X Notes sur la pratique

X Notes sur la pratique :
Structures et infiltrations persistantes dans un monde en réseaux

I.
La figure de l'artisan

La figure de l'artisan est à la charnière de la modernité, figure polarisée du précapitalisme industriel par celles de la servitude et de la créativité, du travail et de l'art, et porteuse des fondements de la transformation des occupations en professions, de la notion d'autonomie en création. Elle fabrique et échange des objets et des savoirs, non pas selon le modèle industriel ni celui de la valeur ajoutée de l'oeuvre unique, mais selon la valeur d'usage à l'intérieur d'un dense réseau de communautés.

II.
Travail immatériel

En raison de l'émergence de la nouvelle économie construite sur la propriété intellectuelle et le travail immatériel, la séparation de l'artiste et du travailleur se pose en des termes difficilement tenables, à partir de quoi le modèle de production de valeur actuel mérite d'être explicité.

Partout dans le monde la fabrication des choses suit le même modèle, selon une chaîne globale et dispersée. Originaux et contre-façons sortent des mêmes sweet-shops. Le capital façonnant le monde ainsi à son image exige dans le même mouvement plus de diversité, un plus grand besoin de signes distinctifs, de bons mensonges qui puissent rendre désirables à la consommation des produits de masse, en les rendant impérissables, éternels, et ubiquitairement disponibles.

C'est l'âge du capitalisme des signes, dans lequel chaque produit consommé permet également la consommation d'une idée, d'une expérience. L'encryptage de la valeur, la codification et la concentration du capital dans sa forme la plus avancée est la propriété intellectuelle. Comment la propriété intellectuelle est-elle évaluable ? À quel point l'est-elle ?

Selon Tomy Samuel (Price Water Coopers) "la nouvelle économie comporte une transformation des valeurs clefs de l'entreprise, des capitaux matériels aux capitaux immatériels sur la base de l'accès aux marchés à distance, avec pour conséquence la croissance du rapport du capital-valeur à la valeur comptable de l'entreprise (ratio de 1 à 5), pour parvenir en Angleterre à 70% de capital-valeur consistant en propriété intellectuelle et capitaux intellectuels (copyrights dans le secteur des médias, brevets sur les technologies et secteur pharmaceutique, marques de produits pharmaceutiques, alimentaires, du secteur des médias et de la finance)."

Selon Alan Shepard (Grand Metropolitan, Smirnoff, Burger King..), "les marques sont le point névralgique de notre business - tout pourrait être sous-traité que la propriété de la marque nous permettrait de rester concurrentiels".

Et ainsi des marques comme d'autres formes de capitaux intellectuels, la musique, les images, les logiciels.

Le régime de la propriété intellectuelle est en passe d'englober toutes les transactions et procédés de production culturels, et bientôt des curateurs-avocats veilleront au bon respect de la propriété intellectuelle au sein des institutions et des événements de l'art contemporain.

III.
La figure de la travailleuse comme artiste

La figure du travailleur duXXIème siècle est productrice de valeur et de sens, dont le travail a à voir avec la créativité, l'interprétation, la performativité, dans une usine de processus neuronaux pas moins matérielle que la manufacture du capitalisme industriel, qui peut être considérée comme artiste si par artiste ou chercheur on entend producteur de sens et de savoirs.

Soit les Centres d'appels téléphoniques ou de sous-traitement des données.
Une téléphoniste d'un centre d'appel situé dans la banlieue de Delhi, simule un accent californien alors qu'elle poursuit dans la banlieue de Los Angeles dans un autre fuseau horaire, un américain pour une créance non honorée, le paiement de l'un conditionnant le salaire de l'autre, l'un habitant un quartier du tiers monde de l'un des pays les plus riches sur le globe, elle travaillant dans une zone off shore d'un pays du tiers monde. Ni l'un ni l'autre ne se connaissent autrement que comme "cas" et "agent". Leur conversation dénie leurs réalités dans le même temps qu'elle affirme de multiples identités à la fois, chacune avec sa vérité.

L'artifice résout l'échelle globale du capitalisme en réseau à celle du quotidien mais ce qui est important de comprendre, est ce que ce travail pour prendre une forme productive à l'échelle globale requiert de production imaginative, de compétences d'agencement des connaissances, d'articulation et de dextérité technologique et performative.

IV.
Marginalité

Cependant les changements significatifs de ce monde peuvent avoir lieu dans les marges non reconnues, en rapport avec la vie de tous les jours de celles et ceux en mouvement, et l'improvisation de mécanismes de survie qui se trouvent ouvrir des possibles - loin des récits méta-narratifs de la globalisation, de la guerre, etc. - mais des faits et conceptions de base qui ont à voir avec la vie de tous les jours.

Ici il n'est pas tant question de marge en terme de localisation (comme de ce qu'il en est entre centre et périphérie), mais plutôt d'une figure dénotant d'un certain type ou degré d'attention.
Considérons les marginalistes, une spécialisation artisanale mineure de l'illumination de manuscrit à l'époque médiévale qui consistait en la composition de Marginalias, qui inscrivaient des figures de la sagesse profane, des proverbes populaires, des figures burlesques, ou allusions fantastiques et allégoriques qui parfois construisaient un contre-récit du texte tout en remplissant la fonction de ce qui était appelé des Exemplas : des supports à la conception et la pensée (et quelquefois d'inadvertantes provocations à des méditations hérétiques). Ces détails indexent le réel de même qu'ils inscrivent l'invisible nominal.

C'est dans une fidélité à cet esprit des Marginalias que nous voudrions offrir quelques figures marginales contemporaines.

V.
V figures à considérer

Parce qu'elles sont des annotations significatives au texte des réalités présentes, et qu'elles sortent des dilemmes auxquels nous sommes confrontés dans nos appréhensions du monde, nous nous trouvons revenir à elles dans notre pratique - comme images, datums et figures de pensée, comme quelques icônes profanes de méditation. Nous pressentons que ces figures, chacune à leur façon, peuvent s'adresser au praticien contemporain.

Figure Un :
L'Étranger Dirige un Bateau en Mer

Un navire change de parcours en mer, passant temporairement hors du champ du radar d'un navire de gardes-côtes. Un cargo de contrebandiers dans la prise, fuyant la guerre, ou le lendemain d'une guerre, ou la cinquième mauvaise saison de pêche d'affilée, ou un barrage qui a inondé leur vallée, ou l'absence de sécurité sociale face au chômage, ou un gouvernement qui les a soudainement offensés dans la façon d'épeler leurs noms – étudiez les contours d'une côte inconnue dans leurs esprits, faites l'expérience de la prononciation des noms de ports peu familiers de leurs langues. Leur carte du monde est entourée d'asiles sûrs et de postes frontières dangereux, de lieux où s'arrêter, de passages et de refuges, n'importe où et partout, cerclée et annotée à l'encre bleue. Une leçon de géographie apprise à l'Université Internationale de l'Exil.

Figure Deux :
Le Squatter construit un Abri en Toile de Tente

Toile de tente, corde, quelques grands tambours en plastique, caisses, longs poteaux de bambou chevronnés, et yeux rapides et mains habiles, créent une nouvelle maison. Un migrant revendique une pièce rapportée de la terre en jachère, “propriété de l'état” dans la ville. Vient alors la partie difficile : la recherche des papiers, la guérilla avec le Programme Urbain pour un peu d'électricité, un peu d'eau, un retard dans la date de la démolition, pour quelques chutes de la légalité, quelques fils lâches de la citoyenneté. L'apprentissage d'un nouvel accent, l'endossement d'un nouveau nom, l'invention d'une ou plusieurs nouvelles histoires qui pourraient valoir une ration alimentaire, ou une notification de report d'expulsion. La posture accroupie se répand exponentiellement, à Rio de Janeiro, à Delhi, à Bagdad, créant une république globale d'ombres de citoyens pas-encore-silencieux, avec pas-encore de passeports, et des adresses pas-ici.

Figure Trois :
Le Pirate Électronique grave un CD

Une cahute de quinze yards carrés dans une banlieue ouvrière du nord-est de Delhi est un carrefour de l'industrie globale des loisirs. Ici, quelques ordinateurs assemblés sur place, un graveur de CDs coréen au rabais, et quelque logiciel piraté chinois dans les mains de quelques précédemment chômeurs, ou jeunes inaptes à l'emploi ont changé les entreprises des médias, transformé l'Hollywood dernier cri, ou le blockbuster de Bollywood en ce que vous pouvez observer dans un salon de thé sur votre chemin du travail. Ici, les médias rencontrent leur public étendu. Cela meurt d'une mort rapide de forme marchande en bout de chaîne, et est ressuscité en une autre. Et puis, comme l'Esprit Saint, ne facture pas des honoraires exorbitants pour fournir un peu de grâce à ceux qui cherchent ses faveurs passagères. La piraterie électronique est l'écoulement de l'énergie entre le produit à la chaîne et le pixel libéré qui conduit à une nouvelle communion, un samizdat de la chanson et de la danse spectaculaire.

Figure Quatre :
Le Réseau Hacker Libère le Logiciel

Une communauté de programmeurs dispersés à travers le globe maintient un corpus croissant de logiciels et de connaissances – commun numérique qui n'est pas clôturé par le contrôle de la propriété industrielle. Un réseau de hackers, armés seulement de leurs lignes téléphoniques, modems, comptes Internet et ordinateurs personnels inaugurent une insubordination silencieuse globale en refusant que le code, la musique, les textes, les mathématiques et les images ne soient autrement que librement disponibles pour le téléchargement, la transformation et la distribution. La liberté est alimentée par le partage du temps, les ressources informatiques et la connaissance à l'avantage de ceux qui travaillent pour créer les logiciels, aussi bien que d'un plus grand public, qui télécharge de la musique et partage des fichiers à un degré tel que les grandes sociétés d'infotainment regardent nerveusement leurs bilans. Les sociétés jettent leurs avocats aux hackers, et les Troupes de Choc de la Propriété Intellectuelle sortent pour parader, mais rien ne peut détourner la régulière érosion du copyright.

Figure Cinq :
Les Ouvriers Protègent des Machines dans une Usine Occupée

Les couturières de l'usine de vêtements Brukman à Buenos Aires(5) font rempart devant leurs machines contre une foule des policiers venus les détruire. La puissance de l'État Argentin provoque un incident pervers néo-luddite, au cours duquel les ouvriers sont attaqués tandis qu'ils essayent de défendre leurs machines. L'usine de Brukman est une “fabrica ocupada”, une usine occupée par ses ouvriers, une parmi les nombreuses usines qui ont initié une nouvelle structure sociale et économique parallèle fondée sur l'auto-régulation et le libre échange des marchandises en dehors ou tangentiel à celui de l'économie de la monnaie ; un aspect courant de la façon dont les travailleurs en Argentine font face à la crise économique continue. Reprenant la rhétorique et la tactique des manifestations de la classe ouvrière, les couturières de l'usine Brukman luttent non pas pour retirer leur travail du circuit de la production, mais pour protéger ce qu'elles produisent, et pour défendre leur capacité d'être des producteurs, quoiqu'en dehors du circuit désiré par le capital.

VI.
Transgressions signifiantes

Ces cinq figures transgressives, peuvent nous aider à penser ce que la pratricienne peut avoir besoin de comprendre pour retrouver un sens de l'agencement.

Le premier impératif, celui de passer les frontières, de dessiner un monde alternatif par son parcours, traduit un scepticisme de l'essentialisme des identités. Le second, celui de créer des lieux en dépit des lois, selon une pratique située de l'espace, enracinée dans le concret à ses propres conditions, et non celles de la planification de l'espace. Le troisième impératif qui est de créer un réseau fertile de reproduction de matériel culturel, traduit une reconnaissance de la force de l'ubiquité, ou de la diffusion des idées et des informations comme un virus dans un système. Le quatrième, d'insister sur la liberté du savoir du contrôle de la propriété, est un constat à propos de la production - d'assurer les plus grands plaisir et compréhension hors la division générée par la propriété et s'étend aux cinq impératifs - un engagement à produire dans l'autonomie et la dignité.

Ces cinq exemplas constituent une éthique radicale de l'altérité aux normes dominantes. Ils couvrent également une réalité différente de la globalisation, non pas celle du capitalisme en extension, mais celle qui nous fait déborder les limites dans lesquelles nous sommes sensés être circonscrits, à partir des insubordinations quotidiennes nécessaires à la survie. Cette globalisation subalterne, donne corps à une pléthore d'imaginaires globaux en conflit avec la rhétorique dominante de la globalisation des firmes. Ils agissent hors du calcul et de l'intéressement et à leur façon déstabilisent les structures établies, ainsi de cinq piliers de ce temps contemporain : la consolidation, le redessin et la protection des frontières, les grands projets de renouvellement urbain, la protection de l'information comme dernière ressource du capitalisme, le contrôle sur la production du savoir et de la culture, le déni de l'agencement du producteur.
L'émigration illégale, l'occupation urbaine, l'attaque des régimes de propriété intellectuelle par tous les moyens, le hacking et l'occupation des sites de production par les producteurs, tout ce qui engage l'accumulation d'actes de milliers de personnes à travers le monde sur une base quotidienne, inorganisée et volontaire, souvent en prenant des risques, est au centre de cette réalité.

VII.
Le capital et son résidu

La plupart de ces actes de transgression sont opérés au milieu des structures établies par ceux qui en sont le plus à la marge - une fonction de leur statut comme résidu du capitalisme.
Production d'inemployabilité du capitalisme, qui dans le même temps produit ses marges d'occupation : ceux sortis de la course produisent l'insistant, savoir interne et ubiquitaire de notre monde en réseau.

Infiltration dans le réseau

L'infiltration complique la norme en induisant des changements structuraux invisibles qui s'accumulent avec le temps - et peut provoquer l'anxiété : ainsi de l'altération des frontières par les migrants, de la difficulté de l'identification de la copie autorisée et non autorisée par suite de l'activité de piratage.

VIII.
Un problème pour l'histoire du réseau

La compréhension de l'histoire de ce réseau est conditionnée par une asymétrie de l'ignorance : de larges parts du monde restent imparlées dans le langage du réseau, qui reste au mieux un dialecte local.

Un pratricien des médias ou travailleur culturel indien connaît mieux l'histoire de l'Europe que le contraire n'est vrai, en suite du colonialisme, qui n'a rien laissé mais une appréhension du monde nécessairement globale.

Selon Dipesh Chakrabarty "Aussi loin que le discours académique de l'histoire est concerné, l'Europe reste le sujet souverain, théorique de toutes les histoires inclue celle de l'Inde."
"La Chine, le Kenya, et ainsi de suite. Il y a une façon particulière selon laquelle toutes ces autres histoires tendent à devenir des variations de l'histoire dominante, qui pourrait être appelée, l'histoire de l'Europe."

Myopie du point de vue Européen. Cette asymétrie induit une inaptitude à voir le visage dans le mur, les motifs produit par l'infiltration.

IX.
Vers un modèle énactif de la pratique

Selon le livre The Held and Heims Experiment sur les neuropolitiques, qui présente une expérience classique des capacités d'adaptation et de reconnaissance de terrain, qui conduit les neurosciences vers un modèle de l'énaction plutôt que représentationnel de la perception pour lequel les objets ne sont pas seulement perçus au travers d'abstractions visuelles mais de processus expérentiels par lesquels les informations perçues par un sens sont mises en réseau avec celles reçues par les autres, nous avons besoin de comprendre ce qui arrive lorsque nous faisons un pas, buttons sur quelqu'un, etc.

Pour la pratricienne et son monde, proposons une reconnaissance de la contigüité des pratiques artistiques avec les pratiques marginales incarnées par les figures transgressives citées, à partir de quoi s'imaginer pratricienne selon tout le potentiel porté par ces images devient efficient. Ainsi de la reconnaissance de la particularité de chaque rencontre, de l'extension d'un réseau de voisinages des pratiques, d'expériences résiduelles et d'infiltrations.

X.
La pratique de l'art et les protocoles de conversation en réseau

Qu'à à voir l'art avec tout cela ? Que peut prendre une praticienne de la compréhension de ce monde en réseau ?

Les pratiques diverses qui habitent aujourd'hui les espaces de l'art peuvent se reconnaître en tant que voisinages de pratiques.

Pour cela, sans doute faut-il inventer, ou découvrir des protocoles de conversation entre sites, histoires et localités du réseau ; inventer des protocoles de construction et de partage de ressources, des structures entre les structures et des réseaux entre les réseaux. Des mécanismes flexibles selon lesquels différentes instances d'énaction peuvent partager un espace sémantique contigu. La pratique de l'art peut être aussi pensée comme énaction, ou processus, comme éléments dans une interaction ou une conversation sur un réseau.
De l'infiltration à la structuration de motifs, des conversations sont initiées, et des dialectes mobiles combinés en créoles mis en réseau. La pratique de l'art consiste peut-être à introduire de l'anxiété dans la structure, dans le même temps qu'à rendre rendre possible la lecture du visage dans le mur, la découverte d'un motif ou d'un faisceau de motifs et des altérités possibles.