Mansur Tayfuri : Pour commencer, je voudrais partir d’un mot répété au point de devenir un mot d’ordre du pouvoir : la crise. Et après on nous promet un après de la crise, tout dépend de cette crise, mais apparemment celle-ci ne connaît pas de fin. Je demanderais mais de qui est-ce la crise, bien que dans les manifestations, et partout, on entend dire : ce n’est pas notre crise ?
Alain Badiou : Je pense qu'il n’est peut-être pas tout à fait juste de parler de crise, sans préciser immédiatement : crise de qui, de quoi ? D’abord, il y a l’idée que cette crise serait une crise grave du capitalisme, depuis 2008, mettons. Personnellement, je pense que oui il y a eu une crise du capitalisme, mais nous savons que les crises font partie du capitalisme lui-même, qu’il y des crises systémiques périodiques dans toute l’histoire du capitalisme et que cette crise en tant que strictement crise financière est peut-être en train de se terminer. Donc, en vérité, cette première interprétation de crise ne me paraît pas fondée. La deuxième chose c’est qu’il y aurait une crise plutôt politique. La crise politique, on peut la prendre de deux façons : on peut dire, d’abord il y a une crise de la gauche historique, y inclus les partis communistes historiques. Ça je pense que c’est exact. Il y a une crise de la gauche historique et il y a probablement un effondrement de la social-démocratie en Europe. Il y a évidemment la disparition des Etats socialistes dans les années 80. Très souvent on interprète cette crise de la gauche historique comme une mort pure et simple, et je pense que c’est très dangereux, parce que si réellement il y a une crise de la gauche historique et en particulier du communisme, notre tâche c’est de surmonter cette crise, c’est d’en tirer le bilan, c’est de nous engager à sortir de cette situation de crise, alors que souvent la conclusion c’est que, en réalité, cette crise est interprétée comme une mort. Donc il y a tout un travail à faire pour expliquer qu’il y a en effet une crise historique de cette orientation, mais que ça ne signifie absolument pas qu’elle est morte, mais plutôt qu’il faut entrer dans une nouvelle étape, reconstruire une nouvelle étape de cette orientation. En ce sens je pense que nous devons considérer la crise non pas simplement dans sa négativité, mais bien plutôt comme un système de nouvelles tâches qui sont les nôtres, et ces tâches consistent à renouveler, mais aussi renforcer, répéter les grandes idées, les grandes orientations héritées du communisme historique, même en crise, pour aller au-delà et reconstruire quelque chose. Pour terminer sur le mot crise, je dirais qu’il est très important de considérer que nos tâches de pensée de d’action sont essentiellement affirmatives et non pas toutes négatives. De ce point de vue, le mot crise est un peu dangereux car il est porteur de négativité, alors que ce n’est pas la situation réelle pour ceux qui, en fin de compte, veulent continuer et transformer l’orientation communiste dans le monde.
MT : Vous insistez sur une tâche affirmative de la pensée et vous opposez dans votre philosophie la pensée négative et la pensée affirmative. Dans quel contexte historique s’inscrit cette opposition entre ces deux sortes de pensée, bien que ce que nous connaissons de nos jours insiste plutôt sur une négation ?
AB : Je pense qu’il y eu en France une grande tradition d’interprétation des tâches de la pensée comme étant d’abord et avant tout des tâches critiques. Cela a favorisé d’ailleurs ce personnage, qui n’est ni un philosophe ni un militant, mais qui est un essayiste critique, personnage d’intellectuel français très caractéristique. Je pense que nous devons aller au-delà de cette tradition, de cette domination. Au fond, par partage affirmatif, j’entends des choses très simples : nous devons produire une analyse de la situation qui bien entendu en un certain sens est une analyse critique, puisque nous n’allons pas conclure que cette situation est très bonne. Donc nous avons un élément analytique, je l’appellerais plutôt comme ça, qui contient naturellement une critique essentielle, mais les conclusions que nous devons tirer de cette analyse, consistent à proposer affirmativement un certain nombre de principes, de conclusions et d’orientations. Ce que j’appelle une pensée affirmative c’est une pensée qui, certes, contient une critique du monde existant, mais qui, de façon principale raccorde de cette critique à une proposition d’orientation nouvelle. Le mot orientation me paraît aujourd’hui le meilleur, parce que le mot ligne est peut-être un petit peu trop précis, trop organisationnel. Une orientation c’est une nouvelle figure subjective, articulée à la critique que nous devons proposer. C’est dans ce sens que je parle d’affirmation.
MT : Quelle serait selon votre philosophie une figure contemporaine du sophiste par rapport au philosophe ?
AB : J’appellerais un sophiste aujourd’hui celui qui, en réalité, considère que premièrement on ne peut pas réellement transformer le monde réel, mais qu’on peut de façon constante le critiquer. Ce mélange de critique qui se présente comme critique radicale, mais au fond de laquelle vous trouvez le contraire de la critique, c’est à dire une acceptation, ça je pense que c’est une figure très importante chez nous. C’est la sophistique moderne, qui a une virtuosité critique mais qui pense que la conclusion ne peut pas être une proposition, une orientation vers une organisation nouvelle. C’est très important de voir qu’en France cette orientation sophistique s’est déchaînée contre le communisme, et que l’ennemi principal de cette orientation dans les années 80 ça a été le communisme lui-même. Donc, sous prétexte de critique, en réalité, ces sophistes modernes se sont ralliés pour l’essentiel, au niveau de la négation, à l’ordre établi, l’ordre dominant. C’est pourquoi je pense que pendant une longue période il a fallu que le philosophe combatte ce courant comme nos ancêtres ont combattu les sophistes.
MT : Je voudrais vous lire l’une des premières phrases que j’ai lue de vous, dans un contexte qui va de Derrida jusqu’au postmodernisme, un contexte où je me demandais quel était mon rapport avec ces textes. Dans ce contexte on se trouve devant un philosophe qui dit : oui, bien sûr, il y des corps, des langues, mais il y a aussi des vérités. J’aimerais que vous nous commentiez cette phrase.
AB : Je crois qu’il faut partir d’une remarque essentielle qui est que le courant, l’orientation philosophique dominante aujourd’hui est relativiste. Relativiste ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il n’y a pas de vérités universelles, qu’il n’y a que des énoncés appropriés à des situations ou à des sujets particuliers. Et donc, si on veut comprendre quelque chose, il faut savoir qui parle et de quel corps sort ce qui est dit, et dans quelle langue et dans quelle culture c’est prononcé. Du moment que tout est relatif à un système culturel déterminé la question c’est de respecter le contexte culturel de tout ça, d’admettre la pluralité possible. Ce que je voulais dire par cette phrase c’est : je reconnais naturellement qu’il y a des corps, il y a des langages et il y a des cultures, je reconnais même que c’est dans l’élément de cette particularité qu’ont lieu des créations. Mais je pense que certaines de ces créations sont en définitive intelligibles, appropriables et fixent des orientations à l’humanité tout entière et donc qu’elles sont universelles. J’ai appelé ça des vérités, c’est le mot philosophique le plus banal, et donc j’ai dit que l’existence des vérités ce n’était pas du tout la négation du fait qu’il y a des corps et des cultures différenciés, c’est dans l’élément des corps et des cultures différenciées que les vérités sont créées historiquement, qu’elles arrivent, qu’elles surviennent, mais ça ne les empêche pas d’être, d’avoir une portée, une valeur universelle.
MT : Dans votre livre La Vraie vie, vous parlez d’un triangle de la corruption : le sexe, le pouvoir, l’argent. Il y a un triangle chez Charles Baudelaire dans le Spleen de Paris sous le titre « Les Tentations ou Éros, Plutus et la Gloire ». Je voudrais vous demander quelle est la figure du mal dans votre philosophie? Y a-t-il une ou des figures du mal de nos jours ?
AB : C’est dans mon petit livre L’Éthique que je me suis le plus soucié de la question du mal. Je pense en définitive que le mal c’est toujours une modalité particulière d’une hostilité aux vérités. Cela ne consiste pas simplement à dire : il n’y pas de vérités. C’est combattre réellement la possibilité même qu’il existe des vérités et tout ce qui témoignerait de ce qu’il y en a. Cela veut dire, à chaque fois qu’on se lance dans un combat de ce genre, opposer les identités culturelles, corporelles, biologiques aux vérités de façon combattante et hostile. On est alors dans une figure dont les conséquences vont être désastreuses, catastrophiques, et vont être explicitement des figures du mal. C’est comme ça que je les définirais. Si on cherche bien dans les procédure évidemment mauvaises, c’est ce que nous pouvons observer, on verra toujours qu’en leur fond, dans leur essence, il y a une hostilité à tout ce qui prétend avoir une valeur universelle et par conséquent aux vérités. C’est pourquoi je pense qu’on peut définir différentes espèces du mal selon les différentes espèces de vérité. On peut dire par exemple : s’il s’agit de l’art, les positions réactionnaires, académiques, qui figent l’art à un moment de son existence, sont le mal dans l’esthétique. En politique, finalement, aujourd’hui la force du mal c’est tout ce qui se déploie dans l’élément de l’anticommunisme contemporain. Il y a eu un anticommunisme des années 20, des années 30, et il y a un anticommunisme contemporain qui est particulier, parce que son affirmation c’est que le communisme est mort. On pourrait dire : puisqu’il est mort pourquoi est-ce que vous vous en occupez ? Mais c’est tout à fait intéressant de constater qu’il existe des anticommunistes qui, tout en affirmant que le communisme est mort, ne sont pas complètement sûrs qu’il soit mort, et qui continuent à être très vigilants, très attentifs, afin d’empêcher quoi que se soit qui y ressemblerait, y compris par des actions extraordinairement mauvaises qui de toute évidence font partie du mal. Je pense que la coalition, l’encerclement d’Afrin dont nous avons parlé, ça veut dire l’encerclement d’une proposition politique qui apporte un certain communisme originaire, non identique et anticapitaliste, celui dont nous parlions au début, une proposition qui était en fait portée par une certaine forme de combat du peuple kurde, mais qui a une valeur universelle. Moi j’interprète cela ainsi. Il y a d’autres choses qui portent le nom de kurde, le mot kurde n’est pas à lui tout seul un mot magique, mais si on prend cette orientation-là, qui se trouve être en effet, du point de vue des corps et des langages, largement porté par des Kurdes, comme toute chose est portée par quelqu’un, je pense que l’encerclement de cela, la volonté de le détruire, c’est une figure du mal politique dans la conjoncture mondiale actuelle et c’est pourquoi je soutiens la permanence, la durée de cette orientation. Il est frappant de voir que en matière politique le mal est souvent représenté par des coalitions, ce n’est pas nouveau, il y a eu des coalitions coloniales, je pense par exemple à l’épisode atroce qu’a été la destruction de Pékin par la coalition internationale au XIXe siècle, et aujourd’hui cette fameuse coalition est aussi au bord de produire des faits extrêmement négatifs avec, comme toujours, une idéologie qui cimente la coalition et qui, à la fin des fins, devient à un moment donné une idéologie strictement négative y compris contre des gens avec qui on a travaillé pendant un moment. Dans la science, le Mal est représenté par les différentes formes d’obscurantisme, les croyances totalement irrationnelles. Un bon exemple est l’acharnement de la droite américaine contre la théorie de l’évolution de Darwin, laquelle est le fondement de la biologie moderne. Et enfin, dans l’amour, il y a deux formes opposées du Mal. La première est d’attribuer à l’amour l’unique destin de la famille, d’écraser la liberté créatrice de l’amour sous le poids social et souvent religieux de la famille. La deuxième, à l’opposé, est d’affirmer que l’amour n’existe pas vraiment, et que seul existe le libertinage sexuel. Dans les deux cas, on nie la vérité amoureuse, laquelle réside dans un rapport exceptionnel à l’existence d’un autre sujet humain, et donc dans une expérience positive, extraordinaire, de l’altérité.
MT : L’une des premières phrases que j’ai retenue dans vos séminaires à l’ENS en 2012 était celle qui parlait de la discipline comme le seul capital des opprimés, bien que votre pensée ait toujours comme enjeu la question de faire la différence entre l’organisation et le mouvement comme le moment historique d’une politique.
AB : Je reviens sur cet énoncé que j’ai répété souvent. Les masses populaires dans des situations concrètes, ce sont des gens qui n’ont pas d’argent, qui n’ont pas au départ de forces armées disponibles. Ils sont souvent une unité idéologique, mais pas forcément solide. Ils sont souvent mal instruits du point de vue intellectuel, ça fait partie de l’oppression de ne pas éduquer les gens, et donc qu’est-ce qu’ils ont ? Tout le monde sait qu’ils ont leur unité, c’est la seule possibilité pour une masse d’avoir une force véritable dans une situation et cette unité requiert une discipline. C’est une unité pratique donc il faut bien la concevoir comme le fait que les gens savent collectivement ce qu’ils doivent faire, et cela suppose une organisation. C’est une évidence, il n’y a aucun exemple de soulèvement inorganisé qui ait pu se maintenir dans la durée. Donc quoi qu’on dise, la question de la discipline et de l’organisation est inévitable, y compris et surtout temporellement. On peut imaginer qu’un assaut soit vainqueur quelque part, mais la discipline de l’ennemi va le briser. Un exemple historique typique, c’est la Commune de Paris sur laquelle Lénine et d’autres n’ont pas cessé de réfléchir comme je le fais encore aujourd’hui. C’est un bel exemple d’un soulèvement inorganisé, vainqueur dans un premier temps, s’emparant de la ville de Paris, mais enfin ça se termine au bout de deux mois par un massacre affreux, trente mille morts sur les pavés de Paris… Dès cette époque y compris Marx et ses amis ont bien vus que le défaut de discipline et d’organisation conduisaient au désastre. Je pense que c’est une réflexion très élémentaire, mais qu’il faut continuer à maintenir qu’il doit y avoir une dialectique entre mouvement et organisation. C’est un rapport dialectique, pas un rapport d’identité pur et simple. On sait bien que tout le monde n’est pas organisé, que la discipline doit être enseignée, pratiquée, contestée, discutée, mais finalement il faut se mettre d’accord sur elle. Dans l’histoire entre la force de mouvement qui est une force subjective, collective, et l’organisation, il y a un rapport dialectique, et qui dit rapport dialectique dit que, dans certaines circonstances, il peut y avoir des contradictions. Il se peut qu’il faille rectifier certaines choses du côté de la discipline ou de l’organisation. Tout ça relève de ce que les classiques ont appelé la ligne de masse de l’organisation dont je suis un chaud partisan, la capacité pour l’organisation d’écouter ce qui se dit et d’incorporer la discipline au mouvement. J’aime beaucoup cette phrase prêtée à Mao : « Il s’agit de rendre aux masses populaires sous une forme stylisée, ce qu’elles nous ont donné sous une forme confuse. » C’est ça l’organisation, ce n’est pas autre chose que la seule force que les masses puissent avoir dans le temps, dans la durée, et si on n’a pas ça, on se contentera des succès momentanés, payés en suite par de terribles défaites.
MT : Je voudrais conclure l’entretien avec une autre question, celle de la fin de l’ère néolithique dont vous parlez, et l’entrée dans un autre temps historique. Je me demande s’il s’agit aussi d’un changement profond d’une certaine nature humaine ? Car il y des gens qui disent que le capitalisme a pris la forme d’une nature, ou que le capitalisme s’est installé comme la nature de notre monde. À quel point s’agit-il de reprendre cet ancien concept, c’est à dire la nature humaine ? Comment se traduit en politique cette approche, ne s’agit-il pas d’une naturalisation du monde tel qu’il est ?
AB : Il n’y a rien de « naturel » dans le capitalisme, pas plus du reste que dans le féodalisme ou dans le communisme. La révolution néolithique, avec l’agriculture sédentaire, la stockage des aliments, le progrès décisif des outils, l’invention de l’écriture, l’architecture monumentale, les armes en acier, etc…a fait sortir l’humanité de sa soumission aux contraintes naturelles immédiates. Le mouvement de l’Histoire perfectionne ce progrès antinaturel, mais il reste limité tant que des contraintes sociales inégalitaires et violentes divisent l’humanité en groupes antagonistes et en formes de pouvoir fondées sur la propriété privée. Le capitalisme est la dernière forme de ces divisions pathologiques. Le communisme a pour tâche d’en finir avec elles, tout en conservant et déployant la puissance antinaturelle de la science et des techniques. En fait, c’est l’inégalité qui est naturelle, comme on le voit dans l’existence de chefferies, de rivalités incessantes, de dominations guerrières, dans les groupes animaux. Le communisme porte à sa forme ultime l’effort antinaturel qui organise au contraire l’humanité toute entière autour d’une idée de la justice égalitaire. Cette égalité ne nie aucunement les différences. Au contraire, elle conserve les différences, physiques, culturelles, sexuelles, comme des richesses potentielles de l’humanité. Mais elle interdit que ces différences identitaires soient captives de l’inégalité. L’égalité des différences créatrices dont l’humanité se compose, tel est l’idéal final, celui du communisme, qui fera sortir l’humanité de 300.000 ans d’âges paléolithiques et néolithiques, et assurera le triomphe de la pensée et de l’Idée sur les contraintes inégalitaires originairement imposées par la nature.