Point 11 de l’épilogue du Grand dégoût culturel

11.
Art et culture sont bien « la même chose », mais aux conditions d'une absolue hétérogénéité. La culture commence sa carrière au coeur de l'art, là où Éluard enseigne à Char l'art de fabriquer de jolis manuscrits raturés de ses poèmes afin d'améliorer ses revenus, elle la poursuit là où Breton devient collectionneur et marchand de tableaux, elle la parachève quand Dalì devient une marque déposée. Mais ici, plus qu'en toute autre configuration, le même est l'autre.
Une pratique artistique qui ne se pense qu'aux conditions de la culture voit ses propres fins lui échapper. Elle se trouve alignée sur le modèle général de la production ou de la fabrication et du travail. Elle se coupe d'avance de la possibilité de faire événement, de produire des déplacements imprédictibles.

Comme la politique, l'art en forme d'événement possible, au même titre que la politique est un domaine d'action inscrit dans le champ de l'événement possible.
L'art est l'autre absolu de la culture en ce sens qu'il ne s'inscrit pas dans la durée, le temps continué et saturé, mais produit des ruptures.
L'art n'occupe pas, il trouble, il n'apaise pas mais inquiète, car il coupe celui qu'il saisit de ses arrières. Il est en perpétuelle renaissance, il recommence toujours, dit Hannah Arendt, à partir de zéro. Le domaine de la culture est tout au contraire la permanence et la continuité.
L'art entretient donc d'étroites affinités avec le jeu (play) de l'enfant, qui réinvente le monde, par opposition aux jeux (games), organisés et bardés de règles, de la culture.
Le geste de l'art est, par excellence, celui d'une déprise, la manifestation d'une énergie en quête de lignes de fuite ou d'échappée ; l'art, en ce sens, n'a pas de territoire, il ne s'actualise que dans le mouvement d'une désinscription, d'une déterritorialisation. L'art contemporain expose avec une brutalité qu'on ne lui pardonne guère ce trait qui révoque toute prétention à classer les arts et à penser une systématicité de leurs relations mutuelles. Il n'est pas d'art sans ces effets de perpétuel débordement et de passages de frontières, tout comme il n'est pas de culture sans rayons ni catalogues. L'art est en ce sens du côté du sauvage, voire du barbare, des pulsions anarchiques, au même titre que la culture est du côté de la civilisation et de la police (du policé et du policier).
L'art n'a pas sa place dans nos sociétés, pour la simple raison que tout tracé artistique s'inscrit en faux contre les principes mêmes qui y régissent l'existence commune : efficience, utilité, adéquation des moyens et des fins, etc.
La culture, on l'a vu, est au contraire un appareil social toujours plus indispensable dans nos configurations post-politiques. Ontologiquement, l'art ne produit aucun dépôt d'oeuvres (il n'y a pas d'art dans les musées, que des objets culturels), il n'existe que sous la forme de gestes, de tracés et d'instants d'actualisation ; il n'est que pure action.
L'actuelle confusion entre art et culture ne fait que témoigner de la violence du refoulement, par l'humanité étatisée et culturalisée d'aujourd'hui, de ses dispositions pour l'art. Une telle humanité domestiquée à mort par l'Etat et la culture, dans sa masse, est devenue absolument étrangère à l'intuition même qui fonde la posture du philosophe-artiste (Nietzsche), de l'anarcho-dadaïsme, de l'actionnisme viennois, etc. Cette humanité-là semble avoir perdu toute intuition du lien qui s'établit entre liberté, souveraineté et appel du Dehors - un enchaînement qui est au fondement de tout geste d'art.
L'humanité ne voit l'art que comme domaine de consommation et de plaisirs tarifés pour autant qu'elle s'est dessaisie de ses propres potentialités artistiques au profit d'une soumission à l'État et de son immersion dans le bain émollient de la culture. Cette humanité, vouée à révérer les sophistes et les bouffons « qui ne se démaquillent jamais », et qu'elle prend pour des artistes, s'est amputée de la dimension de l'art comme elle s'est coupée de ses capacités politiques : elle ne voit l'art que comme un monde d'objet classés/rangés et non comme un domaine d'actions inventives, de désordres créatifs, tout comme elle ne voit la politique que comme un monde d'institutions établies et de procédures réglées .
Cette humanité a appris à redouter comme la mort les chocs de l'art et les commotions politiques. Et pourtant : tout commence et recommence toujours avec de tels ébranlements. Lors de la première du Chien Andalou, le 6 juin 1929, au Studio des Ursulines, il y eut, dit Buñuel, « des évanouissements, un avortement, plus de trente dénonciations au commissariat de police ».
L'argument selon lequel art et culture seraient désormais in-séparables, pour autant que les appareils culturels programmeraient, saisiraient, orienteraient et envelopperaient tout geste d'art ab ovo, ne tient pas. En effet le geste d'art recrée le monde chaque fois qu'il est produit, de la même façon que le Dieu de Descartes le recrée à chaque instant. La condition « appareillée » de tout geste artistique, ou sa dimension technique, n'exclut aucunement cette dimension de l'exercice d'une liberté souveraine, sans condition (pour qu'il y ait tracé d'art, il faut qu'ait lieu une décision qui pourrait, aussi bien, ne pas être prise).
D'autre part, l'enveloppement instantané du geste d'art par les procédures culturelles et son recyclage sans bornes par le « pouvoir consumériste », comme disait Pasolini, signalent assurément l'expansion des puissances pan-inclusives de la culture. Mais ils ne signifient aucunement une quelconque disparition de l'art sous la forme de son absorption par la culture . Ils manifestent la condition marginale de l'art dans nos sociétés, fondée sur sa rétivité intrinsèque aux principes généraux qui les régissent. L'art est rare à l'âge de la démocratie consensuelle. Mais rare, irrégulier, évanescent, nomade ne veut dire ni nul ni inexistant.

Le Grand dégoût culturel, Seuil, 2008.