiants néerlandais qui ne connaissaient pas sa langue et dont il ignorait la langue. On peut pourtant poser la question : en dehors de cette analogie formelle, quel sens peut avoir, dans le Kurdistan du troisième millénaire, l’histoire d’un extravagant pédagogue français du début du dix-neuvième siècle, vite oublié dans son pays même ?
Peut-être la réponse est-elle déjà dans la question. Si ce Maître ignorant, passé à peu près inaperçu lors de sa parution dans la France des années 1980, existe aujourd’hui en une multitude de langues, du suédois au coréen ou du japonais à l’ukrainien, c’est que son actualité n’est pas simplement celle d’une méthode pédagogique pour apprendre les langues. Son actualité est dans son extravagance même : son écart par rapport à toutes les bonnes méthodes pédagogiques mais aussi à la façon même de penser l’ordre et l’évolution de nos sociétés. Jacotot n’est pas l’un de ces nombreux réformateurs pédagogiques dans l’œuvre desquelles la postérité s’est appliquée à séparer le bon grain des méthodes applicables et l’ivraie des visions utopiques. Il a, bien plus radicalement, remis en cause la façon dont l’ordre pédagogique et l’ordre social s’entre-expriment.
Il a pu le faire parce qu’il a vécu un moment charnière dans la constitution des sociétés modernes. C’était le temps où se mettait en place en Europe un projet politique et social qui peut se résumer ainsi : achever la révolution au double sens du mot : mettre un terme à ses désordres en accomplissant la nécessaire transformation des institutions et des mentalités que la Révolution française avait vainement tenté de réaliser comme une reconstruction radicale ; passer de l'âge des fièvres égalitaires et des désordres révolutionnaires à la constitution d'un ordre moderne des sociétés et des gouvernements qui concilie le progrès sans lequel les sociétés s'assoupissent et l'ordre sans lequel elles roulent de crise en crise. Qui veut concilier ordre et progrès trouve tout naturellement son modèle dans une institution qui en symbolise l'union : l'institution pédagogique, le lieu - matériel et symbolique - où l'exercice de l'autorité et la soumission des sujets n'a pas, en principe, d'autre but que la progression de ces sujets jusqu'à la limite de leurs capacités : la connaissance des matières du programme pour la majorité, la capacité, pour les meilleurs, de devenir des maîtres à leur tour.
Tel était l’ordre moderne rêvé par les élites du dix-neuvième siècle en Europe : un ordre identique à l'autorité de ceux qui savent sur ceux qui ignorent et voué à réduire autant que faire se peut mais pas plus que nécessaire l'écart entre les premiers et les seconds. Dans la France des années 1830, c'est-à-dire dans le pays qui avait fait l'expérience la plus radicale de la Révolution et se pensait donc appelé par excellence à achever cette révolution par l'institution d'un ordre moderne raisonnable, l'instruction devenait un mot d'ordre central : formation des élites et gouvernement de la société par les gens instruits, mais aussi développement de formes d'instruction destinées à donner aux hommes du peuple les connaissances nécessaires et suffisantes pour qu'ils puissent combler à leur rythme l'écart qui les empêchait de s'intégrer pacifiquement à l'ordre des sociétés fondées sur les lumières de la science et du bon gouvernement. Le maître, faisant passer selon une sage progression, adaptée au niveau des intelligences frustes, les connaissances qu'il possède dans le cerveau de ceux qui les ignorent, tel était donc à la fois, pour les élites de ce temps, le paradigme philosophique et l'agent pratique de l'entrée du peuple dans la société et l'ordre gouvernemental modernes. L’instruction du peuple était le mot d’ordre commun aux hommes d’ordre qui voulaient le rendre plus respectueux parce que mieux instruit et aux hommes de progrès qui voulaient faire du savoir l’arme de sa souveraineté. C'est sur ce point que Jacotot fit entendre, pour son temps et pour le nôtre, sa note absolument dissonante.
Il avertit de ceci : la distance que l'Ecole et la société prétendent réduire est celle dont elles vivent et qu'elles ne cessent de reproduire. Qui pose l'égalité comme le but à atteindre à partir de la situation inégalitaire la repousse en fait à l'infini. Le maître promet à l’élève que, s’il comprend bien ses explications, il sera un jour son égal par le savoir. Mais l’explication qui se donne comme le moyen empirique de réduire la distance de l’ignorant au savoir est tout autre chose : elle est le dispositif social symbolique qui, sans cesse, reproduit l’ignorance de l’élève, et, avec elle, bien plus que sa simple dépendance à l’égard du maître : sa croyance à l’inégalité des intelligences. Ce que l’ignorant découvre à chaque fois, c’est le fossé séparant ceux qui ont besoin qu’on leur explique pour savoir et ceux qui possèdent la science de l’explication. Ce qu’il oublie, du même coup, c’est qu’il faut bien, pour que l’explication réussisse, qu’il comprenne la langue du maître. C’est que cette langue, sa langue maternelle, il l’a apprise d’abord sans maître explicateur, en écoutant, en devinant, en répétant les paroles échappées de la bouche de ceux qui l’entouraient. C’est que nul savoir ne passe d’une tête dans une autre : le maître est d’abord quelqu’un qui parle et l’élève, d’abord quelqu’un qui doit traduire les paroles du maître pour se les approprier. L’égalité n’est pas quelque chose qui doit venir après, comme un résultat à atteindre. Elle est toujours déjà là alors même qu’on refuse de la voir. L’inégalité même ne peut, sans elle, faire entendre ses raisons. Celui qui obéit à un ordre doit déjà premièrement comprendre l'ordre donné, deuxièmement comprendre qu'il doit lui obéir. Il doit déjà être, d’une certaine manière, l'égal de son maître pour se soumettre à lui.
L’égalité n’est pas un but. Elle est un point de départ. Telle est la révolution inouïe annoncée par Joseph Jacotot. On ne va pas de l’inégalité à l’égalité. On part de l’une ou on part de l’autre et on développe la logique de ce point de départ. Partir de l’inégalité, c’est ce que fait l’ordre normal des sociétés mais c’est aussi ce que font progressistes et révolutionnaires quand ils promettent un monde de liberté et d’égalité fondé sur la science sociale mise en œuvre par une avant-garde instruite. L’autre voie reste à essayer, celle qui part de l’égalité, de la capacité égale que chacun a la possibilité de vérifier mais qu’il doit d’abord reconnaître et vouloir emprunter. Car cette volonté ne va pas de soi. Ce n’est pas seulement la discipline des institutions sociales qui l’entrave. Il a toujours été, il sera toujours plus confortable de s’en remettre à l’autorité de ceux qui savent, quitte à moquer leur savoir en retour. Ainsi va normalement la société, par échange de mépris entre dominants et dominés. Pour sortir du cercle du mépris, il faut cet acte singulier que Jacotot a nommé émancipation intellectuelle : la décision de se mettre en route, d’exercer sa capacité intellectuelle mais aussi de l’exercer comme la capacité qui appartient à tous ; la décision de se comporter en habitants d’un monde d’égaux ; d’hommes et de femmes qui cherchent à tracer dans la forêt des choses et des signes leur propre aventure intellectuelle, à se faire entendre et à entendre les autres comme des chercheurs et des artistes en perpétuel travail et non comme des êtres formés pour commander et obéir, pour flatter et mépriser.
L’idée de l’émancipation intellectuelle est ainsi bien plus qu’une méthode pédagogique. Si elle concerne les actes d’enseigner et d’apprendre, c’est parce que leur rapport normal donne à la logique égalitaire son incarnation exemplaire. Mais l’institution sociale de l’inégalité intellectuelle n’est pas limitée au cadre des écoles. Elle est présente sur toute la surface des relations sociales, partout où l’échange des paroles prend la forme d’une distribution des rôles entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent mais aussi ceux qui guident et ceux qui vont à la suite, ceux qui persuadent et ceux qui consentent, ceux qui informent et ceux qui sont informés, ceux qui expliquent l’état du monde et ceux qui reçoivent cette explication. C’est aussi pourquoi elle n’est pas une curiosité intellectuelle de l’Europe d’hier. Elle concerne directement notre présent. Après la faillite des tentatives pour établir l’égalité comme résultat de la science sociale appliquée par les avant-gardes savantes, notre monde semble partagé entre deux logiques : il y a la logique inégalitaire brutale, qu’elle soit celle des Etats, du Capital ou des chefs de guerre – ethnique, religieuse ou autre. Et il y a la logique inégalitaire douce qui conçoit le monde sur le modèle d’une immense école. Dans cette école planétaire, on distingue les bons élèves – individus ou pays – qui ont intériorisé les lois de la course au profit, et les retardataires, accrochés à des formes sociales dépassées ou à des idées « arriérées » d’égalité. Les gouvernants se transforment en maîtres explicateurs d’une logique mondiale posée comme une nécessité scientifique intangible. Les médias accompagnent l’annonce de tout événement de son explication, pour mieux montrer à quel point les affaires communes sont une chose compliquée que seuls des savants peuvent maitriser. La réforme permanente des systèmes scolaires vise à démontrer en permanence l’harmonie providentielle existant entre la machine éducative et la machine économico-sociale, renforçant ainsi chez ceux qui éprouvent les ratés de cette harmonie l’idée qu’ils sont seuls responsables de leur échec. C’est dans cette conjoncture d’un monde où l’inégalité semble partout régner que l’idée d’émancipation retrouve son actualité paradoxale : l’actualité due à son inactualité même : son écart par rapport à tout ce que les dominations imposent comme manières d’être et de penser, mais aussi son caractère d’expérience toujours à imaginer.