En dépit du terme d'art contemporain qui − après que ceux d'art moderniste et d'art postmoderniste soient tombés en ruines − s'est imposé (quitte à couvrir des pratiques néomodernistes) en l'absence, malheureusement, de toute réflexion, un tant soit peu poussée et alors même qu'il ne recouvre qu'une très faible part de la production artistique « contemporaine », le présentisme ne permet même pas d'être contemporain. La contemporanéité comporte toujours en effet elle-même, comme l'a établi en son temps Ernst Bloch (Héritage de ce temps, 1935, tr. fr. Paris, Payot, 1978) à l'encontre de l'historicisme qui (associé à l'essentialisme) était le fait du modernisme, des éléments de non-contemporanéité («Tous ne sont pas présents dans le même temps présent ») , des « archaïsmes » ou, comme dit Georges Didi-Huberman (Devant le temps, Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000), s'appuyant sur Walter Benjamin, Carl Einstein et Aby Warburg, des survivances, des anachronismes (« L'anachronisme traverse toutes les contemporainéités »), là où habituellement l'histoire − en tout cas les régimes d'historicité tant moderne que postmoderne − se fait fort au contraire de faire la chasse à tous les anachronismes. Là où Pascale Casanova (La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999), continue elle-même, en tout évolutionnisme, quoi qu'elle s'en défende, à tenir l'anachronisme pour caractéristique des espaces littéraires et artistiques périphériques, soit, une fois de plus, une forme de spatialisation du temps. Alors que pour Didi-Huberman, « il n'y a d'histoire que d'anachronismes », « il n'y a d'histoire qu'anachronique ». • Si, depuis l'antiquité, alors que l'histoire ne s'était pas encore constituée en tant que science, l'historien rejette habituellement l'anachronisme, c'est, postule J. Rancière (« Le Concept d'anachronisme et la vérité de l'historien », L'Inactuel n°6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996), pour des raisons d'ordre poétique, a contrario de la distinction qu'entendait pour sa part opérer Aristote entre histoire et poétique, entre vérité historique et vraisemblance poétique, au nom de la soumission de l'existant au possible, l'anachronique péchant non tant contre la vérité que contre ce qui nous semble être la vraisemblance et étant de ce fait tenu pour impossible. Mais « le concept d'“anachronisme” est anti-historique parce qu'il occulte les conditions même de toute historicité. Il y a de l'histoire pour autant que les hommes ne “ressemblent” pas à leur temps, pour autant qu'ils agissent en rupture [ou à la fois en osmose et en rupture] avec “leur” temps », quand bien même cette rupture n'est pas nécessairement, pour ce qui est de l'histoire de l'art, comme, pour Adorno, celle de l'art authentique par rapport au goût du public de l'époque, en « avance » par rapport à son temps. Mais ce qui fait qu'il ne devrait y avoir d'« art authentique » ou « authentiquement contemporain » qu'en rupture (ou à la fois en osmose et en rupture) avec le régime de l'art si régime de l'art il y a. D'où, en tout cas, la proposition de Rancière de parler, plutôt que − négativement − d'anachronisme, d'« anachronie », l'anachronie, qui est elle-même une catégorie poétique, étant, par définition, ce qui échappe à toute contemporanéité, du moins en sons sens non dialectique. • Parodiant le titre d'un texte célèbre d'Erwin Panofski (« L'histoire de l'art est une discipline humaniste », tr. fr. L'Oeuvre d'art et ses significations, Essais sur les « arts visuels », Paris, Gallimard, 1969) plaidant lui-même pour une conception que l'on peut qualifier d'« euchronique » de l'histoire de l'art selon laquelle, comme pour Riegl, comme pour l'histoire sociale de l'art, chaque oeuvre est tenue pour l'expression de son époque et doit être étudiée en privilégiant les sources d'époque (là où il conviendrait au contraire de faire de l'histoire de l'art à la façon dont Geroges Duby, dans Le Dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214 (Paris, Gallimard, 1973) a pu traiter en l'occurence d'un événement historique − de surcroît, une bataille ! −, en faisant l'histoire de la réception artistique des oeuvres à travers le temps), Didi-Huberman a été jusqu'à intituler a contrario un texte « L'Histoire de l'art est une discipline anachronique » (Le Genre humain n°35, Actualités du contemporain, Paris, Seuil, printemps 2000), le « point de vue anachronique » ne se voulant selon G. Didi-Huberman (La Ressemblance par contact, Archéologie, anachronisme et modernité de l'empreinte, Paris, Minuit, 2008), « ni archétypal, ni moderniste, ni postmoderne, ni anti-moderniste » (ni, bien entendu, pré-moderniste pas davantage que néomoderniste). Co-présence, là encore, de différentes stases temporelles quand bien même, ainsi qu'à pris soin de le préciser J.F. Lyotard (« Réécrire la modernité », Cahiers de philosophie n°5, Lille, printemps 1988), ces notions ne désignent pas à proprement parler différents moments temporels. • Alors que pour Hartog (« La temporalisation du temps : une longue marche », J. André, S. Dreyfus-Asséo & F. Hartog, ed. Les Récits du temps, Paris, PUF, 2010), la notion d'anachronisme ne prend bien sens qu'en rapport avec le régime moderne d'historicité quand bien même celui-ci entend rejeter tout anachronisme. Dans l'ancien régime d'historicité, quand la dimension du passé l'emportait sur celles du présent et de l'avenir, c'était le présent qui imitait le passé en se tenant pour inférieur au passé (position qui, en tout cas, était celle des anciens dans la querelle des anciens et des modernes). Tandis que, dans le régime moderne d'historicité, c'est désormais le futur qui domine, et l'anachronisme, imitation de l'avenir par le passé, « devient une faute contre le temps, une faute de temps, comme on repère une faute de grammaire. Dans la mesure où il introduit du désordre dans le cours du temps, il faut le repérer et le dénoncer ». • Cependant que Jean-Luc Nancy (« Le temps partagé », Traverses, nouvelle série n°1, Du contemporain, Paris, Centre Georges Pompidou, printemps 1992) a lui-même postulé qu'« être contemporain supposait de pouvoir partager un même temps. Ce qui suppose, à son tour, un temps qui se laisse partager » qu'il oppose à la fois lui-même au temps linéaire, c'est-à-dire au temps divisé en passé, présent, futur, et à la simple simultanéité, au « simultanéisme », comme ce serait la règle aujourd'hui où le présent « nous étreint, coupé de ses passés et de ses avenirs », ne donnant « pas lieu à l'espace ni au rythme d'une contemporanéité, mais seulement à une sorte de simultanéité saccadée, doublée d'une successivité de laser fuyant à l'infini ». Où Nancy n'en finit pas moins par retrouver, en tout « anachronisme », la conception même de la modernité qui était celle de Beaudelaire (« Le peintre de la vie moderne », op. cit.), s'efforçant de « tirer l'éternel [quand bien même l'éternel demeure une notion atemporelle] du transitoire », le classique du moderne : « il y a toujours du classique à l'horizon du contemporain », alors même que, désormais, déplore Nancy, « nous sommes détachés de tout classicisme ». Tout au plus serions nous contemporains de l'impossibilité de la contemporainéité. Tout comme J.L. Nancy postule par ailleurs (La Communauté désoeuvrée, Paris, Bourgeois, 1986) l'impossibilité de la communauté ou, du moins, de toute comunauté substantielle, tant communauté préexistante − la communauté perdue ne s'avère qu'un myhe moderne − que communauté à construire, à « mettre en oeuvre » : l'aspiration à fonder une communauté n'est elle-même qu'illusion toute moderne ; tout au plus est-il non un être commun mais un « être en commun » (par quoi, malgré tout, « la communauté résiste ») qui « signifie que les êtres singuliers ne sont, ne se présentent, ne paraissent que dans la mesure où ils comparaissent, où ils sont exposés, présentés ou offerts les uns aux autres ». De même que Frédéric Neyrat (Fantasme de la communauté absolue, lien et déliaison, Paris, L'Harmattan, 2002) ménage pour sa part, face à ce qu'il appelle non tant le mythe que, en termes davantage psychanalytiques, le « fantasme » de la communauté absolue ou parfaite, autrement dit le fantasme d'un lien fusionnel sans séparation, d'un lien qui n'ait plus rien à lier, d'un lien sans lien et, par là même impossible, la possibilité, si ténue soit-elle, d'un lien communautaire cherchant au contraire à résister à tout fantasme fusionnel. La possibilité d'un « lien fissionnel », à même d'intégrer le point de vue de l'Autre au coeur de l'Un, émergeant non pas de la disparition du Deux mais de sa maintenance au coeur de l'Un, d'un lien ne pouvant advenir que de façon éphémère, « intempestive », s'opposant à toute prétention à la permanence de ce qui se serait constitué une fois pour toutes. Comme le souligne J.L. Nancy lui-même dans La Communauté affrontée (Paris, Galilée, 2001), dans le commun − prétendu communisme formel célébré par Bourriaud y compris − il ne peut y avoir que des forces qui s'affrontent, tout comme J. Rancière (« La Communauté comme dissentiment », entretien avec François Noudelmann, Rue Descartes n°42, Politiques de la communauté, Paris, PUF, 2003) fait état du « tissu dissensuel du commun ». • Tandis que Maurice Blanchot (La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983) invoque ce qu'il appelle la communauté négative, « la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté », non pas simplement, comme pour Rancière, la communauté des exclus, des sans-part, « l »'exclu (ou, comme préfère dire Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, « le » désaffilié, ou − R. Castel & C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Entretiens sur la construction de l'individu moderne, Paris, Fayard, 2001 & R. Castel, « La Face cachée de l'individu hypermoderne : l'individu par défaut », N. Aubert, ed. L'Individu hypermoderne, Paris, Érès, 2004 − ce qu'il tient pour la face cachée de l'individu hypermoderne : « l »'individu par défaut) jouant pour la société actuelle le rôle que jouait pour la société moderne selon Georges Simmel, « Digressions sur l'étranger », 1908, tr. fr. Y. Grafmeyer & I. Joseph, ed. L'Ecole de Chicago, Naissance de l'écologie urbaine, Paris, Champ urbain, 1979, ce mixte de proche et de lointain qu'était selon lui « l »'étranger lui-même. Ou alors au sens où tous seraient en dernier ressort « des » exclus. De même que Roberto Esposito (Communautas, Origine et destin de la communauté, 1998, tr. fr. Paris, PUF, 2000) allègue la communauté du manque, du manque de propre, de la dépendance de l'autre, de la dette (quand bien même l'obligation de contre-don à laquelle s'en tient Esposito est chose des plus discutées) : « le commun n'est pas caractérisé par le propre, mais par l'impropre − ou plus radicalement par l'autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son sens négatif ; par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s'altérer. Dans la communauté, les sujets ne trouvent pas un principe d'identification − pas plus qu'un enclos aseptique à l'intérieur duquel établir une communication transparente ou même simplement le contenu de cette communication. Ils ne trouvent rien d'autre que ce vide, cette distance, cette extranéité qui les constituent comme manquant à eux-mêmes : “donnant” parce que “donnés”, au sein d'un circuit de donations réciproques », « Non seulement la communauté n'est pas identifiable à la res publica, à la “chose” commune, mais elle est bien plutôt le trou dans lequel celle-ci risque continuellement de glisser, l'éboulement qui se produit sur ses flancs et en elle. Cette faille qui cerne et transperce le “social” a toujours été ressentie comme le danger constitutif de − plus que dans − la société humaine. » D'où l'acharnement mis par la modernité à la récuser, à s'en « exempter », à s'« immuniser » contre elle, en même temps que, reconnaît Esposito, la question de la communauté s'est effectivement trouvée piégée de l'intérieur par une dérive mythique. Mythe qui « se forme lorsqu'à l'individuation du caractère constitutivement concave de la communitas succède son affirmation en tant qu'entité […] Si la communitas est le débordement hors du sujet individuel, son mythe est précisément l'intériorisation de cette extériorité, le redoublement représentatif de sa présence, l'essentialisation de son existence ». • Cependant que Giorgio Agamben (La Communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, 1990, tr. fr. Paris, Seuil, 1990) fait lui-même état de la communauté de singularités quelconques, en l'absence de toute essence et de toute propriété commune, de tout concept, de toute identité, d'une communauté qui ne serait médiatisée ni par une condition d'appartenance ni même par l'absence de toute condition d'appartenance comme dans le cas de la communauté négative au sens de Blanchot, mais par l'appartenance même (tout comme dans le cas de l'art lui-même). • G. Agamben qui, justement (Qu'est-ce que le contemporain ? 2006, tr. fr. Paris, Rivages, 2008), − là ou F. Neyrat, (« Naissance de l'immunopolitique », R. Esposito, Communauté, immunité, biopolitique, 2008, tr. fr. Paris, Prairies ordinaires, 2010) dit pour sa part qu'« être contemporain ne signifie nullement coller au temps, mais se situer à la distance d'une surface d'échange entre ce qui arrive et ce qui n'arrive pas » − relie lui-même paradoxalement, à l'encontre des régimes tant moderne que postmoderne d'historicité, le contemporain à l'inactuel au sens de Friedrich Nietzsche (« Considérations inactuelles [ou intempestives] », 1873-76, tr. fr. Oeuvres philosophiques complètes II, Paris, Gallimard, 1988-1990, 2 vol.), avec ce que cela implique donc de décalage par rapport à l'actualité : « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps […] La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme ». Soit la contemporanéité elle-même comme co-temporalité des différentes stases temporelles. En même temps que l'écart qui, selon Agamben, caractérise la contemporanéité par rapport à l'actualité fait là encore penser à la façon dont M. Foucault (« Qu'est-ce que les Lumières ? », op. cit.) définissait ce qu'il appellait une attitude de modernité (où l'on pourrait, désormais, parler d'attitude de contemporanéité) consistant, dans le droit fil de Beaudelaire, à ne pas être simplement, aveuglément moderne mais, précisément, comme dans le cas du dandy, à adopter une certaine attitude par rapport à ce qui a caractère moderne. À ceci près, cependant, que, alors que pour Beaudelaire, la modernité, tout en passant par la mode, permettait de se dégager de la mode en tirant l'éternel du présent, le Beau éternel du Beau moderne, pour Agamben la mode elle-même permettait malgré tout d'être contemporain, le temps de la mode étant (comme dans les cahiers de tendance) en avance sur lui-même, en même temps que la mode peut à l'occasion se permettre, tout comme, en art, le présumé primitivisme moderniste (quand bien même l'art dit primitif, loin d'être décalé dans le temps n'en est pas moins lui-même bien souvent, avec l'élément de non-contemporanéité qui le caractérise, notre contemporain), de « réactualiser » un moment du passé.
Retour du futur, Ere, 2010, p. 32-35.