Assujettissement et politique du désir inconscient

Les deux questions proposées, la question du collectif, de la production de subjectivités collectives et la question des rapports entre politique et psychanalyse ont vraiment été au cœur de l’entreprise de Deleuze et Guattari dans les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie (L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux). Sans doute le nouage de ces deux questions donne-t-il sa singularité à la manière dont ils ont posé le problème des nouvelles formes de subjectivité, en y reconnaissant « nôtre problème », le problème qui, selon eux, est aujourd’hui le nôtre.
La production de subjectivité est intrinsèquement collective, politique et analytique. C’est ce que nomme le concept de « subjectivation », introduit dans le chapitre de Mille Plateaux (MP) « Sur quelques régimes de signes ». La subjectivation y est décrite comme une strate d’organisation sociale (celle de l’assujettissement) déterminant des modes d’expression collectifs qui visent à réguler le désir ou le désirable. Mais en même temps, cette strate sociale porte le désir, l’expression des signes du désir, à un tel point d’excès et de décollement, qu’elle tend aussi à basculer au dehors de la machine sociale, à nous faire passer sur l’autre face : à la limite extérieure de tout système de socialité. Cette ambivalence du concept de subjectivation était déjà au cœur de la politique du désir de L’Anti-Œdipe (AO), et tout se passe comme si elle était l’écho, dans MP, des problèmes posés par cette politique du désir inconscient, telle qu’elle a été proposée dans l’AO, à ce moment politique particulier, au début des années 70, et selon les formes qu’ont prises alors les luttes révolutionnaires dans lesquelles s’inscrivent la théorie et la pratique guattariste des groupes sujets (notamment, mai 68 et la « révolution moléculaire », pour reprendre le tire de l’ouvrage de Guattari, de 77 en Italie souvent nommée le « mai 68 italien »).
Le fait de mettre la subjectivité, le désir inconscient, la libido au sens freudien, au premier plan de la question politique, dans son aspect théorique ou idéologique mais, aussi bien, et plus encore, dans son aspect pratique et organisationnel, permet de rendre compte de l’exercice immanent du pouvoir dans l’économie capitaliste. La politique du désir est l’explication, la révélation, au sens d’un analyseur ou d’un catalyseur, du fonctionnement politique de la machine capitaliste. Et elle permet à Deleuze et Guattari de repérer, dès 72, certaines mutations du capitalisme qui s’avèreront décisives, la transformation de sa phase fordiste et l’émergence du capital cognitif notamment. Mais cette immanence de la politique du désir à l’axiomatique capitaliste, pose inévitablement le problème de l’écart qu’elle est susceptible ou non de produire avec cette axiomatique. Elle ne vise pas seulement, en effet, à rendre compte, à expliquer son fonctionnement, mais aussi à basculer de l’autre côté, à franchir la ligne de ce que l’axiomatique du Capitalisme nous fait dire, penser, et désirer. La politique du désir, si féconde pour une herméneutique de la politique capitaliste, l’est-elle autant en ce qui concerne les formes possibles d’innovation politique, soit, la création d’une nouveauté politique ?
Deux des caractéristiques de la subjectivation dans MP, en particulier, expliquent le paradoxe de ce régime de signes ou de cette strate sociale. D’un côté la subjectivation est un processus de déterritorialisation. Dans le régime de signes signifiant par exemple, les signes sont rapportés circulairement les uns aux autres en étant reconduit au bout du compte à un centre transcendant qui fonctionne comme une unité supérieure de hiérarchisation et de centralisation. Ce qui caractérise la subjectivation, au contraire, c’est le mouvement qui déterritorialise les signes, qui les fait fuir sur une ligne droite, à partir de la rencontre d’un élément extérieur, du dehors, qui fonctionne pour le sujet (individuel ou collectif) qui se constitue dans cet agencement d’énonciation comme un point de subjectivation1. La subjectivation est en ce sens décrite comme l’entrée dans un devenir-autre et ressemble à s’y méprendre à ce que Deleuze et Guattari définissent comme un devenir impersonnel dans MP ou, déjà, comme des « subjectivations larvaires dans Différence et Répétition : « La ligne passionnelle du régime pos-signifiant [ou subjectivant] trouve son origine dans le point de subjectivation. Celui-ci peut être n’importe quoi (…) L’aliment joue ce rôle pour l’anorexique (…) Une robe, une lingerie, une chaussure sont des points de subjectivation pour un fétichiste. Un trait de visagéité pour un amoureux (…) Une chose, un animal peuvent faire l’affaire. Il y a des cogito sur toutes choses. » MP161
Seulement la seconde caractéristique de la subjectivation est aussi de rabattre ce processus de déterritorialisation ; du moins celui-ci ne s’enclenche-t-il qu’en opérant simultanément un dédoublement ou un redoublement du sujet. Le sujet produit par le processus de subjectivation est toujours un sujet divisé. Par cette seconde caractéristique la subjectivation n’opère plus comme une déterritorialisation des signes i.e de l’expression du désir, mais comme une reterritorialisation qui barre, ligote ou limite la ligne de fuite qu’elle a elle-même initiée ou déclenchée. Par cette seconde opération, la subjectivation est un assujettissement. Le dédoublement et le redoublement qui la caractérise est une intériorisation de la contrainte, une normalisation : « du sujet d’énonciation découle à son tour un sujet d’énoncé, c’est-à-dire un sujet pris dans des énoncés conformes à une réalité dominante (dont la réalité mentale de tout à l’heure n’est qu’une partie même quand elle a l’air de s’y opposer). Ce qui est important, ce qui fait donc de la ligne passionnelle post-signifiante une ligne de subjectivation ou d’assujettissement, c’est la constitution, le dédoublement des deux sujets et le rabattement de l’un sur l’autre, du sujet d’énonciation sur le sujet d’énoncé (…) comme si le sujet dédoublé était, sous une de ses formes, cause de énoncés dont il fait lui-même partie sous l’autre de ces formes. ». MP 161-162
Dans l’avant dernier Plateau, « Appareil de capture », le capitalisme est précisément défini comme « une entreprise mondiale de subjectivation ». C’est que la déterritorialisation des flux, qui caractérise son mode de production, engendre exactement le même problème « schizophrénique » que celui auquel nous confronte la subjectivation. Le capitalisme fonctionne en effet, comme système de production, comme machine économique, selon les deux mêmes caractéristiques que celles qui définissent la subjectivation comme machine sémiotique ou régime de signe : la déterritorialisation absolue (le décodage des flux de production) et, corrélativement, la division ou le redoublement du sujet qui en est la reterritorialisation simultanée. Ce sont ces deux faces du capitalisme qui expliquent au bout du compte la division du sujet. Et cela montre que si la division du sujet intervient bien effectivement au niveau du désir, au niveau de l’économie libidinale, elle n’est pas pour autant une structure propre au désir mais seulement l’effet d’un assujettissement social. Assujettissement que la psychanalyse reproduit quand elle méconnaît, dans les images de la neutralité ou de l’impartialité symboliques, qu’elle est elle-même, consciemment ou non, une politique de l’inconscient.
La machine capitaliste ne surgit pas tant avec le décodage ou la déterritorialisation des flux qu’avec la rencontre des deux flux principaux déjà décodés, la déterritorialisation du travailleur qui devient travailleur libre et nu (et non plus esclave antique ou cerf féodal), ayant à vendre sa force de travail et, de l’autre côté, l’argent décodé devenu capital et capable de l’acheter (266) ; elle ne surgit qu’avec la conjonction des deux flux de producteur et d’argent, c’est-à-dire avec l’apparition d’un équivalent général qui conjugue tous les procès de décodage et de déterritorialisation en les rapportant à une pure quantité. La constitution du socius ou de la machine sociale et, partant, celle des sujets eux-mêmes qui en dépendent, ne présuppose plus aucune relation à des facteurs extra-économiques, elle se fait à même les flux productifs dans leur conjonction immanente. La maîtrise, le contrôle, la régulation des flux ne passe plus par des codes mais par des axiomes. « Ce que le capitalisme décode d’une main, il l’axiomatise de l’autre ». La seule chose dont l’axiomatique ait besoin pour fonctionner est de correspondre, d’être « à même » les flux quantitatifs. Il est seulement nécessaire que les individus agissent conformément aux flux quantitatifs de capital et de travail, ils ne valent plus eux-mêmes que comme quantité de travail ou de capital.
La subjectivité n’est plus produite par son implication dans un code, mais comme l’application d’un axiome : « Bien plus, malgré l’abondance des cartes d’identité, des fiches et des moyens de contrôle, le capitalisme n’a même pas besoin d’écrire dans les livres pour suppléer aux marques disparues des corps (…) La personne est réellement devenue « privée » pour autant qu’elle dérive des quantités abstraites et devient concrète dans le devenir-concret de ces mêmes quantités. C’est celles-ci qui sont marquées et non plus les personnes elles-mêmes : ton capital ou ta force de travail, le reste n’a pas d’importance, on te retrouvera toujours dans les limites élargies du système même s’il faut faire un axiome rien que pour toi. » (AO 298). C’est précisément parce que la réalisation des axiomes n’a nul besoin (à la différence de la reproduction dans les codes) ni de l’intention ni de la « croyance » des sujets, que ceux-ci se trouvent divisés entre ce qu’ils font concrètement ou matériellement, et ce qu’ils pensent ou ce qu’il croit intellectuellement ou spirituellement, entre leur conscience transcendantale si l’on veut, et leur action empirique. Deleuze et Guattari prolongent ainsi les analyses de Marx dans les Manuscrits de 44 et la Question juive.
Seulement l’assujettissement et la privatisation du désir ne sont pas les seuls processus constitutif de la subjectivité capitaliste. L’investissement du désir signifie à la fois l’introjection du désir dans l’économie elle-même, dans l’infra-structure mais, aussi bien, réciproquement et du fait même de l’immanence des axiomes, l’extension de la stratification sociale, de l’anti-production à tout le champ économique du désir. « A la faveur de l’immanence et du décodage, l’anti-production s’est répandue à travers toute la production, au lieu de rester localisée dans le système. » (AO 312). La subjectivité et le désir deviennent alors eux-mêmes une part du procès de production, des pièces de la machine capitaliste. Comme le souligneront Deleuze et Guattari dans MP : on dirait qu’un peu de subjectivation nous éloignait de l’asservissement mais que beaucoup nous y ramène. (La subjectivité des travailleurs et leur lutte contre l’exploitation sont réintégrées dans les axiomes du capital, en étant associées, incorporées aux axiomes des flux de financement, par le biais notamment de leur « intéressement ».)
Ainsi la division du sujet n’est-elle que l’expression des deux faces du capitalisme : sa déterritorialisation dans les axiomes du capital mondial, qui réinvente un système d’asservissement machinique dont les individus sont les parties constituantes, et sa reterritorialisation dans les subjectivités nationales, dans les Etats, qui sont les modèles de réalisation immanents selon lesquels l’axiomatique mondiale des flux décodés s’effectue dans les différents secteurs. Ce sont eux qui opèrent les procès de subjectivation et les assujettissements sociaux. Mais en reterritorialisant en bouchant le mouvement fuyant des flux décodés, l’axiomatique engendre aussi des points critiques, de condensation ou d’ébullition qui soumettent l’axiomatique à la pression des flux. Ainsi des quatre flux qui « tourmentent » constamment l’axiomatique mondiale (flux de matière-énergie, flux de population, flux alimentaire et urbain), ne cessent de « poser problème » aux axiomes.
La machine capitaliste ne s’établit donc pas seulement sur la différence entre code et axiome, mais également sur une différence, plus fondamentale encore, entre le flux et l’axiome. C’est cette différence qui maintient toujours ouverte même dans l’institution la plus axiomatisée, même dans les corps collectifs de l’Etat lui-même, la possibilité d’un écart, d’une schize désassujettissante. A fortiori, dans la lutte au niveau des axiomes (lutte pour les droits, celles des femmes pour le vote ou l’avortement, celle des régions pour l’autonomie celle des minorités opprimées…), « il y a toujours un signe pour montrer que ces luttes sont l’indice d’un autre combat co-existant ». « Bref, la lutte autour des axiomes est d’autant plus importante qu’elle manifeste et creuse elle-même l’écart entre deux types de propositions, les propositions de flux et les propositions d’axiomes (…) La question n’est pas du tout l’anarchie ou l’organisation, pas même le centralisme et la décentralisation, mais celle d’un calcul ou d’une conception des problèmes concernant les ensembles non dénombrables, contre une axiomatique des ensembles dénombrables. » MP588
La question posée par la description de l’assujettissement dans la machine capitaliste n’est donc pas seulement celle du rabattement, de la reterritorialisation des signes du désir dans les machines sociales (ou ce que et G nomme aussi l’anti-production) qui le barrent et le ligotent, mais également celle du rabattement des énonciations révolutionnaires (les propositions de flux, « problématiques »), qui rompent avec les régimes de signes et avec la causalité historique, dans des groupes majoritaires ou des ensembles dénombrables, qui sont la forme générale et seulement apparente que prend la résolution axiomatique des vrais problèmes posés par le décodage des flux. C’est la question cruciale de « la pente funeste » : la tendance inhérente à l’innovation politique, i.e à la production d’un nouvel agent collectif d’énonciation, qui conduit du surgissement d’une nouvelle subjectivité collective ou d’un « groupe en fusion » (Sartre) à son institution dans un ensemble dénombrable, stratifié, dans une majorité, i.e un groupe fonctionnant à son tour comme une instance normalisatrice, et qui sera à l’origine d’un nouveau processus d’assujettissement. L’assujettissement est une possibilité nécessaire de la subjectivation, le groupe assujetti une possibilité nécessaire de toute subjectivité de groupe.
La théorie guattariste des groupes s’inscrit dans le bouillonnement groupusculaire des années 60-70. Mais en accordant au désir inconscient, à la subjectivité et aux méthodes analytiques (sur le modèle de la psychothérapie institutionnelle expérimentée à Laborde avec Jean Oury) un rôle crucial dans l’organisation de la lutte anti-capitaliste, elle rompt aussi avec le cadre marxiste-léniniste du trotskysme et du maoïsme. Le maoïsme étant sans doute la principale cible de Guattari dans sa critique des groupes assujettis. La reproduction des mécanismes d’assujettissement dans les groupes révolutionnaires a en vérité, selon Deleuze et Guattari, son origine dans la coupure léniniste elle-même. D’un côté, en affirmant tout le pouvoir aux soviets, elle a effectué l’énonciation révolutionnaire par excellence, (cette « interprétation », ce renversement de puissance qui a retourné la défaite, et la récession en une victoire des masses), elle a produit la discontinuité prolétarienne et rompu avec l’ordre même de la causalité historique. Mais d’un autre côté elle a aussi correspondu à cette transformation du parti bolchévique en une forme d’appareil d’Etat qui soit susceptible de diriger les masses.
L’institution de la discontinuité prolétarienne dans la définition du prolétariat comme classe, la reterritorialisation de ces groupes sujets dans un ensemble molaire a présidé à l’effectuation contre-révolutionnaire de la Révolution. i.e selon Deleuze et Guattari à la constitution et à l’unification du sujet politique (ou du sujet de la révolution) par un ensemble de pratiques divisantes : détachement d’une avant-garde comme un sujet supposé savoir (Comité Central ou bureau politique..) prélèvement d’une classe (prolétariat) disciplinée, organisée et hiérarchisée, enfin résidu d’un sous-prolétariat présenté comme à exclure ou à rééduquer. Une telle organisation du groupe, dans le modèle du parti, reproduit en réalité les mécanismes de la constitution d’une majorité, elle fonctionne selon la même division tripartite que celle que la bourgeoisie a introduite dans le prolétariat, dans le cadre des rapports de production capitalistes. C’est à ce niveau que se produisent les phénomènes imaginaires de sur-moïsation, d’oedipianisation et de castration de groupe. Ces phénomènes ne sont pas naturellement ou structurellement liés à la production d’une subjectivité de groupe, ils sont le résultat d’un certain mode d’unification que l’introduction des méthodes analytiques dans les groupes révolutionnaires vise précisément à conjurer.
Mais l’enjeu d’une politique du désir n’est pas seulement de construire cette divergence entre deux types de groupes ou deux dynamiques groupusculaires. Cette divergence se fonde elle-même sur la différence du flux et de l’axiome et sur sa première conséquence : la non-coïncidence, la non-correspondance entre les intérêts objectifs de classe et les investissements inconscients de désir. C’est le rôle décisif du désir inconscient qui vient – qui est censé venir – dissocier la politique révolutionnaire de sa stratification, de son codage, de sa rationalisation dans l’objective nécessité de l’histoire, dans la téléologie des forces productives et des moyens de production. L’intérêt objectif de classe s’exprime dans les propositions d’axiomes, l’investissement inconscient dans des propositions de flux, les unes sont théorématiques et « résolutives », elles prennent une forme générale et stéréotypée, les autres sont « problématiques » et tiennent le particulier pour une forme innovatrice. La subjectivité de groupe se joue donc immédiatement, directement dans les énonciations ; elle est d’abord un « agent collectif d’énonciation ». Si bien que le détachement, le décrochage de la politique révolutionnaire et de ses formes d’organisation d’avec la médiation du parti et de l’Etat, engage en vérité aussi une requalification et une revalorisation des énonciations elles-mêmes.
La subjectivité de groupe, comme toute subjectivation, se produit dans les signes, elle est d’abord une création sémiotique. La politique du désir ne consiste donc pas seulement à faire apparaître l’introjection du désir dans l’infra-structure économique (ce que fait l’axiomatique capitaliste), elle vise aussi à revaloriser la subjectivité comme une production sémiotique et partant à l’arracher à sa dimension seulement économique : la subjectivation se joue dans les formes d’expression, avant de s’effectuer (ou non) dans des agencements matériels, économiques, historiques, qui peuvent lui correspondre. Les énonciations ne sont pas pour autant de simples « discours » qui viendraient traduire, sous une forme brouillée ou plus ou moins nette les intérêts de classes correspondant aux structures historiques. Elles ne sont pas des superstructures idéologiques qui viendraient énoncer, sur le mode de la tromperie, l’obligation de la domination imposée par les agencements de pouvoir, matériels et institutionnel. La politique du désir renverse radicalement cet ordre de priorité onto-logique. Elle montre que ce qui a les apparences du plus superficiel et du plus dérivé, les paroles, les discours, la subjectivité, le désir, a en fait l’importance de ce qui est le plus matériel, le plus profond, le plus « historique ». La lutte contre les axiomes capitalistes est une lutte dans les énonciations ; et cela parce que l’énonciation n’est pas représentation, n’est pas « discours », mais constitution de soi. Et ce « soi » qui peut être celui d’un individu ou aussi bien d’un ensemble social est toujours un sujet collectif et inconscient.
La critique du modèle idéologique et du nexus classe-parti-Etat, menée au nom d’une politique du désir, pose sans doute plus de difficultés qu’elle n’en résout. Mais, par là, elle indique peut être aussi certains des points de dessaisissement qui sont encore les nôtres aujourd’hui et dont témoignent nos formes contemporaines d’empêchement politique (en Europe et en Amérique du Nord). Je voudrais pour finir indiquer à cet égard deux pistes de discussion possibles, qui peuvent être tirés des problèmes posés par cette politique du désir.
Premièrement, la critique et le refus de la division tripartite, de la constitution du sujet politique dans et par la forme parti, toujours tributaire en réalité selon Deleuze et Guattari de la forme Etat, pose inévitablement le problème de la stratégie politique des formes d’organisation qui sont détachées, dissociés du modèle du parti. Ce nexus classe/parti/Etat est, selon Deleuze et Guattari, une des principales raisons des empêchements du mouvement ouvrier et des blocages historiques du communisme. Mais ce n’est pas la manifestation ou la révélation des désirs inconscients dans les groupes révolutionnaires qui peut répondre au problème stratégique, ni à celui de la continuité dans les organisations post-parti. A cet égard la politique du désir semble plutôt se substituer elle-même à ces problèmes, courant alors le risque de les retrouver d’autant plus incontournables, face à elle, comme ses propres blocages. Plus encore, le refus d’une politique de la division (qui fut pourtant d’abord au cœur de l’engagement trotskyste de Guattari, cf. la manière dont il décrit, en 66, le détachement des sous-groupes révolutionnaire dans le PCF) tend à faire basculer la politique du désir dans une pure schizophrénisation de l’institution. La critique par Guattari de l’anti psychiatrie qui, selon lui, rabat l’aliénation mentale dans l’aliénation sociale, la causalité de la folie dans la causalité politique, ne manque pas de vérité ; tout comme d’ailleurs son effort pour prévenir par l’analyse, par la parole, les tentations terroristes et le passage à la lutte armée de certains militants radicaux, notamment en Italie. Mais, inversement, la substitution de la subversion ou de la « perversion » de l’institution à sa négation et à sa destruction, tend aussi fatalement à attacher la subjectivité désirante à l’institution qu’elle subvertit (perversion dont on sait qu’elle fut pour Deleuze sa disposition de pensée privilégiée, au cœur de son rapport paradoxal à l’histoire de la philosophie).
Deuxièmement, la revalorisation de la subjectivité, du désir, des énonciations, bref de tous les phénomènes superstructurels ou idéologiques, l’affirmation non pas de leur autonomie sans doute, mais de leur relative indépendance à l’égard de agencements matériels et des structures historiques (elles en dérivent certes mais n’en dépendent pas) est à double tranchant. D’un côté elle nous permet d’œuvrer maintenant pour un changement immédiat des modes d’existence, des manières dont nous nous problématisons, dont nous nous réfléchissons et nous reconnaissons comme des sujets. La transformation de notre rapport aux autres et à nous-mêmes n’a pas à attendre et n’est pas conditionnée par un changement plus profond dans les infrastructures économiques, dans les structures politiques ou historiques. Elle peut se faire immédiatement et non pas à la condition de l’institution d’une nouvelle « société sans classe », d’une société toute autre, infiniment différée qui serait la destination utopique de l’histoire de la révolution ou des tentatives révolutionnaires. Mais d’un autre côté, comment alors les énonciations, les formes d’expressions pourraient-elles effectivement modifier ces structures et ces agencements matériels, ces « formes de contenu » ? Et comment des modes d’apparaître ou de dire, comment des formes de manifestation ou des énonciations pourraient ils s’inventer, s’effectuer et se construire dans la durée, sans que soit modifiée la dynamique d’accumulation qui soutient l’ignominie, la lâcheté et le cynisme des mode d’existence avec lesquels ils prétendent rompre. La revendication d’une modification des modes d’apparaître qui ne dépendent pas en dernière instance, d’une modification dans ce dont ce sont les apparaîtres court alors le risque de nous reconduire à des contestations essentiellement réactives ou à des formes de protestation purement symboliques.

  1. « Qu’est-ce qui se passe dans ce second régime, par opposition au régime signifiant (…) En premier lieu un signe ou un paquet de signes se détache du réseau circulaire irradiant, se met à travailler pour son compte, à filer sur la ligne droite comme s’il s’engouffrait dans une mince voie ouverte. »