Sortir de la grille, Réflexions sur les cartes et la logique de l’espace dans le présent globalisé

La théorie des nouveaux média a mis à la mode les termes "cartographie", "frontières", "hacking", "trans-nationalisme", "espaces de l'identité", etc. en une apologie des réseaux - un mot fourre-tout pour parler des modes de communication et d'échange facilités par l'Internet.

Nous devrions faire usage de cette terminologie avec plus d'attention parce qu'elle accorde une suprématie stratégique à l'espace et réduit simultanément celle du temps, c.-à-d., de l'histoire. Elle fait impasse également sur des catégories de différence incorporées telles que la race, le genre et la classe, et nous empêche ainsi de comprendre comment le développement historique de ces différences a contribué à la construction de notre vision contemporaine du monde.

Phantasme Technocentrique

La rhétorique de la cartographie et des réseaux associe et confond la manière dont les systèmes technologiques opèrent avec la communication humaine moderne. Selon ce modèle de pensée nous devrions croire que nous vivons à l'intérieur du monde du Neuromancer de William Gibson et que le salut nous vient de l'expertise technologique lancée contre le système - le hacking. Le pouvoir des héros des blockbusters sci-fi d'Hollywood tels que Matrix repose sur leur connaissance du "code". Il y est implicite que nous interopérons en réseau parce que les ordinateurs et Internet ont restructuré nos vies et parce que les systèmes économiques globaux nous ont transformés en citoyens globaux. Le hacking vient alors tenir lieu de l'engagement critique sous toutes ses formes contre les structures préexistantes du pouvoir.

Je suis trop âgée pour croire en ces techno-mantras sans poser aucune question. Cette rhétorique implique deux hypothèses de la différence entre le présent en réseau et le passé hors réseau.

La première hypothèse suppose que personne à gauche avant l'âge de l'Internet n'ai jamais pratiqué la manipulation subversive des médias, l'intervention tactique, le reportage d'investigation et l'infiltration des structures de pouvoir. Il semblerait également qu'avant l'avènement des réseaux, personne ne su ce qu'était un intellectuel organique, que personne n'élabora de systèmes de communication alternatifs et que personne n'eu jamais eu l'idée ou le pressentiment de la moindre connection avec d'autres régions géographiques que l'Europe.

La deuxième hypothèse serait que la communication électronique produit une forme d'organisation en réseau si radicalement différente qu'elle implique une rupture en ordre avec le passé. Dans l'un ou l'autre cas, ces arguments situent commodément leurs partisans en dehors de l'histoire, puisque l'un ou l'autre praticiens tactiques des média n'ont rien à gagner de l'héritage du passé.

Je peux comprendre qu'il puisse exister une lacune de connaissance des interventions tactiques des siècles précédents, mais je suis confondue par l'apparente perte de mémoire de beaucoup de théoriciens culturels aujourd'hui à la mode, qui étaient vivants et en activité dans les années 70.

Pouvons-nous oublier la publication par Daniel Ellsberg des Pentagone Papers, la découverte du scandale de Watergate, le cambriolage d'un bureau du FBI par un groupe anonyme qui amena aux révélations du COINTELPRO et du Freedom of Information Act, les nombreuses investigations du Sénat sur la corruption du FBI, les chaînes de solidarité avec les mouvements d'indépendance du tiers monde, la foule de médias undergrounds et alternatifs et le réseau global du mail-art - tous initiés par des activistes, artistes et intellectuels radicaux ? Ceux de nous qui peuvent rappeler la manière dont ces interventions stratégiques ont transformé la vie politique et culturelle de cette décennie portent nécessairement un regard sceptique sur les déclamations messianiques technocentristes.

Le passage de l'internationalisme eurocentrique à une vision du monde plus globalement inclusive s'est produit longtemps avant l'âge de l'Internet. Il a commencé à l'extérieur de l'Europe et des Etats-Unis, et a émané des marges géopolitiques. Ce processus s'est produit au travers d'un ensemble de champs de la connaissance, de la culture et de la politique. Cette modification de l'image du monde était catalysée par la décolonisation d'après-guerre ; le mouvement des Non-Alignés lancé en 1961 ; et les luttes pour les droits civiques dans le monde développé, y compris celles des mouvements du Black Power et Chicanos - tous ceux qui constamment ont affirmé leurs alliances avec les révolutions du tiers monde. Ce processus politique s'est élargi par une compréhension postcoloniale que les diverses diasporas ont partagé des connections transnationales et que ces diasporas ont été produites par les sciences économiques et la politique du colonialisme et de l'impérialisme. Les bases historiques de ces mouvements sont occultées par la rhétorique technocentriste des réseaux et de la cartographie européennes, américaines et australiennes.

Plutôt que d'entrer en dialogue avec ces récits, le discours contemporain de la mondialisation et des nouvelles technologies tend à écarter le discours postcolonial en tant que "seule politique de l'identité". Il tend à confondre les tentatives de séparation institutionnelle des préoccupation des minorités ethniques avec ce qui ont toujours été des mots d'ordre beaucoup plus larges des luttes politiques anti-racistes et des dynamiques culturelles postcoloniales.

Je suis une grande admiratrice de la pratique de la désobéissance civile électronique et ai moi-même participé avec Floodnet à des actions hacktivistes de protestation en ligne. Mais je tient l'amnésie historique volontaire de la nouvelle théorie des média pour tout à fait suspecte, et même dangereuse. L'une des raisons pour lesquelles j'ai choisi de réaliser "Mme George Gilbert a/k/a", une oeuvre vidéo sur Angela Davis, est la volonté de réexplorer ces récits oubliés par le débat actuel sur la globalisation. L'aliénation provoquée par la domination des multinationales (autrement connue sous le nom d'Empire) que beaucoup de jeunes adultes des classes moyennes du Nord Global ressentent n'est que le dernier épisode d'une longue histoire des réactions contre les projets impériaux.

Cartographier les erreurs

Une autre de mes motifs de préoccupation est la fascination de la culture des nouveaux médias pour la cartographie - une fascination qu'elle partage avec les stratégies militaires. Les journeaux télévisés sur la guerre en Irak montrent fréquemment des hommes en uniforme pointant ou mieux encore traversant des cartes de divers pays Moyens-orientaux - lorsque j'entre dans des galeries et des séminaires en Europe et que je trouve encore plus d'hommes (sans uniformes) jouant avec des cartes, je m'interroge sur la politique de ces représentations.

Dans les médias américains, les cartes dominent les représentations de la guerre. Tandis que des descriptions réalistes de la violence de la guerre par l'intermédiaire de la photographie et du cinéma ont été interdites à la télévision américaine, les cartes semblent acceptables à ceux qui sont au pouvoir parce qu'elles déshumanisent les cibles. De même, dans le contexte du monde de l'art, les cartes viennent rendre abstraits et de ce fait faire taire les témoignages individuels et de groupe.

La culture des nouveaux médias utilise la cartographie pour lire le monde en termes d'extrêmes. La théorie culturelle contemporaine est généreuse en productions qui mettent à l'honneur les macro et micro vues des fonctionnements du monde, sociaux et biologiques - qui sont à proprement parler, les cartes de vastes espaces, des phénomènes physiques et jusqu'aux cartes du plus minuscule objet. Nous entendons sans cesse parler des systèmes globaux et de la vision panoptique d'une part et des chaînes du génome et des nano-entités de l'autre. Lorsque j'ai remarqué pour la première fois ce phénomène j'ai été frappée par la façon dont il fait parallèle à la réapparition de la liaison amoureuse de la critique formaliste de l'art avec la grille.
Je fait référence ici au retour dans les années 90 à la définition de l'art comme recherche "des formes pures" et à l'apologie des caractéristiques formelles des objets et des surfaces. Ce dont je me suis plus préoccupée alors que le temps passait, quoi qu'il en soit, est la façon dont cette fétichisation des extrêmes spatiaux permet la réapparition de l'idée de Descartes que les humains sont des individus raisonnables et autonomes et que l'esprit humain et les principes mathématiques sont la source de toute connaissance vraie.

Quelles qu'objectives qu'elles puissent paraître, les cartes procèdent d'un point de vue, et qui en est un qui est celui du privilège d'une vue surhumaine, à distance sûre et omnisciente. Le cartographe dresse une carte d'un champ visuel entier, un monde entier, et ce faisant il (oui il) joue à Dieu. Quoique vous regardiez la carte ou la dressiez en tant que cartographe, vous régnez sur le monde, vous le contrôlez, et, en mettant chaque chose à sa place, vous substituez une totalité entière globale construite à partir d'une conception imagée à une dynamique d'engagement avec des éléments et des entités. Le motif psychologique sous-jacent à cette prise de position de pouvoir n'est pas questionné, ainsi que ne l'est pas non plus la prédominance des techno-élites masculines blanches dans ce discours perçu comme rien de plus qu'une anecdote.

C'est comme si plus de quatre décennies de la critique post-moderne du sujet cartésien s'étaient soudainement évaporées. Ces discours critiques qui ont montré la manière dont les universels suppriment la différence, qui ont donné la parole à l'expérience personnelle des femmes, des pauvres et des minorités sans droits, sont traités comme défectueux en eux-mêmes par les discours progressistes et conservateurs de la mondialisation. Les partisans progressistes des médias écartent ces discours de la différence comme "essentialistes" tandis que les républicains les décrient comme "la tyrannie d'intérêts particuliers". Mais tous deux fournissent une justification idéologique au démantèlement de la législation qui protège les droits civiques.

Voir le monde comme une carte élimine le temps, donne une prédominance disproportionnée à l'espace et déshumanise la vie. Au nom d'une politique de connexité globale, les artistes et les activistes substituent trop souvent une "connexité" abstraite à n'importe quel engagement effectif avec des personnes dans d'autres lieux ou même là où ils vivent.

Ce qui est perdu dans cette prédominance de la cartographie est la vue du monde depuis la base : une expérience vécue. Ce qui est ignoré est la pervasivité de la culture visuelle bien orchestrée et fortement sélective que la majorité des américains consomment pendant la plupart de leurs heures éveillées. La plupart des gens ne voient pas au travers de microscopes et de télescopes et de systèmes numériques de cartographie pour connaître la vérité sur monde. Ils regardent la téléréalité, les sitcoms, le Super Bowl, MTV et Fox News, qui tous offrent également des cartes d'une toute autre sorte : théories de la conspiration qui dressent les américains innocents contre l'axe du mal, interprétations hallucinatoires de journalistes douteux des conflits étrangers, allégories du pouvoir par la consommation recyclées sans fin, récits d'inspiration bibliques de péché et de rédemption.

Sortir de la grille

Nous devrions prendre en considération ce qui persiste à rester hors des cartes et pourquoi ? Qu'en est-il, par exemple, de l'auto-critique institutionnelle dans le monde de l'art ? Pourquoi un tel examen est-il devenu tabou dans les expositions ou impopulaire auprès des artistes qui se préoccupent de sujets politiques ? Pourquoi au milieu des innombrables recherches sur le contrôle des entreprises sur la politique et la culture y a-t-il peu ou pas d'attention pour le contrôle des entreprises sur les musées et de l'influence des entreprises sur les collections d'art ? Pourquoi semble-t-il acceptable au monde de l'art qu'un artiste adresse le conflit Israelo-Palestinien, mais pas la pression à laquelle sont soumis les organisateurs des expositions artistiques internationales pour présenter un nombre disproportionné d'artistes israéliens ? Pourquoi est-il valable pour les artistes noirs de perpétuer la construction du style noir mais pas de montrer l'absence virtuelle de personnes noires dans des statuts d'arbitres dans les structures de pouvoir des institutions de l'art, des galeries, des magazines et des maisons de ventes aux enchères où est attribué à l'art noir sa valeur économique et esthétique ?

Nous vivons des temps très dangereux dans lesquels le droit d'exprimer un désaccord et de soulever des questions sur les fonctionnements du pouvoir est sérieusement mis en danger par des fondamentalismes de toutes sortes. Maintenant plus que jamais nous avons besoin de garder à l'esprit les leçons de l'histoire et de défendre les discours et les pratiques critiques qui permettent à des expériences et des perspectives différentes d'être entendues et d'être comprises.

Il y a trop de parallèles à faire entre le COINTELPRO et les excès de la loi amenés par le Patriot Act pour oublier l'histoire. Les artistes et les activistes socialement conscients, plutôt que d'adopter des tactiques construites sur des rêves omniscients, devraient revoir l'histoire de la mondialisation, des réseaux, de la dissidence et des actions collectives afin de comprendre qu'elles sont fondées sur les marges géopolitiques et culturelles.