Le Maître ignorant en Kurde (1)

Cet entretien a été réalisé à l'occasion de la parution en kurde sorani aux éditions Xazalnus du livre de Jacques Rancière, Le maître ignorant – Traduction de Mansur Tayfuri, au printemps 2015.
Il interroge les relations entre le propos de l'ouvrage qui porte sur l'oeuvre de Joseph Jacotot et sur les notions d'émancipation, d'égalité des intelligences, dans l'oeuvre de Rancière, et le contexte de la traduction de l'ouvrage en langue kurde sorani.

Mansur Tayfuri, Alireza Banisadr, Béatrice Rettig – Nous avons pensé que Le maître ignorant dans la langue kurde dont l'enseignement fut proscrit prend un sens particulier. Est-ce qu'on peut dire que ce sens là particulier appartient déjà au champ de questions du maître ignorant initialement ? Quelle introduction pourrions-nous en donner en ce contexte ? Au delà de la langue, n'est-ce pas aussi les savoirs, la production et la transmission des savoirs dans un contexte où une politique étatique oppressive agit, qui peuvent-être mis en question ?

Jacques Rancière – C'est à dire que d'un côté la politique implicite de l'émancipation chez Jacotot, c'est que l'émancipation est pour tout le monde. C'est à dire que l'émancipation est pas simplement pour les opprimés en un sens, que l'oppresseur aussi va être émancipé, que la langue dominante, ceux qui utilisent finalement la langue dominante, un savoir dominant, doivent être émancipés aussi bien que ceux qui finalement subissent. Enfin je crois qu'il y a toujours ce double niveau. D'un côté effectivement, il y a le rapport en général d'une langue à ceux qui en sont exclus, à l'époque ceux qui savent pas lire et écrire tout simplement, ou bien à ceux qui sont minorisés par cette langue, qui est un rapport plus général. Et au fond il s'agit de leur montrer qu'ils peuvent entrer eux-mêmes dans la langue, y compris qu'ils peuvent entrer dans la langue du dominant, donc quelque chose qui n'est pas forcément lié à un conflit, à un conflit entre des langues même. Par exemple en Belgique c'est clair que, à la fois si vous voulez, c'est complètement à double face puisque d'un côté la Belgique à l'époque est hollandaise donc la langue hollandaise on peut dire est la langue dominante, pour les étudiants, en même temps du point de vue de l'époque, du point de vue plus global, le hollandais est une langue de barbares et là le français est une langue de civilisés donc voilà, le rapport est un peu en quelque sorte comme à double sens et au fond la question fondamentale est d'arriver à franchir une barrière pour entrer dans ce qui vous est interdit. Alors entrer dans ce qui vous est interdit, ça peut être aussi bien finalement la langue dominante, que éventuellement faire usage de sa propre langue pour celui est dominé. Je crois que ce qui est intéressant chez Jacotot, c'est que justement l'interdiction peut toujours être pensée comme symbolique ou bien comme matérielle, comme réelle. Au fond il s'agit de dire que n'importe qui peut entrer dans la langue, dans la communication du langage, dans la communication de la pensée, dans la participation à un monde commun de pensée et d'une certaine façon, l'entrée dans la langue ça peut être entrer dans une langue des gestes, ça peut être parler par ce qu'on fait, ça peut être bien sûr parler la langue dominante, ça peut être par l'usage d'une langue ou on peut dire quasiment d'une simili langue ou d'une pseudo langue. Voilà, je pense qu'aujourd'hui ça a certainement une signification importante mais importante, pas au sens où il s'agirait de lier une revendication populaire à la revendication d'une langue particulière. Du point de vue de Jacotot, du point de vue de l'idée de l'émancipation intellectuelle, il s'agit pas de revendiquer la propriété d'une langue particulière mais au fond de revendiquer la capacité d'être parlant, ce qui veut dire montrer qu'on peut être un être parlant dans n'importe quelle langue, considérée comme dominante, dominée, comme une vraie langue, comme une sous langue, comme n'étant pas une langue, et voilà je crois que c'est ça qui est important finalement, de constituer l'évidence d'une capacité de s'adresser aux autres, de partager un monde.
Puis il y a le fait qu'il y a des langues qui fonctionnent comme langue de l'Etat, langue de l'administration, langue de la distribution des savoirs, en conséquent effectivement ce qui limite concrètement l'accès, ce qui constitue l'instrument d'une domination, donc ce qui est important peut être chez Jacotot c'est aussi de séparer l'idée même de la capacité d'adresse, d'échange, de communication, de la séparer de la compétence liée à une langue particulière, il me semble. Ce qui complique un peu les choses, parce que justement il s'agit pas de dire que toutes les langues sont égales ou bien qu'on doit avoir sa propre langue contre la langue de l'oppresseur mais qu'au fond l'essentiel, c'est de constituer une capacité commune finalement, une capacité commune de parler et de penser.

MT / AB / BR – Le livre n'est pas un livre écrit dans un langage philosophique mais qui relève d'une prise de position, qui est en même temps épistémologique, ou de l'ordre de l'ontologie sociale. Par exemple, vous parlez du fait que l'homme est une volonté servie par l'intelligence, ou encore vous parlez de l'explication et de la description, et de l'amalgame qui est souvent fait entre les deux ; et enfin, il y a la question de la société, une société est-elle possible ou non, ou est-elle une fiction en elle même ? Pouvez-vous expliciter le rapport de cette prise de position à votre idée de l'émancipation en général, qui est aussi votre idée de la politique ?

JR – Oui, il faut bien voir que pour moi les choses se placent plutôt en ordre inverse, c'est à dire que je me suis d'abord intéressé au processus d'émancipation, ou bien si les idées me sont venues sur la politique, c'était à partir soit des processus d'émancipation, soit de la théorie de l'émancipation intellectuelle de Jacotot, donc disons qu'il n'y a pas une pensée de l'éducation intellectuelle que je devrais chercher à accorder à une politique générale, c'est plutôt le contraire. C'est à dire que ce qui m'intéresse moi, dans ce qu'on appelle politique, c'est d'abord ce noyau qui a été dégagé par Jacotot sous le nom de l'émancipation intellectuelle, à savoir véritablement penser l'émancipation comme une démonstration de capacité alors que toute l'organisation sociale est fondée sur une démonstration permanente d'incapacité. C'est pour ça que toute la théorie de l'explication est quelque chose qui est très fort chez Jacotot et que j'ai essayé de reprendre avec toute sa force, c'est à dire que justement la pédagogie c'est beaucoup plus que la pédagogie. La pédagogie c'est tout un système social finalement, d'usage du savoir pour démontrer constamment aux gens leur propre incapacité. Ça peut passer aussi bien par par les commentaires à la radio que par l'organisation des savoirs, etc. Donc ce qui est important, le centre au fond, le centre des choses c'est ça dans l'émancipation. C'est à dire qu'on invente un moyen d'entrer dans la langue, un moyen d'entrer dans le savoir, qui sorte justement de ce système d'explication qui est un système social global, un système social global où quand on apprend quelque chose, on apprend toujours sa propre incapacité. C'est ça l'idée importante, c'est l'idée de penser l'activité intellectuelle en général, et c'est pas vraiment l'éducation, c'est tous les rapports intellectuels, et le monde est tissé de rapports intellectuels au sens de rapports qui s'adressent d'une intelligence à une intelligence, d'une pensée à une pensée, d'une parole à une parole. Penser véritablement que la question de l'inégalité, elle se joue constamment à ce niveau là. Est-ce qu'on est capable d'inventer des relations qui sont des relations qui présupposent de l'égalité ou qui se fondent sur l'égalité au lieu d'un système de gestion de la société par une distribution et une répartition des savoirs qui en même temps est productrice et reproductrice éternelle d'inégalité ? C'est ça pour moi un petit peu le centre de la question. Évidemment ça prend des implications différentes à différents moments. A l'époque de Jacotot, ça se lie à la question de l'instruction primaire, à savoir comment est-ce qu'on conçoit l'entrée des gens dans la langue. Maintenant la question est plus tellement d'entrer des gens dans la langue au sens de l'instruction primaire, c'est plutôt au fond le système d'explication qui construit une société globalement. Voilà donc je pense que c'est là qu'est un petit peu le noyau de l'affaire. J'ai plutôt appelé ça penser effectivement oui, la politique, comme si on pouvait penser la politique comme une mise en application de cette capacité de mettre en œuvre justement une capacité de n'importe qui telle que Jacotot la pense dans l'émancipation intellectuelle. En même temps, Jacotot dit, on peut rendre tout le monde égaux sans pour autant rendre la société égale, c'est à dire l'émancipation en un sens n'est pas un principe politique. Bon, j'ai essayé de penser, de traduire ça en quelque sorte, c'est à dire qu'on peut peut-être quand même tirer de l'émancipation intellectuelle telle qu'il la pense le principe d'une politique. Mais ça, c'est une affaire qui est pas simple.

MT / AB / BR – Le terme de raisonnable est un terme qui est récurent dans votre livre. Quel sens lui attribuez-vous, et pourquoi choisissez-vous le terme de raisonnable, et non pas celui de rationnel ?
Un autre terme dont nous avons beaucoup discuté a été celui d'ignorant. Comment traduire ce terme n'est-ce pas ? Cela peut être mal compris. Par exemple est-ce qu'un ignorant est un analphabète ou quelqu'un qui n'est jamais allé à l'école, qui ne sait pas lire ou écrire ? Que signifie le terme d'ignorant employé par Jacotot ou dans le titre du livre, Le Maître ignorant ?

JR – D'abord il faut bien voir ce qu'est ce livre, une réflexion menée à la fin du XXème siècle sur un corpus de pensée du début du XIXème siècle, qui lui même utilise massivement un langage qui est un langage du XVIIIème siècle. A l'époque on parle de l'homme raisonnable, et ce qu'on entend par raisonnable ici, c'est une attitude, une manière d'être. Le terme de rationnel se définit plutôt par le fait d'appartenir à un mode d'explication intelligible, alors que le terme de raisonnable se définit par un certain usage de la raison. On pourrait dire que ce que fait Jacotot, c'est d'opposer une politique de l'homme raisonnable à une politique de l'explication rationnelle ou de l'instruction rationnelle. Le terme de raisonnable renvoie à une certaine tradition philosophique, celle qui part un peu de Descartes, de la philosophie des Lumières, mais qui insiste moins sur un système de rationalité que sur une attitude. Autrement dit ce qu'il appelle la raison, c'est d'abord une opinion, une opinion, c'est-à-dire une manière de construire, de construire l'ensemble, de construire les rapports entre les individus, de construire les rapports entre les intelligences, donc oui, l'homme raisonnable c'est l'homme dont l'attitude consiste à disons présupposer une capacité égale chez celui auquel il s'adresse alors que précisément l'attitude normale, l'attitude dominante, consiste à considérer qu'il y a des gens qui sont rationnels, des gens qui sont irrationnels, des choses qui sont rationnelles, des choses qui sont irrationnelles. Le terme de raisonnable se définit comme une orientation de la pensée qui est en même temps on peut dire, politique au sens le plus large. Raisonnable donc, par opposition à rationnel qui serait quelque chose comme simplement la position d'une certaine science qui justement est une science de l'inégalité. Enfin je commente comme ça, mais ce qui est surtout important, c'est le fait que raisonnable renvoit effectivement à une activité de choix d'attitude.
Ignorant maintenant. Alors il faut bien voir que tout se joue dans le fait que le terme d'ignorant, et d'ignorant en français, bon c'est le participe présent du verbe ignorer, c'est un adjectif, et puis c'est un nom. C'est à dire au fond tout se joue sur le rapport entre ignorant au sens verbal, c'est à dire ignorant quelque chose, et puis le nom, qui classifie à savoir : un ignorant. Et la question pour Jacotot si on résumait les choses, c'est toute la logique de l'abrutissement qui consiste à dire et bien l'élève qui ignore quelque chose qu'on va lui apprendre est un ignorant. C'est à dire au fond toute la logique de l'abrutissement, c'est en fait de transformer simplement le fait qu'on ne sache pas quelque chose en une condition, en une condition d'ignorant, et au fond c'est séparer du même coup le savant et l'ignorant, pas simplement comme entre quelqu'un qui en sait un peu plus et quelqu'un qui en sait un peu moins, mais comme entre quelqu'un qui sait et quelqu'un qui ne sait pas, et finalement comme entre quelqu'un qui est capable et quelqu'un qui n'est pas capable. Je crois que c'est très important, à savoir que tout se joue sur le passage d'un verbe, d'un verbe donc qui est relationnel, à savoir qui est relatif, on ignore quelque chose, à un disons à un nom, à un substantif qui dit : voilà un ignorant. Alors ce que fait Jacotot on peut dire, c'est la démarche inverse, à savoir de dire : il n'y a pas d'ignorant. Il n'y a pas d'ignorant, c'est à dire il n'y a pas ce partage du monde, entre ceux qui savent et ceux qui sont ignorants, et ce qui en quelque sorte en fait la démonstration, c'est la capacité d'être maître en ignorant ce qu'on apprend aux gens. Alors le maître ignorant n'est pas un maître qui est inculte, le maître ignorant, c'est proprement le maître qui ignore ce qu'il transmet comme savoir. Je crois que c'est ça qui est important, c'est vraiment ce jeu entre une relation, et puis un état. Au fond ce que veux, ce que cherche a faire Jacotot, c'est supprimer justement cette transformation de la relation en état, et tout mettre sur un plan qui est un plan relationnel. À savoir justement on sort l'ignorant de sa condition d'ignorant si on est un maître ignorant, parce qu'on est un maître ignorant, parce qu'on est un maître qui ne sait pas ce qu'il apprend aux autres et tous ces gens qu'on appelle ignorants peuvent être eux-mêmes des maîtres, c'est à dire peuvent eux-mêmes apprendre aux autres des choses sans savoir qu'ils les leur apprennent. Et c'est ça qui est compliqué parce que si vous voulez, en même temps, c'est des choses qui se disent plus ou moins bien suivant les langues, mais l'important effectivement c'est d'avoir ce mot qui renvoie à un verbe, parce qu'analphabète ou illettré, c'est une classification, ça désigne proprement un défaut alors qu'ignorant a justement cette propriété et disons que c'est un défaut déclaré mais qui peut se transformer, se transformer relationnellement. C'est ça qui est important, qui pose des problèmes, mais si alors on pense en terme de traduction, il faut avoir une traduction qui puisse renvoyer notamment à un verbe, c'est ça le problème.

MT / AB / BR – Une autre question est celle de savoir qui parle tout au long du livre. En effet, tout au long de la lecture, on est amené à se poser cette question. Est-ce Jacotot ou est-ce Rancière ? Comment comprendre cet aspect du livre et qui en fait toute la force ?

JR – C'est à dire que bon, c'est une double translation, je déplace en quelque sorte les données du problème disons du rapport entre éducation et égalité tel qu'il se posait dans la France à la fin du XXème siècle, dans les termes empruntés essentiellement à la sociologie, notamment à Bourdieu, je les déplace, en les mettant dans un contexte historique, et aussi linguistique, qui est complètement différent. En même temps, ça veut dire aussi que je déplace Jacotot. Jacotot, en gros, c'est un homme du XIXème siècle qui parle un langage du XVIIIème siècle, et moi, je suis un homme disons de la fin du XXème siècle, qui essaye finalement de faire bouger le rapport entre les mots et les idées, à la fin du XXème siècle, et en plus je suis aussi quelqu'un qui essaye de briser une certaine séparation intellectuelle qui va en même temps que toutes les autres, qui consiste à dire, il y a ce qui est du côté des faits, de la description, et puis il y a ce qui est du côté de l'explication. Si vous voulez, dans Le maître ignorant, d'un côté, j'ai appliqué la même méthode que dans mon livre antérieur La nuit des prolétaires, à savoir que, j'ai pas donné les faits, et puis l'explication, j'ai pas donné la parole de l'ouvrier, puis la parole disons du philosophe ou de l'historien qui explique ce qu'il voulait dire, j'ai fait une espèce de langage, de langage commun quoi pour justement faire passer en quelque sorte la force propre d'une pensée, par une sorte d'artifice linguistique, d'artifice narratif. Et c'est un peu pareil pour Jacotot, c'est à dire que pour faire effet dans les débats de la fin du XXème siècle, bon disons je transporte la bombe Jacotot avec toute sa rhétorique et puis un petit peu son humour, son humour propre, enfin disons un espèce d'irrespect propre quoi, mais bon justement, je vais pas dire Jacotot dit ça, transposons ça à notre question, voilà ce qu'il pensait à l'époque, et à l'époque il y avait tel problème, voilà comment il répondait, et puis nous on va faire une sorte d'équivalence aujourd'hui, pour moi ça n'a aucun intérêt. Ce qui est intéressant, c'est précisément de prendre un langage, il faut dire qu'il est très situé historiquement, et par rapport à tout un contexte de problèmes, et puis de le transformer, de créer comme une possibilité de glissement, ce qui fait que constamment dans ce livre, j'adopte la position d'un disciple de Jacotot, dont on sait pas bien si il parle en 1830 ou bien en 1987. Ça pour moi c'est un peu l'enjeu justement d'essayer de faire ce qu'on appelle de la théorie autrement qu'on fait d'habitude, c'est à dire justement proprement avec ces jeux sur des langages de référence, sur des corpus de pensée de référence, c'est à dire brouiller les références donc, oui : qui parle ? On peut dire, il y a une espèce de continuum textuel, bien sûr je prends massivement la langue de Jacotot, je parle massivement dans la langue de Jacotot, donc une langue qui est très archaïque par rapport au moment où j'écris, en même temps, j'essaye de la faire bouger, malgré tout j'introduis en quelque sorte un lexique à moi, une rhétorique à moi, dans la rhétorique de Jacotot, c'est à dire je la déplace un peu parce que je vis à l'époque où je vis, j'ai lu d'autres choses que Jacotot n'a pas pu lire, et par conséquent, j'opère à la fois ce qu'on appelle une double transformation, transformation au fond on peut dire du lexique dominant de l'époque où je parle, et disons du lexique de Jacotot qui est lui-même un lexique polémique par rapport au contexte dans lequel il parle. Et ce qui est intéressant, c'est que précisément on sache pas trop bien qui parle, ce qui est intéressant, c'est qu'il y a même des gens qui ont pensé que Jacotot n'existait pas, que je l'avais complètement inventé. Après du même coup, il y a des pédagogues qui l'ont redécouvert, qui ont fait des petits livres pédagogiques où on explique la pensée de Jacotot, mais qui de mon point de vue, n'ont absolument aucun intérêt, parce que disons c'est pas intéressant de traiter Jacotot comme un des inombrables pionniers dans l'histoire de la pédagogie, ce qui est intéressant c'est proprement sa provocation intellectuelle et puis langagière. Ça veut dire aussi que je l'ai pas pris comme un théoricien de l'éducation, mais comme quelqu'un qui parle de l'égalité et de l'inégalité en général en tant que l'égalité et l'inégalité sont impliquées dans l'ensemble des rapports sociaux et pas simplement disons, dans ce qui se passe à l'école. Ce qui m'intéresse, c'est pas tant ce que doivent faire les professeurs, que ce qu'on doit penser dans une société où on peut dire l'école est devenu une espèce de modèle global de domination, où toute domination s'explique dans le langage de l'école, avec les premiers de classe, les derniers de classe, les attardés, les avancés, ceux qui savent, ceux qui savent pas, et ainsi de suite.

MT / AB / BR – Peut-on poser la question de la production de savoirs autonomes avec Jacotot, de savoirs produits à l'intérieur de mouvements d'émancipation, et du processus d'autonomisation de ces savoirs eux-mêmes, de leur destin en dehors des catégories disciplinaires institutionnelles ?

JR – C'est toujours un peu compliqué, c'est à dire que je pense que d'une certaine façon, l'idée de l'émancipation intellectuelle est effectivement une idée qui comprend en elle-même une sorte de déspécification des savoirs, c'est à dire malgré tout l'idée que les savoirs renvoient à une capacité intellectuelle générale. Je ne pense pas que du point de vue de Jacotot, l'idée de constituer en quelque sorte comme des savoirs spéciaux, comme justement l'idée de constituer le savoir des dominés comme le savoir des dominants, je ne pense pas que ce soit une idée jacotiste du tout. Donc d'un côté il y a la lutte contre l'édifice existant des savoirs quoi, mais certainement aussi d'un autre côté, le scepticisme quant à l'idée qu'on pourrait constituer en quelque sorte un bon savoir, qui serait celui effectivement des ouvriers, pas des patrons, des femmes mais pas des hommes, des dominés et pas des dominants et ainsi de suite. Là je parle si vous voulez d'un point de vue disons jacotiste orthodoxe, mais bon c'est vrai que par ailleurs j'ai aussi un petit peu personnellement de recul par rapport à l'idée qu'on va définir le bon savoir pour la bonne identité si vous voulez.

MT / AB / BR – Comment posez-vous la question de la société, de l'égalité et de l'inégalité ? Qu'en est-il de l'homme raisonnable relativement à l'égalité ou l'inégalité des hommes, et l'égalité ou l'inégalité de la société ? Vous dites qu'il faut prendre pour point de départ l'égalité. Où passe la question de l'organisation qui aurait pris pour point de départ l'égalité ?

JR – Jacotot n'en sait rien, et je n'en sais pas grand chose non plus. Il faut bien voir, effectivement je dirais, que la question de l'organisation est elle-même dépendante du choix, et de la manière dont on pense l'égalité. Il est clair que si on pense l'égalité comme un terme d'arrivée, la question de l'organisation devient une question centrale, et devient évidemment aussi central le paradoxe de Jacotot, à savoir que les organisations faites pour rendre les gens égaux les rendent inégaux. Alors évidemment, une fois qu'on a dénoncé ce paradoxe là, on retombe sur le paradoxe inverse, et peut être sur l'aporie qui est qu'on ne sait pas définir ce que c'est que l'organisation. Même si on a des exemples comme ça un peu historiques, on a à la fois des exemples concrets, et concrets pour des petits groupes, pour des formes de sociabilité limitées, et puis pour des formes historiques éventuellement, des moments révolutionnaires ou autres, des moments émancipateurs pour disons des processus sociaux plus larges, mais fondamentalement on a pas d'idée de comment penser égalitairement une organisation qui aurait pour but l'égalité puisque au fond, de ce point de vue là, une organisation égalitaire ne peut être qu'une organisation qui met en œuvre l'égalité et pas une organisation qui cherche l'égalité ou qui veut y arriver. Donc je crois que c'est une question qui est proprement aporétique, enfin en tout cas si quelqu'un avait résolue la question, ça se saurait et puis on aurait adopté la solution. Malheureusement ça ne s'est pas fait mais donc effectivement ça veut dire quand même qu'il faut toujours chercher du côté des exemples de communautés, de communautés égalitaires, mais de communautés égalitaires qui sont pas justement des communautés égalitaires au sens de communautés obéissant à une espèce de loi unique, mais de communautés d'échange finalement entre des intelligences égales. Alors une fois qu'on a dit ça, vous me direz qu'on a pas vraiment défini grand chose de la structure d'un parti révolutionnaire, ça c'est certain, mais bon est-ce qu'on peut aller plus loin ? J'en sais rien... En tout cas, il faut maintenir toujours très très fermement cette thèse de l'égalité comme point de départ, et de l'organisation égalitaire comme une organisation qui met en œuvre de l'égalité, où par conséquent on suppose toujours qu'une intelligence égale s'adresse à une intelligence égale. Alors évidemment il y a deux choses : dire que d'une manière générale, si on pense organisation égalitaire, c'est ça qu'on doit penser, et par ailleurs on pense qu'on est toujours dans des organisations inégalitaires, et au fond à ce moment là la question, c'est comment on se comporte effectivement également dans des relations inégalitaires ? Et ça, ça peut fonctionner aussi bien disons, dans le cadre d'une institution d'Etat, dans le cadre d'une école, ou bien dans le cadre d'un parti organisé pour l'égalité, c'est-à-dire inégalitaire quoi.

MT / AB / BR – L'expérience de la lecture de ce livre est une expérience particulière. Il semblerait même que lorsque quelqu'un pose la question de ce qui y est en jeu, la meilleure réponse soit de conseiller de le lire, c'est à dire d'en faire l'expérience de la lecture. C'est un livre qui fait quelque chose, qui serait de l'ordre de l'émancipation et pas simplement qui en traiterait. Cela rejoindrait votre idée que ce sont les hommes qui émancipent les hommes, et non pas les constitutions, les organisations, etc. Vous parlez aussi de la place du livre, qui est quelque chose qui est entre les intelligences. Voici ma question : quelle a été l'expérience de l'écriture de ce livre ? L'idée d'émancipation des hommes par les hommes vous est-elle venue au cours de l'écriture du livre et était-il destiné à émanciper ses lecteurs ?

JR – Il y a plusieurs éléments. Un premier point, c'est que je n'ai pas écrit ce livre pour populariser les idées de Jacotot. C'est à dire je n'ai pas écrit ce livre pour dire : voilà la théorie de l'émancipation intellectuelle de Jacotot. Ca c'est une chose que je peut pas faire d'abord, parce que pour moi un livre, au fond c'est un vrai livre, et pas seulement un recueil de textes, mais un texte on peut aussi parler d'expérience, mais un texte que j'écris est toujours plus ou moins une aventure. C'est à dire que je pars de quelque chose, je pars d'un matériel, qui soit se pose comme énigme, c'est-à-dire soit à la fois se pose comme énigme et en même temps possède une espèce de dynamique, de puissance propre, et j'essaye en même temps de débrouiller l'énigme, de débrouiller tout ce qui est emmêlé là dedans, tout en précisément investissant là-dedans l'énergie que je tire du matériel lui-même si vous voulez. Donc, il s'est passé pour moi avec Jacotot la même chose qui s'est passé avec La nuit des prolétaires, avec tous ces textes de prolétaires. Il y a un matériel, qui est discordant, par rapport à tout ce qu'on attend, par rapport aux catégories instituées du savoir, par rapport au regard normal qu'on porte sur des expériences, sur des savoirs, sur des situations. Alors j'ai tout ce matériel, je veux en transmettre la force un peu destructive ou explosive. Ce qui veut dire par conséquent, que au fond, à ce moment là, le texte, le livre, va être quelque chose comme une sorte de corps à corps, où au fond, je ne transmet quelque chose de la puissance d'un matériel que pour autant que je me l'approprie, mais je me l'approprie justement on peut dire quasiment dans le ligne à ligne de l'écriture. C'est à dire que pour moi, vraiment, voilà, un livre, il s'écrit ligne à ligne, un livre s'écrit pas avec l'idée, je vais parler de ça, voilà les idées, maintenant ces idées-là je les mets, voilà, je vais les expliquer. Ca pour moi ça n'a jamais fonctionné. Donc voilà, c'est à dire c'est toujours une construction, et une construction au fond où tout se joue toujours à chaque articulation, et bon quand j'écris un livre, j'écris ce livre là à chaque moment. En même temps je suis porté par le matériel, éventuellement je mime Jacotot, bon d'accord mais en même temps il y a comme une espèce de responsabilité au fond de la puissance de l'ensemble qui tient un petit peu à chaque phrase et du même coup qui doit donner aussi au livre sa tension propre. C'est à dire qu'il s'agit pas d'un livre qui résume les idées de quelqu'un. C'est ça pour moi qui est fondamental et bon, il y a cette espèce d'aventure invraisemblable de Jacotot, cet espèce de grand corpus, il faut que j'en fasse quelque chose, j'en fais quelque chose que si en un sens j'essaye d'inventer quelque chose qui soit à la mesure de l'extravagance de Jacotot, à la mesure de sa puissance de provocation. Voilà c'est ça un peu le pari d'un livre comme celui-là, et aussi ce qui a fait qu'il a mis énormément de temps à trouver ses lecteurs, parce que justement pour être fidèle à ce qu'il veut dire, il doit forcément décevoir ce que les gens attendent.

MT / AB / BR – On a l'habitude de comprendre l'émancipation dans le sens de l'issue d'une lutte des classes, de la lutte d'un peuple, d'une minorité, etc. Ici, on parle d'émancipation intellectuelle qui pourrait être rapportée, contradictoirement à l'idée d'émancipation chez Jacotot, à la situation de l'émancipé au sens classique de celui qui a achevé ses études. D'une certaine manière, ce qui est intéressant ici, c'est qu'intervient un conflit dans le corps même du terme d'émancipation. Comment explicitez-vous cela ?

JR – Si on prend vraiment Jacotot, il est clair qu'on va jamais vraiment définir un émancipé au sens de quelqu'un qui serait passé de l'autre côté. De même qu'il n'y a pas les ignorants, il n'y a pas les émancipés. C'est à dire que l'émancipation est un processus et effectivement je crois, au cœur de ce processus, il y a cette idée qu'en même temps, c'est toujours un acte singulier, individuel. On considère qu'on s'émancipe finalement de tout l'horizon de pensée dans lequel un système de domination intellectuel vous tient, mais en même temps, on s'émancipe par l'affirmation d'une capacité qu'on déclare être la capacité de tous. Je crois que c'est ça qui est important. C'est le côté quasiment kantien de l'affaire, il y a cette idée finalement de l'universalité de la maxime : bon j'agis, j'agis pour tout le monde. Et d'une certaine façon, l'acte d'émancipation, c'est l'acte d'une sortie d'une dépendance, d'une sortie d'une servitude, un acte d'auto-affirmation, mais d'auto-affirmation qui construit virtuellement un autre monde commun et ça c'est quelque chose de très très important, c'est pour ça qu'il faut avoir une idée en quelque sorte toujours active, verbale, de l'émancipation et pas penser effectivement en termes de catégories, avec les abrutis d'un côté et les émancipés de l'autre quoi.

MT / AB / BR – Est-ce qu'on peut dire qu'il y a une subjectivité, ou une inter-subjectivité, en jeu dans la situation de l'émancipation, et à la fois une désidentification ? Ici on est dans le contexte des savoirs avec Jacotot, n'est-ce pas, mais plus largement peut-on poser cette question ?

JR – Je pense que justement, on est pas simplement dans le contexte des savoirs, c'est ce que je disais, ce qui est intéressant chez Jacotot, c'est qu'on est pas simplement dans le contexte des méthodes d'instruction, en plus déjà à l'époque la question de l'éducation c'est aussi la question de ce qu'on appelle l'instruction du peuple en général, c'est à dire la question du progrès, enfin toute cette question là qui est de savoir si on pense un avenir commun à partir de l'instruction des masses par le savoir, ou de l'instruction des ignorants par les savants quoi, ou si on pense un avenir commun par la capacité singulière que chacun se donne en même temps qu'il l'attribue à tout le monde. C'est la constitution on peut dire d'un certain type de sujet, à savoir pas le sujet assujetti, et une subjectivité mais pas dans le sens où subjectif s'opposerait à collectif, c'est subjectif en tant que constituant précisément quelque chose comme un autre mode d'affirmation de la langue, un autre mode d'affirmation de la pensée. Et donc subjectif c'est pas ce qui renvoie à un individu, subjectif c'est ce qui renvoie à un usage, de la pensée et de la langue, c'est l'acte d'un individu mais pas l'acte d'un individu au sens de l'expression d'une ipséité, et oui, c'est ce qui dessine toujours une communauté des sujets. Est-ce qu'on peut appeler ça inter-subjectivité ? C'est un terme que j'aime pas beaucoup, c'est un langage phénoménologique qui est pas le mien quoi mais je pense fondamentalement oui, il faut toujours penser le sujet comme différent de l'individu. L'individu renvoie à une existence empirique, le sujet renvoie finalement à un mode d'expérimentation. Être sujet, c'est expérimenter, construire un certain type de relations, un certain usage de la pensée, un certain usage de la relation sociale, voilà c'est ça être sujet. Même si Jacotot dit il y a l'émancipation qui est toujours individuelle, et puis qui peut jamais être un acte social collectif, j'ai pensé qu'on pouvait tirer de l'idée de l'émancipation, une pensée du sujet, et plus largement une pensée du sujet politique.
Puis il y a deux choses je pense dans la logique de Jacotot. Ca veut dire effectivement qu'on sort aussi de la situation à laquelle on était assigné, c'est à dire qu'au fond on sort de la position d'ignorant. Par ailleurs j'ai essayé de penser la désidentification dans un contexte qui était le contexte du développement des mouvements identitaires (j'avais parlé de désidentification, c'était pour un colloque intitulé Identities politics), et aussi par rapport à tout ce que j'avais travaillé sur l'émancipation ouvrière, c'est-à-dire j'ai essayé de penser l'égalité véritablement comme la sortie d'un type d'identité qui nous est assigné. Alors il y a un rapport avec toutes ces questions d'Identities politics, de politiques des identités, des minorités et des communautés mais en un sens pour moi, le plus important c'est véritablement disons ceci : on se met à faire ce qu'on est pas sensé faire, ou ce qu'on ne devait pas faire ou ce qui était pas la tâche à laquelle on était assigné. C'est ça la chose la plus importante finalement plutôt que de situer ça par rapport à une problématique des identités, des communautés, des rapports entre les identités, etc. Effectivement j'ai été amené à l'appliquer un petit peu dans ce champ là, mais ce n'est pas ça qui m'intéresse. Ce qui m'intéressait, c'est l'émancipation au sens de passage justement au fond de l'habitation d'un certain monde à l'habitation d'un autre monde. C'est à dire on était travailleur dans un certain univers où le travail était assigné à un certain type de place, d'identités, et puis on passe à un autre type de monde bon où finalement le travailleur ça peut être un sujet universel quoi.

MT / AB / BR – Lors du travail de traduction de ce livre en kurde, souvent s'entremêlait cette question de qui parle, de Rancière ou de Jacotot, ou encore de la traduction de Jacotot par Rancière, à celle de la traduction en cours, comme si l'exercice de la pensée elle-même s'imposait comme une traduction. Cette idée peut-elle entrer dans l'horizon de ce livre d'après vous ?

JR – C'est une très vaste question, c'est à dire que l'horizon de ça, c'est un certain communisme de la pensée. Effectivement, ce que cherche à faire Jacotot précisément, c'est à sortir d'un univers où il y a des gens qui inventent, et puis des gens qui simplement absorbent, reçoivent. La question c'est au fond de sortir d'un univers dichotomique, de ceux qui savent, et de ceux qui ignorent, ceux qui sont actifs, ceux qui sont passifs. Penser la pensée comme une traduction, c'est justement pas la penser comme une espèce de source originaire, de source originelle qui renverrait à une espèce disons de génie privilégié ou que sais-je. Penser, on pense toujours avec les mots de la langue, avec les pensées des autres, bon ça c'est quelque chose, ça veut dire que de toutes façons il y a déjà une certaine démocratie, ou communisme, à ce niveau là peu importe le mot, de la langue et de la pensée et qu'on travaille effectivement avec ce qui a été pensé, ce qui a été dit, ce qui a circulé, on le reformule, ou on creuse des formules qui n'ont pas été creusées, on en fait sotir d'autres formules, on transforme des pensées. C'est à dire voilà, on est jamais comme ça dans une situation de point zéro, parce qu'au fond, tout le mythe pédagogique, c'est l'idée qu'il y a une sorte d'origine, et qu'il faut partir du point d'origine, et qu'il y a ceux qui connaissent l'origine et qui sont à l'origine, puis il y a eux qui suivent quoi. L'idée de Jacotot, c'est que tout le monde constamment suit, recommence, travaille, retraduit. Voilà c'est aussi une manière de briser un petit peu toutes les distinctions qui finalement aboutissent toujours à une hiérarchie, comme justement la distinction de l'intelligence et de la mémoire. C'est pour ça qu'il y a toujours cette phrase provocatrice, disant bon tel auteur a lu trente, quarante ou cinquante fois un autre auteur pour faire sa propre œuvre, bon qui évidemment n'a pas de sens littéral mais renvoie à cette réalité d'un langage et d'une pensée partagée.
En plus je crois le rôle et l'idée de la traduction, c'est justement une réponse, toujours, à l'idée de l'explication, c'est à dire à l'idée qu'il y a un savoir et puis qu'il y a un processus particulier qui va faire que ce savoir passe dans la tête de l'ignorant. L'idée de Jacotot, et bien c'est non finalement, on est pas dans des processus d'explication, on est toujours dans des processus de traduction, ce qui veut dire que l'explication elle-même est un processus de traduction, c'est à dire en même temps et bien malgré tout vous êtes prof, vous expliquez les choses mais l'important c'est d'arriver à penser l'explication comme une traduction qui pourra arriver à être retraduite et ça revient à ce qu'on disait un peu tout à l'heure. Le livre c'est une traduction qui doit être retraduite. Résumer la pensée de Jacotot, encore une fois, ça c'est de l'explication et ça, ça m'intéresse pas, mais traduire un mouvement de pensée, un autre mouvement de pensée qui peut en provoquer d'autre, en un sens je transmet quand même des choses, je transmet des choses, je clarifie des choses chez Jacotot, mais j'essaye de le faire sur un mode qui est celui de la traduction pas celui de l'explication.

Propos recueillis par Mansur Tayfuri, Alireza Banisadr, Béatrice Rettig, Paris, Avril 2015. Image : Emmanuelle Marchadour.