On a trop généralement posé la question de la globalisation —si tant est que la globalisation soit un concept et ne relève pas de la simple doxa— en termes simplement d'homogénéisation. Ce alors que la globalisation produit tout autant des effets d'hétérogénéisation que d'homogénéisation. Mais la doxa, c'est la globalisation comme facteur d'unification, et à ça on a pu chercher à opposer la quête identitaire, ou plutôt les quêtes identitaires au pluriel, puisque, depuis le dix-huitième siècle germanique, a toujours été opposée la plurialité des cultures à l'unicité de la civilisation. Et donc on a pu constater que la globalisation s'accompagnait d'une renaissance, même si ce n'est pas vraiment une renaissance, d'un nouvel essor, des questions d'identité culturelle.
Mais le problème, c'est précisément que les deux phénomènes sont liés, qu'on ne peut pas les séparer l'un de l'autre, qu'on ne peut pas séparer l'homogénéisation de l'hétérogénéisation, et que, si on veut prendre en compte la question des identités dans le contexte de la globalisation, l'identité, la remontée des identités, tant collectives qu'individuelles, fait elle-même partie du processus de globalisation.
Or —puisque je m'intéresse aux questions artistiques— dès l'époque dite postcoloniale, toutes sortes d'espoirs avaient été mis sur l'émergence, un peu partout sur la planète, de pôles artistiques identitaires échappant au mainstream ouest européen-nord américain. L'espoir était, avec le travail d'artistes de diverses origines, par exemple d'artistes d'origine chinoise n'étant pas retournés en Chine après les événements de Tien An Men, d'artistes migrants, puis d'artistes résidant toujours en Chine, tout comme avec le travail d'artistes en provenance —qu'ils y soient effectivement demeurés ou qu'ils aient émigré vers les "centres" de l'habituel "monde de l'art"— d'autres parties du monde, d'Afrique et d'ailleurs, l'espoir donc était de voir émerger, d'un peu partout sur la planète, des "expressions" artistiques se situant délibérément en dehors du pôle dominant, jusqu'alors hégémonique, constitué par ce qu'il est coutume d'appeler l'Occident.
Mais, une fois encore, cette espérance (qui avait encore quelque chose d'utopique à l'époque du déclin des utopies) a, en définitive, abouti seulement à une déception. Sans doute quantité de "nouveaux" artistes ont-ils apparu sur toute la planète mais, pour le principal, c'est un art relativement similaire —avec sans doute des différences, mais des différences qui sombrent dans l'indifférence— qui s'expose partout, "le" monde de l'art n'a fait que s'étendre aux limites du monde terrestre, "l"'institution artistique s'est, là encore, étendue en dehors des limites qui étaient jusqu'alors les siennes, donnant tout au plus naissance à quantité de biennales et autres foires de par le monde, biennales et foires fréquentées, quelle que soit leur provenance, par les mêmes artistes, les mêmes commissaires, les mêmes marchands...
Sans doute, lorsque l'on parle d'identité, cela ne veut-il pas dire pour autant identité préexistante. L'expression couramment utilisée de renaissance des identités n'est pas très heureuse puisqu'il s'agit en fait toujours, sur un plan tant individuel que collectif, de construction de nouvelles identités, quand bien même celle-ci ne procède pas ab nihilo mais à partir de ce qui est reçu en héritage. Et, quand je dis "collectif", je pense aussi bien aux identités nationales qu'aux identités ethniques, aux identités sociales (par delà l'opposition entre problématiques sociales et problématiques culturelles) ou aux identités de genre et aux identités sexuelles (par delà l'opposition du sexe et du genre qui demeure construite sur l'opposition, aujourd'hui en voie de déconstruction, nature-culture). Alors que la culture gay, si elle a pris beaucoup d'ampleur ces dernières années, apparaît en dernier ressort tout aussi stéréotypée que la culture hétéro, la distinction homo-hétéro étant une distinction elle-même faite par la norme en place, relevant de la culture hétéronormée, en employant ici le terme de norme au sens de Foucault pour qui la norme, ce n'est pas seulement ce qui est normal, mais c'est ce qui permet de rendre compte de tous les cas de figures possibles. Ce qui, en l'occurrence, s'oppose véritablement à la norme, ce n'est pas l'identité gay, fût-elle supposée en construction, mais l'identité queer, avec l'idée d'une identité qui ne serait plus une identité à proprement parler, identité de ce qui n'a pas d'identité. Ce quand bien même certains auteurs, tel Leo Bersani, ont pu rétorquer qu'alors il n'y aurait plus de lutte possible, ce qui est inexact à condition bien entendu de ne plus penser en termes de lutte de libération mais seulement de résistance, mais ce qui n'en oblige pas moins effectivement à repenser de fond en comble les dites luttes.
Ce que, donc, je voudrais proposer, c'est une "queerisation" générale des identités. Ainsi, sans succomber pour autant au négrisme, la notion de multitude qui a pu être réactivée à bon escient contre les notions habituellement utilisées dans le discours politique. Ce que, de surcroît, autorisent les notions d'identité queer et de multitude, c'est de déconstruire l'opposition entre individuel et collectif, entre identité individuelle et identité collective, entre singulier et pluriel.