RÉSISTANCE DANS LA LANGUE
Modestement désigné par son auteur comme le « carnet de notes d'un philologue », LTI est, dans le sens le plus éminent du terme, un manuel de résistance. Que reste-t-il à l'individu solitaire, séparé de tous les autres par le règlement maniaque de la discrimination raciale, marqué, harcelé, criblé d'interdictions, accablé de misère ? Que reste-t-il à cet abandonné en proie à la peur constante de la déportation, mais aussi des bombardements lorsqu'il a été dépouillé de ce qui, dans une société civilisée, constitue un homme ?
La réponse, toute stoïcienne, mise à l'épreuve de douze années de nazisme par Victor Klemperer (et sa femme Eva qui, non juive, demeura envers et contre toutes les persécutions à son côté, lui évitant ainsi la déportation) est : la liberté intérieure, cette forme de résistance sans panache exhibé qui prend consistance dans l'obstination, envers et contre tout, de la vigilance intellectuelle du témoin du désastre. « Observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive » - tels sont l'auto- exhortation et le commandement qui, dès le premier jour de la catastrophe, vont régler la conduite du professeur d'université réduit à la condition de paria1.
La résistance qui se déploie ici ne prend pas la forme du coup d'éclat, de l'action guerrière, elle donne corps à une stratégie de l'endurance, de la persévérance, face à l'adversité la plus extrême et en dépit du danger de tous les instants. Le résistant muet, en apparence soumis et apraxique qu'est Klemperer, lance le défi le plus insensé qui soit : celui de maintenir et d'incarner la continuité de la raison, de la pensée critique, de l'identité civilisée lorsque tout se défait, lorsque tout « nage dans la même sauce brune2 ». Il est celui qui mise, au péril de sa vie (découvertes, ses notes le condamneraient à coup sûr au camp, voire à la chambre à gaz), sur l'ininterruption du travail d'élucidation dévolu à l'intellectuel - lors même que le poison des mots et des opinions distordus s'infiltre partout et que l'« épidémie » n'épargne rien ni personne.
L'élément dans lequel s'inscrit ce défi que l'on pourrait dire donquichottesque, tant il met aux prises des forces disproportionnées, est la durée. L'héroïsme paradoxal incarné par Eva et Victor Klemperer est tout entier tendu vers cet avenir improbable, vers ce chas de l'aiguille par lequel passent les rescapés des chambres à gaz et des bombes au phosphore au début de l'année 1945. Durer, envers et contre toute probabilité, plus longtemps que la machine de mort nazie, survivre à son usure et à sa destruction apocalyptique - pari « fou » du réprouvé, sans force ni pouvoir, pari tenu...
Dans une des études les plus remarquables de ce volume, Klemperer analyse la distorsion de sens que le nazisme fait subir au mot « fanatisme ». En parodiant la LTI, on pourrait dire que ce livre est tout entier animé par un double « fanatisme » - celui de la raison et de l'espérance, conditions à leur tour de la résistance de son auteur.
Cette pratique silencieuse de la résistance dans une situation de désolation (Hannah Arendt), Klemperer la compare à l'art périlleux du funambule qui progresse au-dessus du vide « accroché » à son balancier. Chaque jour gagné sur la terreur par le persécuté à l'étoile jaune est un pas franchi sur la corde - mais douze ans de nazisme, ce sont plus de quatre mille jours sur le fil...
La stratégie de l'endurance mise en œuvre par Klemperer rappelle celle de l'homme simple et pauvre que met en scène l'apologue de Brecht : un messager lui parvient, qui lui dit : « Mon Maître tout-puissant te fait demander si tu veux être son sujet? » L'homme ne répond pas, mais prie le messager de s'asseoir, il le nourrit, prend soin de lui, des années durant. Un jour le messager devenu vieux meurt. L'homme pauvre prononce alors ce simple mot : « Non. »
Ce type de résistance suppose une ascèse particulièrement difficile : elle se déploie contre la peur qui jamais ne quitte le condamné en sursis. Elle requiert maîtrise de soi et sang-froid constants, là où le « quotidien sale » porte, dans chaque détail, à l'abandon et au ressentiment. Elle exige la mobilisation de toutes les facultés intellectuelles, là où le courant général porte à l'exténuation de l'intelligence et à la capitulation devant la stupeur torpide ambiante.
Une typologie des vertus et courages résistants exposerait dans la lumière la plus intense deux postures symétriques : d'un côté, la bravoure sans espoir de victoire qu'incarne pour nous, par exemple, la poignée juvénile d'« immigrés clandestins » de la MOI qui, au tréfonds de la plus sombre des occupations, ranime l'ardeur des vaincus en retournant la terreur contre le vainqueur. Et de l'autre, celle de l'universitaire déjà vieillissant, dégradé en quasi-esclave et qui, lui aussi, renverse la dialectique de la terreur : en transformant la brute terroriste (l'Etat nazi et ses sbires) de sujet-persécuteur tout-puissant en matériau d'observation, en objet de la plus dense des réflexions sur la part totalitaire de l'histoire du xxe siècle. Les héros et les justes de « L'affiche rouge » incarnent pour la postérité ce « reste » de colère, de dignité que ne parvient à réduire aucune terreur et qui se reforme en contre-violence libératrice. Dans le même sens, les « notes » de Klemperer sont là pour attester l'endurance de la raison et de la culture face à toute entreprise de déshumanisation et de décivilisation. Des personnages comme le philologue armé de sa seule plume contre la catastrophe, mais aussi bien les gamins de la MOI avec leurs bombes artisanales nous sont infiniment précieux car ils comptent parmi les rares héros et justes de notre temps auxquels nous puissions nous référer et nous identifier sans réserve aucune. Sans doute n'est-ce pas tout à fait par hasard qu'ils furent des persécutés, des faibles, des « étrangers » plutôt que des importants ou des chefs de guerre patentés...
Les « notes » que Klemperer dispose comme des digues face à la catastrophe s'apparentent à ce titre aux « relevés » graphiques effectués pour mémoire par Zoran Music dans les camps de concentration, ou bien au Journal de Bergen-Belsen de Hanna Lévy-Hass3. Elles constituent notre « trésor4 » en ce sens, bien sûr, qu'elles sont une sorte de sténogramme du désastre et se dressent entre nous-mêmes et tout désir d'oublier ou toute « distraction » face au passé. Mais elles sont notre « bien » le plus précieux dans un sens plus radical encore : elles attestent la persistance de l'éclat d'humanité face à l'extrême, lorsque l'intellectuel, l'artiste, ou le simple sujet humain comme Goya, ce qu'il a vu d'un attentat contre la Civilisation, et atteste : Yo lo vi, j'étais là, je l'ai vu - et en conserve la trace pour vous qui venez après5.
Par profession, Klemperer se définissait comme philologue, un métier en voie d'extinction comme celui de sabotier ou de chasseur de loups. Quoi qu'il en soit, installé au carrefour de l'étude de la langue dans son histoire ou sa morphologie et de la littérature comme véhicule de la culture, le philologue est projeté au cœur même du désastre nazi. La langue, son bien le plus précieux, et dont il est l'observateur professionnel, est le témoin de tous les effondrements. Elle est cette plaque sensible sur laquelle se fixent impitoyablement tous les crimes et toutes les horreurs, lors même que les coupables pensent pouvoir camoufler, dénier, escamoter. En installant son observatoire de survie du côté de la langue maltraitée, embrigadée par les hitlériens - c'est-à-dire de la vie quotidienne -, Klemperer saisit l'intime du nazisme, de la terreur et du décervelage, tel qu'il passe entre les mailles d'une analytique historique événementielle ou systémique. Il recueille la sève empoisonnée de la langue distordue qui « poétise et pense » dans le dos des sujets défaits, les investit subrepticement et les enrage à leur corps défendant. Ce n'est pas tant l'« inconscient » du nazisme que Klemperer saisit dans la LTI telle que la véhiculent les sujets anesthésiés ou possédés du Troisième Reich, que sa texture même, le tissu vivant du monstre.
Ici, le travail ascétique du philologue se déploie à un double niveau : d'une part, il lui faut se conduire en vrai savant, placé dans des conditions extrêmes. Il lui faut surmonter l'horreur spontanée que lui inspire la corruption de la langue et la pensée dévorée par la LTI pour écouter et lire sans défaillance, ramasser dans le caniveau des jours les fleurs puantes de cette rhétorique, sans relâche, en résistant au premier mouvement qui porte à se boucher les yeux et les oreilles. Cependant, s'instituer conservateur de ce musée de l'immonde ne suffit pas. Il faut aussi continuer de penser, contre la rafale ininterrompue de la langue empestée. Ici, le philologue rejoint à nouveau Bertolt Brecht qui notait : « Dans les époques exigeant la tromperie et favorisant l'erreur, le penseur s'efforce de rectifier ce qu'il lit et entend. Il répète doucement ce qu'il entend et lit, pour rectifier au fur et à mesure. Phrase après phrase, il substitue la vérité à la contre-vérité [...]. Le penseur avance de phrase en phrase, de façon à corriger lentement, mais complètement ce qu'il a lu et entendu, en suivant l'enchaînement. Ainsi, il n'oublie rien6. »
L'observatoire de la langue permet au philologue de détecter avec une acuité particulière ce qui distingue le Troisième Reich d'une tyrannie classique ou d'une dictature brutale. Il perçoit sans délai la « différence totalitaire» du régime nazi lorsqu'il s'avère que celui-ci dispose de la faculté non seulement de maltraiter et d'abattre ses ennemis (réels ou imaginaires), mais aussi d'embourber la parole et la pensée de ses victimes dans la fange de son jargon et de sa propagande. Observateur tout à la fois horrifié et impitoyable, Klemperer évoque fréquemment ces Juifs traqués qui ne cessent de se couler dans la langue du persécuteur, ces braves gens dont les manifestations de compassion véhiculent le venin de l'idéologie et font saigner le cœur de ceux auxquels elles s'adressent non moins que les violences et les insultes brutes de la Gestapo. Le langage est cette position stratégique où le philologue assiste à la dissolution des repères qui, dans les figures traditionnelles de 1'hostilité ou la guerre, permettent d'opérer le partage entre l'ami et l'ennemi, le bien et le mal, l'action vertueuse et le crime, la civilisation et la barbarie. Lorsque des mots comme « fanatique », « aveuglément » se trouvent reconditionnés pour être résolument affectés d'un signe positif ; lorsque la mécanisation de l'existence humaine fait l'objet d'un éloge sans retenue au point qu'un fonctionnaire activiste puisse se voir qualifié de « moteur qui tourne à plein régime » ; lorsque les chats appartenant à des Juifs sont mis au ban de la société féline comme art-vergessen, « oubliés » et bannis de l'espèce; lorsque la mention « caractériellement bon » en vient à signifier impeccablement nazi et donc prêt à tous les forfaits - alors se dévoile pleinement, sur le champ de bataille désolé de la langue, l'ampleur du désastre sans précédent. La langue allemande « LTisée », « réquisitionnée » et contaminée par l'arsenic de l'idéologie devient alors, sous l'œil averti du philologue, le dépôt de la catastrophe, son lieu de concentration le plus constant. Peut-on, d'ailleurs, imaginer signe plus probant, plus déprimant de cette chute inexorable que celui-ci : n'est-ce pas l'auteur de LTI lui-même, le héros vigilant de la langue, qui, dans ses notes, désigne parfois son épouse Eva comme aryenne - sans guillemets... ?
Klemperer fait preuve d'un humble et magnifique acharnement à tenir son pari jusqu'au bout en se levant chaque matin dès avant l'aube et le départ à l'usine pour consigner les barbarismes de la lingua horribilis entendus et lus la veille. C'est qu'il n'ignore rien du caractère volatile de cette « musique » délétère : le souvenir des crimes et des grands criminels nazis demeurera, mais aucun tribunal de Nuremberg ne viendra statuer sur l'affaissement et le déni d'humanité qui se produisirent au cœur de la langue, dans l'épaisseur des mots qui « pensent » ou plutôt dé-pensent tout seuls et pourrissent les cerveaux. La fausse monnaie des vocables empoisonnés continue d'ailleurs de circuler après la disparition des bourreaux, comme leur legs pervers à la postérité. Le philologue se tient donc là, en situation de sentinelle chargée de veiller au sommeil des victimes violentées dans la langue aussi (exterminées, par exemple comme Untermenschen) et de réveiller les vivants assoupis lorsque la LTI vient infecter à nouveau leurs énoncés, longtemps après la chute de l'empire des lémures.
L'acuité particulière du regard de Klemperer sur la société nazie tient à ce qu'il y occupe, en tant que juif, la place du paria, tout en bas. Ses notations rencontrent les réflexions d'Hannah Arendt qui définit la société nazie comme un ensemble de cercles concentriques de la terreur, agencés autour du noyau formé par le système concentrationnaire avec, en son cœur, les centres d'extermination où est perpétrée la Solution finale. Sous le regard de Klemperer, la société nazie apparaît bien comme une société concentrationnaire en ce sens qu'elle est tout entière tournée vers les camps et l'extermination et que ses caractéristiques terroristes trouvent leur plus haut degré de condensation dans ceux-ci. L'épreuve traversée par l'auteur de LTI est celle d'un persécuté qui, plus d'une décennie durant, demeure suspendu - avec son « balancier » philologique et sa conscience stoïcienne- au bord de l'abîme qui conduit au camp et, à partir de 1941, à la chambre à gaz. Sa condition est faite d'une somme hallucinante d'interdictions, de privations, de dégradations et d'humiliations : ex-titulaire d'une chaire à l'université de Dresde, il n'a plus le droit de lire (emprunter, détenir...) que des livres« juifs » [sic]. Pour se rendre à l'usine, il doit se tenir, dans le tramway, sur une plate-forme qui le sépare des voyageurs « aryens ». Sur son lieu de travail, il doit, autant que faire se peut, se tenir à l'écart de ses collègues aryens, y compris pour manger, se changer ou se laver. Pour ses sorties hors de son domicile, il est astreint à des horaires particuliers - une sorte de couvre-feu spécifique. Il n'a pas droit aux cartes de ravitaillement et d'habillement dont bénéficient, si l'on peut dire, les Allemands « de souche». Il est astreint, à partir du 19 septembre 1941, au port de l'étoile (le jour le plus sombre de toutes ces années, note-t-il), il est à la merci du premier dénonciateur ou sbire de la Gestapo venu. Au moindre manquement à cet ensemble de « règles » et d'interdictions, il risque d'être envoyé en camp, à la mort par « insuffisance respiratoire »...
Et pourtant : en dépit du caractère insupportable de ce déclassement, de cette séparation et de la hiérarchisation maniaque des victimes, enregistrés par la LTI dans des néologismes sidérants (Fahrjuden par opposition à à Laufjuden, Waschjuden opposés à Saujuden7), les relevés de l'horreur effectués par Klemperer rendent constamment visible la distinction entre le monde empoisonné-terrorisé de la société nazie et le paysage des camps et de l'extermination. Au bout du gouffre, l'intellectuel persécuté et réduit à la condition la plus méprisée préserve en dépit de tout et jusqu'au bout sa liberté intérieure et sa faculté de juger. Lorsque les sbires de la Gestapo l'invectivent et le battent, il subit en silence et consigne la scène dans ses notes. Lorsque ses proches, ses anciens collègues, ses compagnons de misère juifs sont à leur tour atteints par l'« épidémie », adoptent le parler brun et son prêt-à-penser, il se désole et s indigne mais serre les dents et, infatigable, dresse le procès-verbal du désastre que sa femme s'en va ensuite, feuille après feuille, cacher en lieu sûr... Cet affrontement avec l'adversité, si usant soit-il, demeure une expérience du négatif, un combat. Klemperer peut attribuer un sens à son obstination à survivre : dans des conditions extrêmes, son travail d'intellectuel critique se poursuit.
La condition des détenus des camps nazis demeure, pour l'immense majorité d'entre eux, radicalement différente. Le « cauchemar » du nazisme ne prend pas pour eux la forme d'une expérience mais celle d'une pure épreuve sans compensation - celle de leur brutale animalisation. Ceux-là mêmes qui survivent, qui résistent en participant à des regroupements clandestins ou à des révoltes, demeurent, après le camp - Primo Levi l'a montré avec une force inégalée -, des naufragés d'une « espèce » toute particulière : marqués à tout jamais non seulement par l'« enfer » du camp, les souffrances endurées et les atrocités vécues, mais surtout par l'expulsion hors de l'humaine condition dont ils ont fait l'objet au camp ; stigmatisés par leur transformation en matériau d'expérimentation dans ce qu'est le camp, où les bureaucrates du crime testent la viabilité de ce qu'Hannah Arendt appelle une société humaine sans hommes.
Le rescapé des camps, note Primo Levi, est assurément une victime mais, quels qu'aient été le motif et les circonstances de sa déportation, il ne sera plus jamais un innocent » : inlassablement tenaillé par la question « pourquoi moi? » (pourquoi est-ce moi qui ai survécu plutôt qu'un autre ?), travaillé par un paradoxal sentiment de culpabilité, il demeure sous l'emprise de la malédiction du camp. La condition de Klemperer, si terribles qu'aient été les outrages et les cruautés qu'il lui fallut subir, est différente : il dut se soumettre, se taire, accepter les coups et les humiliations, souffrir la faim et le regard méprisant ou apitoyé des autres - mais sa survie n'eut pas pour conditions la mort des autres, de l'ami, du voisin, du parent pris « à sa place » dans une sélection. Après la guerre, Klemperer peut revenir parmi les humains en ce sens que sa survie est l'effet d'un pur miracle : le 13 février au matin, il est regroupé avec les derniers Juifs de Dresde en vue de leur déportation et de leur extermination, et, le soir même, il est sauvé, alors que leur convoi a déjà quitté la ville, par le bombardement allié qui anéantit Dresde et sa population et désorganise la machine de mort nazie. Jamais, sauf peut-être dans la vie et l'œuvre de Walter Benjamin, la catastrophe (le feu de l'apocalypse tombant sur Dresde) et le miracle (le salut du Juste et du héros endurant) n'ont entretenu d'aussi étroites affinités. Les conditions dans lesquelles Klemperer rendit, douze années durant, sa survie productive et éclairée, prolongées par celles de son sauvetage à l'heure du dénouement, font de lui un miraculé, un innocent, dans le sens le plu fort de ces termes. Une sorte de grâce singulière s'étend, à ce titre, sur les feuillets sauvés du désastre qui forment ce livre au titre sarcastique - LTI.
Les lecteurs immergés dans cette sorte de pensée réglementaire qui dispose que le Crime sans précédent ni équivalent commis par les Allemands à l'endroit des Juifs trouve sa naturelle réparation dans la création de ce Judenstaat qu'appelait Herzl de ses vœux auront assurément été piqués au vif par les développements, récurrents, où Klemperer met en rapport l'émergence du sionisme et la naissance de l'idée fixe de Hitler, et insiste sur les parentés de l'enragement du nationalisme allemand pré-nazi et de l'« excentricité » sioniste. Mais ce rapprochement n'est pas seulement dicté, comme chez bien d'autres auteurs, par l'évidence d'une contiguïté culturelle et d'une parenté morphologique, dans la Vienne et la Double Monarchie austro-hongroise, à la fin du siècle dernier8. Il repose aussi, chez celui qui subit le joug du nazisme triomphant, sur la connaissance intime du fait que toutes les « solutions » historiques victorieuses ne deviennent pas irrévocablement « vraies », justes et nécessaires du simple fait qu'elles se sont osées. Pour Klemperer, comme pour la majorité des intellectuels juifs d'Europe moyenne et occidentale de l'entre-deux-guerres, le sionisme et la perspective d'une résolution de la prétendue question juive via l'étatisation et la nationalisation des Juifs se présente comme une lubie essentiellement portée par cette sorte d'« obscurcissement » abattu sur le monde qui a donné naissance au nazisme. Plaçant son existence sous le signe de la profession de foi universaliste : « J'aimerais bien me fondre dans le général et suivre le grand courant de la vie9 ! », il note dans son journal, dès 1933 : « La chose la plus lamentable entre toutes, c'est que je sois obligé de m'occuper constamment de cette folie qu'est la différence de race entre Aryens et Sémites, que je sois toujours obligé de considérer tout cet épouvantable obscurcissement et asservissement de l'Allemagne du seul point de vue de ce qui est juif. Cela m'apparaît comme une victoire que l'hitlérisme aurait remportée sur moi personnellement. Je ne veux pas la lui concéder10. »
Ce n'est pas la moindre des actualités du livre de Klemperer qui vient poindre dans cette remarque : il s'y présente, certes, comme celui qui « a raison » contre le Troisième Reich qui l'opprime parce qu'il incarne la ténacité de la raison contre la cristallisation de la déraison en puissance tyrannique. Mais il y apparaît aussi par avance comme la conscience critique d'un monde d'après Auschwitz établi dans le confort sournois d'une « réparation » de l'outrage fait aux Juifs en forme d'institution d'un bloc de puissance juive installé comme un vigile de l'Occident au cœur du monde arabe.
Klemperer nous exhorte à ne pas plier devant l'injonction à voir le principe rationnel de l'histoire à l'œuvre dans le déploiement de la puissance réelle et à redresser sans relâche les énoncés lancinants qui se rattachent à cette situation. Comme manuel de survie intellectuelle contre la tyrannie, LTI est une méditation sur l'illusion d'éternité dont se bercent les oppresseurs, les imposteurs et les importants qui leur font cortège. En cela, loin d'être seulement un irremplaçable « document » sur le nazisme, il nous parvient aussi comme un mode d'emploi critique de notre présent.
1 LTI, p. 34.
2. Ibid, p. 36.
3. Voir à ce propos Zoran Music, Catalogue de l'exposition du Grand Palais, avril-juillet 1995, Réunion des musées nationaux, 1995. Voir également Hanna Lévy-Hass, Journal de Bergen-Belsen, 1944-1945, Seuil, 1989.
4. « L'on demande souvent à Music si le fait de peindre de telles œuvres est une catharsis- s'il se purge ou se libère ainsi-" en secouant le cauchemar qu'il a vécu". À cela, il répond, de sa voix calme et sans emphase, que c'est une chose dont on ne souhaiterait en aucun cas se libérer : c'est un trésor qu'il $arde avec le plus grand soin et que jamais il ne voudrait perdre » (Michael Gibson, Tua res agitur, in Zoran Music, op. cit.). Voir aussi à ce propos Hannah Arendt, « La brèche entre le passé et le futur », in La Crise de la culture, Folio essais, Gallimard, 1989.
5. J'emprunte la référence à Goya au texte de Michael Gibson cité supra.
6. Bertolt Brecht, « Sur le rétablissement de la vérité », in Écrits sur la politique et la société, L'Arche, 1970.
7. Saujuden : Juifs n'ayant pas le droit de se laver à l'usine, par opposition aux Waschjuden ; Laufluden : Juifs n'ayant pas le droit de prendre les transports en commun, par opposition aux Fahrjuden...
8. Voir par exemple à ce propos Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle, Seuil, 1983.
9. Klemperer se réfère à cette phrase, extraite du drame de Karl Gutzkow Uriel Acosta (1847), LTI, p. 222.
10. LTI, p. 58.