Une idée exprimée par Rancière me semble essentielle aujourd'hui : l'idée de "moments communistes". On a vu lors des colloques qui ont eu lieu récemment à Londres, à Paris, etc., sur le communisme que deux tendances s'expriment côte à côté, s'entendent sans s'entendre, etc., dont l'une serait de dire qu'il y a deux moments dans l'histoire, l'un commençant en 1917, l'autre à la chute du mur de Berlin en 1989 : nous serions dans le deuxième moment. L'autre tendance serait de dire si on pense le communisme en tant que politique de l'émancipation, que ce qu'il faut penser c'est, et c'est effectivement ce que dit Rancière : quels sont les moments de communisme ?
A savoir la question quels sont les moments de communisme ? ouvre sur d'autres questions que celle de la prise de pouvoir, sur ce qu'a été la Commune de Paris, que les situationnistes ou Henri Lefebvre ont vu comme une expérience d'un communisme vécu, sur l'expérience de Mai 68, et sur quantité d'autres expériences, mêmes minoritaires ou concernant un tout petit nombre de personnes.
Pense-t'on la révolution en termes d'alternance ? Que ce soit de la droite et de la gauche ou d'une gauche molle et d'une gauche radicale ou le passage d'un capitalisme libéral à un socialisme d'Etat et un capitalisme d'Etat etc. ? C'est à dire d'un changement de pouvoir où le pouvoir est pris par des appareils qui fonctionnent avec des formes de hiérarchie, des formes de lourdeur bureaucratiques et idéologiques qui font qu'on sait qu'il ne se passera pas grand chose, ou pense-t'on à un communisme vécu, c'est à dire à un bouleversement ? Peut-on passer à autre chose dans notre expérience sociale ? Peut-on passer à une autre réalité vécue autrement ? A un communisme de l'émancipation ?
Rancière appelait à faire une histoire de ces moments de communisme, et rappelle aussi cette notion d'une 'hypothèse de confiance'. Si on envisage le communisme sous l'angle de 'moments de communisme' et d'une 'hypothèse de confiance', on en vient à une rupture avec la logique traditionnelle de la volonté de prise de pouvoir et il faut poser la question de qu'est-ce que ces moments de communisme vécu ? Comment les caractérise-t'on ? Comment les approche-t'on ?
Dans l'idée de la commune, puisqu'on peut parler de commune, que ce soit la Commune de Paris ou la commune étudiante de 68, en France, ou à Mexico, etc. il y a un bouleversement des rapports humains et dans ce bouleversement des rapports humains, un bouleversement des rapports homme-femme, de la façon qu'on a de vivre ensemble, de se parler, etc. Ce qui a été intéressant dans la commune de 68 et je pense que c'est pour cette raison qu'elle a impulsé des mouvements féministes partout dans le monde, c'est qu'il y a eu un dépassement des rapports traditionnels, quelque chose s'est passé qui était essentiel. Si on pense uniquement en termes de prise de pouvoir, on passe à côté. Il est vrai qu'en 68 des gens étaient pris dans ce que Simone de Beauvoir appelait dans Pour une Morale de l'ambiguïté "l'esprit de sérieux", ce carcan mental qui fait qu'on peut se retrouver au milieu de l'expérience la plus intense qui soit, de bouleversement, de communisme vécu, et absolument ne rien ressentir parce qu'on est fixé sur un idéal idéologique à atteindre, et c'est ce que dit Goupil dans son film Mourir à trente ans. Goupil dit qu'il a vécu 68 pris dans un carcan idéologique tel qu'il a redécouvert 68 plus tard, lorsqu'il a quitté l'organisation, et s'est alors aperçu qu'il s'était passé des choses que lui même n'avait pas pu vivre.
Il faut se poser la question de ces moments de communisme parce que si la société doit évoluer, doit changer, c'est comme le dit Badiou forcément pour aller vers plus d'égalité, plus de liberté, sinon ce n'est pas la peine. Il y a quelque chose à comprendre de ces moments de communisme, Rancière disait : faire une histoire de ces moments de communisme.
Ça veut dire aussi une histoire qui va à contre-courant et que les logiques mêmes de ces moments de communisme induisent d'autres pratiques, d'autres façons de voir les choses, d'autres mécanismes, et je pense qu'il est important de les retrouver, et que c'est là notre débat d'aujourd'hui.
Aussi, il y a aujourd'hui beaucoup de jeunes artistes, et la question de l'art amène paradoxalement une autre question également posée par Rancière : quelle pensée et quelle action radicales aujourd'hui ?
Qu'est-ce qui fait que se produisent des moment de communisme ? Un élément a été déterminant dans l'émergence de 68, qui est un certain rapport à l'action, innovant, et le terme conceptuel révolutionnaire de 68, le concept le plus important à mon avis, c'est le concept d'action exemplaire. L'action exemplaire, qu'est-ce que c'est ? Le concept d'action exemplaire apparaît je crois pour la première fois dans L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre, le résumé après la guerre du cheminement philosophique qui le conduisait à l'action politique quelques années auparavant. C'est cette idée qu'on peut intervenir dans toute situation, et le concept de situation apparaît aussi avec Sartre, et c'est un appel à un réveil du sujet. N'importe qui, n'importe où, a la capacité d'intervenir dans toute situation. Jean-Jacques Lebel rappelle le choc très important dans le monde de l'art qu'a été le moment où un japonais a fait le premier hapenning, et le premier hapenning c'était une toile qui était tendue dans une galerie et il est passé à travers. C'est ce qui a déclenché toute l'aventure des hapennings. Les situationnistes qui crachaient sur le monde de l'art et qui pensaient à la fin de l'art etc. ont reconnu, dans une brochure sur le mouvement étudiant, que le début du hapenning était quelque chose de très important même si par la suite le fait de le refaire etc. aurait été réactionnaire, et ont attaqué Lapassade à ce propos là etc., mais il y a l'idée du passage à l'acte, qui est quelque chose d'essentiel, qu'eux-mêmes ont théorisé sous le nom de subjectivité radicale (voir à ce sujet le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Vaneigem, 1967). Les situationnistes pensaient la possibilité de la révolution à partir de l'émergence d'une subjectivité radicale, qui est cet élément à la frontière entre la politique et l'art, c'est à dire le moment où on échappe aux lourdeurs idéologiques pour amener une expression qui va déclencher, ou qui va créer une autre situation, et je crois que ça, c'est un point important.
L'action exemplaire n'est pas l'action directe, et notamment en 68 c'est la définition d'une action qui a la capacité de débloquer une situation. C'est cette idée que par exemple si on organise un débat, on va se retrouver dans une situation avec un tas d'oppositions, avec des déchirements, où seuls les mecs vont parler etc., avec des combats de coqs, où tout le monde va s'identifier à des idéologies, ça va devenir une espèce d'enfer et on va se dire, et bien rien n'est possible aujourd'hui etc., et la question de l'action exemplaire, c'est justement comment débloquer cette situation, comment sortir de cet enfer, et notamment dans Critique de la raison dialectique, pour Sartre c'est la question de savoir comment sortir du pratico-inerte.
Ce qui s'est passé le 22 mars 1968, lors du passage de l'AG panier-de-crabes avec tribune-tour de parole, à la forme d'une AG de mouvement, le soir après l'action exemplaire de l'occupation de Vincennes, et qui a été le modèle de centaines de comités d'action qui ont été créés après qu'aient été diffusés les tracts d'appel du 3 mai et du 22 mars à dépasser les lourdeurs syndicales pour trouver dans ces comités une autre forme d'organisation.
Une autre question me semble importante dans cette idée de moments communistes, et de faire une histoire de ces moments communistes - il y a aujourd'hui beaucoup de colloques sur le retour de l'idée communiste, qu'est-ce que le communisme aujourd'hui, quel sens donne-t'on au mot, etc. - qui est que les moments communistes s'ils sont réels, profonds, et etc. trouvent eux-mêmes dans l'histoire leurs propres mots.
Par exemple 68 ou 77 sont deux moments communistes. 68 est resté, dans le monde entier, dans la presse, dans l'histoire, etc. comme le mouvement gauchiste. On parlait des gauchistes partout, le journal du mouvement, Action, titrait "Les gauchistes s'expliquent", avec parfois des dessins des gauchistes qui prennent la parole, avec Wolynski etc. Le gauchisme en tant qu'énoncé était revendiqué, circulait, et circulait même à travers les organisations communistes etc. et le refus de cet énoncé du gauchisme a aussi été un refus de l'expérience de Mai 68. Rouge, le journal de la Ligue communiste titrait "Gauchiste ou révolutionnaire". Il fallait rompre avec le gauchisme. C'est à dire que le gauchisme était lié à l'expérience de 68 et a ses formes d'organisation. Je ne sait pas si vous êtes au courant mais la grève en 68 n'était pas organisée de la façon dont sont organisées les grèves aujourd'hui. C'était des centaines de comités d'action, des comités de base partout où les gens parlaient ensemble, faisaient des tracts, des affiches, etc. Les gens ne suivaient pas les banderolles de la CGT, qui était contre le mouvement. Il y a eu l'émergence à la fois d'une autre forme d'organisation et aussi de quelque chose d'autre, et c'est vrai que quand on parle du gauchisme, on parle de 68, il y a un peu quelque chose comme ça.
En 77 en Italie, a eu lieu une expérience extrêmement intense qui était celle de la Commune de Bologne, de même que 77 a été un peu partout un moment important mais si je pense à la Commune de Bologne c'est parce qu'il y a eu un mouvement qui s'est inventé ses propres formes, avec des revues etc. et eux se sont dit transvsersalistes. Ce que je veux dire, c'est que cela avait un sens. Lorsque Guattari vient à Bologne en 77 pour faire une conférence, il y a cent mille personnes, cent mille personnes qui se retrouvent derrière un certain nombre de prises de position, qui ont une autre expression, avec la revue Il Traverso, etc.
Nier que le gauchisme a existé, comme nier qu'il y aie eu un transversalisme en 77, c'est nier 68, de même que poser la question en termes de communisme va amener toujours au même vieux bilan, c'est à dire le bilan du socialisme d'Etat, voilà : la bureaucratisation de l'Union soviétique n'était pas inévitable, on pouvait faire autrement, etc., etc., si bien que le terme même de communisme ne permet pas de penser l'émergence d'autres expériences.