Qu’est-ce qu’un nous ?

Il y a une question de philosophie politique, posée à propos de la révolution, mais posée aussi à propos de la continuation de ce qu'elle est devenue après, qu'est devenue la révolution française, et puis il y a des questions d'expériences quotidiennes. On peut se demander comment on fabrique un collectif, comment se produit un collectif, à divers niveaux : qu'est-ce qu'un nous ? Comment on fabrique une communauté, une communauté politique, un ensemble politique. La question n'est pas neuve et des théories partent du tout et se demandent comment on obtient un individu et des théories partent de l'individu et demandent comment de l'individu on obtient un tout, et on pourrait dire, voilà les deux grands paradigmes, individualiste ou atomistique et le paradigme hollistique. Je me suis demandée si on peut sortir de l'alternative et de la question de savoir si il faut partir des individus et se demander comment leur agrégation fait un tout ou de comment un tout se redivise en individus. Je cherchais un autre paradigme et avec cet autre paradigme, j'essaye quelque chose, qui est non seulement un paradigme épistémologique, c'est à dire est-ce qu'on peut penser les choses autrement qu'en disant il y a une unité, une totalité, ou de l'un et du multiple, et au lieu des substances, la substance individuelle, la substance totale, est-ce qu'on peut partir de ce qui les relie ? Est-ce qu'on peut partir non pas d'un substantialisme, ou d'un essentialisme, mais d'un relativisme, non pas dans la dégradation qui fait le relativisme mais de la relation.
Qu'est-ce qui fait relation ? Et comment un type de relations produit ou engendre d'un côté des subjectivations, des façons d'être sujet, et de l'autre des façons d'être ensemble. On change de paradigme. Et puis je me suis aussi demandée quelle sorte non seulement de paradigme, mais aussi quelle sorte d'anthropologie il y a derrière une théorie politique. Là aussi je vais dire les choses de façon extrêmement schématique, je caricature, si on est chez Hobbes, l'homme est un loup pour l'homme, l'anthropologie réaliste et lucide prévient qu'il ne faut pas se faire d'illusion sur la nature humaine, et c'est en étant lucide qu'on va construire une co-existence garantie par un Etat fort, mais il faut être plus fort que le plus fort des nuisibles.
Il y a une anthropologie réaliste très forte, qui en plus rend très bien compte d'un certain nombre de caractéristiques de l'Etat. On va s'appuyer avec Rousseau sur la pitié, puis la conscience, puis la raison, la volonté, ou bien, dans d'autres théories du contrat on va s'appuyer sur la raison : l'être humain est un être d'engagement, il peut s'engager raisonnablement, rationnellement, etc. On a toujours une anthropologie pour dire telle forme d'Etat, telle forme politique existe avec telle théorie de la nature humaine. On peut être très subtil dans les deux cas mais, si on est dans une théorie, un paradigme de la relation, est-ce qu'il y a des relations qui produisent, engendrent de l'agressivité, est-ce qu'il y a des relations qui engendrent une disposition pacifique ? Est-ce qu'on peut dire qu'il y a des conditions, des circonstances dans lesquelles un collectif tourne mal ou dans lesquelles un collectif se supporte ou se donne des moyens de continuer ensemble ? Et là j'ai travaillé sur la méfiance et la confiance. La façon dont méfiance et confiance se déploient, est qu'elles se déploient comme des modes relatifs.

Le nous est une situation qu'on peut trouver à la fois dans le petit et le grand groupe, dans le minimum du petit groupe, comme la naissance d'un couple, la question étant de savoir si on peut dire des choses analogues sur deux qui se rencontrent et se mettent à dire nous et beaucoup qui se rencontrent et se mettent à dire nous. L'un et le multiple commence à deux mais peut aussi ne pas être limité par le nombre, comme lorsqu'une foule se rassemble sur une place et commence à dire nous. On pourrait partir des usages du langage, pragmatique au sens ordinaire mais aussi au sens linguistique et philosophique du terme. Qu'est-ce qu'on dit quand on dit nous ?

Un ou deux exemples, de la presse, par exemple, un habitant de Suez : « Ils ont organisé un tel chaos que nous n'avons d'autre choix que de nous réjouir du retour des militaires. La seule chose dont nous ne voulons plus, c'est de la police ». Qui est ce nous ? C'est un habitant, inconnu, anonyme, on ne connaît pas son nom. Et puis, dans ce même numéro il se trouve que nous avons le retour de l'équipe de hand ball après sa mémorable victoire, contre les danois, « On a bien joué, on passe pas souvent à la télé alors quand on a dix minutes de prolongation en rab, on les prend ». On a prouvé que nous étions la meilleure équipe du monde, dit le danois. On a une phrase où on a à la fois On et Nous. Dans la langue ordinaire, quand est-ce qu'on dit On et c'est un On qui est un collectif parce que l'équipe est un collectif, ils ont donné un spectacle éblouissant et ils ont l'expérience du travail d'équipe avec une polyvalence des rôles, d'entraide, de feinte, de ruse, enfin absolument extraordinaire. On a un récit qui parle en termes de un et l'équipe adverse aussi en termes de On et le Nous vient non pas en un sujet, mais en complément d'objet direct : Ils nous ont battus. Tandis que sur la place en question, les gens disent Nous.
On peut faire une approche grammaticale, quand je dit Nous, vous savez tous, nous savons tous à qui se réfère le nous, idem quand on dit on. C'est un pronom, le substitut d'un nom d'un collectif, et on peut reconstituer, et savoir de qui il s'agît. Autrement dit, on va dire qu'on peut chercher le référent, l'objet auquel se réfère le nous, et une première analyse consiste à dire, on peut chercher en termes grammaticaux, quelle est la classe d'équivalence, qui découpe le nous. On peut faire la même analyse pour le on après je verrais ce que je rajoute le On. Mais On a gagné, on voit bien que c'est l'équipe qui dit ça, mais c'est aussi tous les supporters, le On met quelque chose qui est indifféremment l'équipe qui a gagné, les supporters, et puis la France entière, c'est une espèce d'identification. Mais si on dit Nous, il se passe des choses qui sont extrêmement complexes.
Quand l'inconnu sur la place dit Nous ne voulons plus de la police, il ne dit pas seulement juste quelques uns, le groupe d'amis que nous sommes, c'est un Nous de tous ceux qui sont présents et c'est un nous qui parle au nom de, Nous, le peuple Egyptien. Nous ne voulons plus, etc. Il se passe quelque chose de particulier, en termes de pragmatique et on peut développer ça voilà, et qui est pas seulement la recherche. L'étude grammaticale nous indique quelque chose du pronom, nous renvoie à l'étude des classes d'équivalence que chaque Nous découpe mais on peut aller un peu plus loin pour voir ce qui nous intéresse, en politique, ou bien ce qu'il peut y avoir d'analogue entre le petit groupe et le grand groupe, et les lendemains.

Il y a un texte d'un italien, Francesco Alberoni, qui a été traduit en français sous le titre de Le choc amoureux, où il compare les premiers jours d'une révolution au fait de tomber en amour comme disent les canadiens. L'espèce d'émerveillement, d'exhaltation, de la rencontre se produit aussi bien avec deux personnes, mais aussi avec un peuple, qui se rencontre lui-même, qui fait cette expérience. Et il dit évidemment, le problème, c'est le lendemain ou l'avenir, c'est est-ce que ça s'institue d'une manière ou d'une autre, qu'est-ce qui se passe après le moment où le nous se déclare, où le nous se produit, où le nous advient ? On peut partir sur cette question de l'échange qui fait un collectif et on peut partir au raz de la grammaire, dans les usages des pronoms dans certaines situations, et le réel, le symbolique et l'imaginaire viendront dans la conversation.

Ce qui est intéressant c'est que la création du corps politique est une création de langage, et c'est parce qu'il y a une certaine énonciation, pas seulement un énoncé, pas seulement une idée, mais une énonciation qui fait prendre corps à quelque chose comme une entité politique qui a un moment donné va être dans la question de se nommer. On est à la fois dans quelque chose qui est les actes de langage. Cet acte de langage, potentiellement appelle à l'existence un corps politique mais en même temps, je pense que ce qui est tout à fait intéressant, c'est que le corps est pas absent au sens où vous êtes venus, où les gens sont venus sur la place, où les gens viennent encore.
C'est à dire même si on peut dire c'est Twitter, c'est Facebook, tout ce qu'on veut, qui a répandu quelque chose comme On est très nombreux et on peut tous se retrouver quelque part, ils ont eu envie de dire ou de faire quelque chose, les gens sont venus physiquement.
La question qu'il y a derrière à la fois la question qui dit nous et qu'est-ce qu'un corps politique, la question psychanalytique est : qu'est-ce qu'un sujet ? Quand est-ce qu'arrive un sujet politique singulier et pluriel ? Autrement dit que disent les utopistes, les rêveurs, que disent-ils ? Ils disent on peut faire un nous pluriel, un sujet pluriel, en s'appuyant sur la subjectivation. C'est ça au fond l'utopie ou la croyance.

Avec la question du sujet on sort de la question du sujet conscient, du sujet classique humaniste, on va dire au lieu de cela c'est d'abord quelque chose qui est actualisé par l'usage d'un pronom à la première personne : je. Je fais un passage par Benveniste, à quoi je viens souvent, le pronom je est très particulier, il n'a pas de référent autre que celui qui parle, Je peut être pris par n'importe qui. Mais si je dis je, il y a un tu. C'est un pronom dont le sens n'est actualisé que si quelqu'un parle. Par rapport à ça, des éléments de nous sont analogues à des éléments de je, à d'autres égards non. C'est là que ça devient absolument intéressant. On va dire je, c'est pas seulement la question de l'impersonnel, c'est l'asomption du fait d'être un corps parlant qui se manifeste dans le fait de dire je. Il y a une évènementialité du je, et il y a l'actualisation d'une scène de dialogue dés qu'il y a je, c'est-à-dire dés qu'il y a je, il y a tu. N'importe qui peut dire je, et dés que je dis je, j'admets que tu pourras dire je à ton tour. C'est ce que nous apprend Benveniste dans La nature des pronoms. Le Il est encore autre chose, c'est ce qu'appellent certains auteurs la non-personne, le il est celui justement qui est exclu.
La question devient quand on dit nous, est-ce qu'on exclue quelqu'un ou est-ce qu'on est dans un nous potentiellement ouvert et c'est suivant la façon dont le nous est actualisé qu'il va être compris comme ou l'un ou l'autre. Il y a personne, on refuse qu'il y ait quelqu'un, il y a de l'indifférenciation. Alors, il n'y a pas quelqu'un qui est au sens heideggérien, et il n'y a même pas de toi en face du moi.
Quelquefois on utilise le on pour désigner un nous que certains auteurs appellent occasionnel, ou bien informel. On a bien rigolé, il y a une amorce de nous mais il est occasionnel, il est informel et c'est ça qui me faisait dire que dans le nous il y a une énonciation dans le langage mais il y a une dimension d'expérience. Qu'est-ce que la dimension d'expérience quand on est dans un nous politique ?

Pierre-Damien Huygues dans un texte intitulé Du commun aborde la question du nous autrement et fait une distinction entre avoir quelque chose de commun et avoir quelque chose en commun. Et je pense que c'est décisif parce qu'il y a des nous qui vont s'appuyer sur justement de l'identité, c'est-à-dire on va aller chercher un trait commun, on va dire nous les femmes, nous les francophones, nous, telle ou telle catégorie, et on va chercher ce qu'a en commun par une catégorie. Ou bien on va dire qu'est-ce qu'on a de commun même si c'est peu, une préoccupation, un objet commun, non pas un trait identitaire mais une préoccupation et là on construit un autre nous peut-être, et un autre rapport au commun.
Le texte fait référence à Benjamin, et à une fable qui ressemble beaucoup à la fable du laboureur et ses enfants de La Fontaine, où un laboureur sentant sa fin prochaine rassemble ses enfants et leur dit, travaillez, prenez de la peine, etc. et le seul héritage que je vous laisse, c'est le champ qui est là et dedans il y a un trésor. Ils retournent le champ et n'y trouvent rien etc. et puis à la fin de l'année, il y a poussé des tas de choses formidables et en effet, le trésor, c'est le travail, pas du tout ce qui était caché au fond. On pourrait en tirer toutes sortes de morales mais ce qui pouvait faire l'unité d'un nous dans le temps, c'était quelque chose comme le nouage de l'expérience à travers certaines formules du langage, des proverbes, de la sagesse populaire, qui était le message que des anciens disent à des suivants.
On a un petit peu l'idée depuis deux siècles, peut-être, qu'une forme de continuité dans l'histoire qui dans d'autres cas s'appelle la tradition a connu une rupture. Hannah Arendt le dit à partir des révolutions, la révolution américaine, la révolution française, Toqueville dit l'esprit nous éclaire mais finalement n'éclaire plus en avant, ce que nous pouvons faire. Quel langage peut éclairer la continuation de l'expérience, pour un nous non seulement horizontal, comme on l'a présupposé mais au fond on pourrait dire transgénérationnel, transversal, trans-historique et est-ce qu'on est dans une continuité ? Non, mais on est dans quelque chose qui est aussi installé mais d'une façon tout à fait intéressante la question de savoir si on peut être sous le poids de l'expérience des anciens, écrasés par leur expérience, absorbés dans leurs proverbes etc. ou bien pauvres en expérience, ce que Benjamin appelle aussi une forme de barbarie. On balbutie, le barbare balbutie, il ne sait pas ce qui se passe, il n'a pas la sagesse donnée par les proverbes ou la sagesse des anciens pour dire il faut vivre comme ça ou comme ça mais en même temps il a une espèce de fraîcheur de voir les choses qui se présentent et où il est poussé en avant, il y a une mise en forme de son expérience, ou une invention de son Nous on pourrait dire.
Qu'est-ce que qu'une expérience commune, ou est-ce qu'il y a une expérience commune ? Et comment un nous fabrique une expérience commune ? Qu'est-ce qui fait qu'une expérience puisse être commune, et bien il y a des expériences incommunicables, peut-être l'expérience est-elle incommunicable, l'expérience d'une génération ne sert pas à une autre, et pourtant il y a quand même une élaboration de l'expérience par le langage qui peut-être élabore des lieux communs. On dit l'expérience est intransmissible et pourtant la question de la transmission est au coeur de la question de l'expérience.

J'arrive à la question du nous à partir de qu'est-ce qu'un ensemble politique, quand est-ce que ça s'organise, et cet ensemble politique, peut-être ne dure pas très longtemps, et on s'attend à ce qu'il y ait des sujets singuliers qui se déclarent et un sujet pluriel qui naît. C'est la naissance d'un sujet pluriel. Et donc, des collectifs, des assemblages d'êtres humains, il y a en a de toutes sortes mais ils n'ont pas tous cette caractéristique là et on peut essayer d'en faire la sociologie ou l'anthropologie. Armée, église, classe, etc. Il y a un premier type de problème, c'est est-ce qu'on peut trouver un dénominateur commun anthropologique qui fait que ça prend, c'est pas seulement un groupe de gens mais ça prend d'une certaine manière, les gens se mettent à marcher au pas, ou bien à obéir à un ordre religieux, etc. On a une théorie qui peut devenir subtile mais qui va chercher quelle sorte de mobile, de fantasme, d'illusion, d'imaginaire, etc. fait que ça fonctionne. Gustave Lebon, Psychologie des foules, Elias Canetti, Masse et puissance, Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, René Girard fait aussi une théorie et dit au fond il n'y a rien de tel pour souder un groupe que de faire une victime. On retourne l'agressivité inter-individuelle sur un tiers-exclu, ça soude, le mécanisme victimaire marche bien.
Il a une hypothèse sur le désir, le désir est toujours mimétique, quand on désire parce qu'on imite quelqu'un qui désire quelque chose, l'objet n'est pas désirable en lui-même, et deuxième hypothèse, le désir le plus envahissant est le désir d'appropriation. Mais si on veut s'approprier ce que quelqu'un d'autre a, forcément on créé de la concurrence, de la rivalité, et donc il n'y en a pas pour tout le monde.
Il y a une théorie du désir, du désir mimétique, et il y a une théorie du processus qui a une issue dans un premier temps fatale et dans un deuxième temps instituante, de la description de René Girard. Le problème est qu'il dit la violence est mimétique, une fois qu'elle est enclenchée, elle ne peut aller qu'à son accomplissement, l'accomplissement de ce scénario caché depuis les fondations du monde. C'est une interprétation de la plupart des scénarios, y compris du procès, et en particulier des procès révolutionnaires, où on cherche une victime qui va être exécutée.

La question c'est de distinguer plusieurs façon de s'associer, d'une part, et d'autre part une temporalité dans la façon de s'associer. Le travail est de se repérer dans les théories ou les anthropologies. Il y a une dimension principielle, de quelle théorie on va faire pour que ça tienne, et il y a une dimension historique, et parler en termes de collectif aujourd'hui, il me semble, et s'intéresser à construire le concept de collectif, et à ce qu'on peut dire du collectif est quelque chose qu'on peut construire avec telle et telle signification, tel et tel enjeu, qui n'est pas séparable d'un moment de l'action politique, ou d'un moment historique de la question de l'action politique. C'est pas séparable de la perte peut-être de capacités mobilisatrices de catégories politiques traditionnelles ou d'organisation politique traditionnelle. Ce n'est pas la question de qu'est-ce qu'un parti, mais un collectif et qu'est-ce que c'est que le collectif dans le processus d'organisation d'une force politique, qu'est-ce que le collectif par rapport au parti ? A certains égards on peut dire qu'historiquement, cela vient après une vie politique classiquement organisée autour de l'alternance des partis, et autour de la vie des partis. Cela vient à un moment où on descend dans la rue, et on descend dans la rue même si on est pas un parti, même si on est pas syndiqué, etc. mais on descend aux côtés de gens qui sont syndiqués, etc. On descend dans la rue, ou bien on s'organise, ou bien on fait quelque chose ensemble où au fond on est à un moment donné ensemble, librement, et à un moment donné, plus ensemble, librement.

Il me semble que le collectif, c'est aussi penser l'expérience qu'on a, et ce concept de collectif vient lui aussi, de l'expérience qui est celle de l'agir politique aujourd'hui. La question par rapport au nous, est que dans nous, on ne distingue pas ce qui est distinguable à la première personne entre je et moi, où l'on retrouve la question des identités. C'est-à-dire que si on est à la première personne du singulier, on peut dire parce qu'on le perçoit si on y réfléchit et aussi parce qu'il y a des théorisations possibles de ça, et le moi est haïssable disait Pascal, le moi est lié à l'image de moi, et est lié aussi à la question de l'identité mais il répond à la question de l'identité par des catégorisations ou des qualifications, autrement dit il répond en termes de ce que Hannah Arendt appelle Quel suis-je ? Moi, quel suis-je, et je me donne une suite de qualifications, éventuellement d'appartenances identitaires. Arendt dit, il y a la question énigmatique, qui n'est pas Quel suis-je, mais Qui suis-je ? Et à la question Qui suis-je ? personne ne peut répondre, qui je suis, seuls les autres en ont éventuellement une idée, et qui je suis apparaît dans l'acte et dans la parole. Autrement dit il apparaît dans ce que d'autres pourront nommer un processus de subjectivation, ou un événement de subjectivation mais donc où moi est une chose, il peut être défini familialement, socialement, moi est le social, l'individu dans le social, mais je est l'acteur. L'espace du politique n'est pas l'espace des identités sociales, mais des actes ensemble, des sujets qui se risquent à apparaître dans le collectif. L'espace politique, l'action politique, c'est agir au milieu des autres, c'est agir dans la pluralité.
Il y a là l'amorce d'une distinction entre je et moi au singulier, avec l'idée qu'il n'y a de je que dans une pluralité. On pourrait dire, dans une autre perspective, une pensée très éloignée de Arendt où on trouve quelque chose analogue sur ce point là, c'est chez Jacques Rancière pour qui l'espace du politique est l'espace d'une subjectivation événementielle où avec d'autres naturellement, dans la mésentente, sûrement, on se déclare, en désaccord avec, on installe la mésentente. Ce n'est pas du tout une affaire de proclamation identitaire. La question du collectif intervient certainement, à mon idée, d'un côté dans une crise de la vie politique qui est aussi à certains égards une crise des regroupements habituels politiques, les partis, les syndicats, etc. et d'un autre côté à un moment où toute visibilité politique se subsume sous des identités. On dit au fond pour apparaître comme un acteur politique ou comme un sujet politique, on devrait toujours parler, en tant que femme, en tant que minorité etc. et l'identification est une identification catégorielle, identitaire. D'une certaine façon, un collectif rassemble des gens qui ont plusieurs identités, autrement dit, il répondrait à certains égards à ce que dit Hannah Arendt du trésor de la liberté, ou bien à ce que dit Jacques Rancière de la mésentente, ce n'est pas une revendication identitaire, c'est à un moment donné, nous avons ça à dire et nous le disons publiquement.
On pourrait dire, ce qui s'est passé sur les places en Tunisie ou en Egypte, c'est l'invention d'un nous de ce genre, qui se nomme sous le nom, nous le peuple Egyptien qui est un nom propre, et non pas une catégorie. Il y a quelque chose à penser, il y a une difficulté qui revient assez régulièrement qui est qu'aujourd'hui pour être visible, il faut quasiment apparaître comme une catégorie. Est-ce un paradoxe, et comment faire avec ce paradoxe ? D'une certaine manière la visibilité est toujours conquise grâce à une catégorie mais la vérité politique ou la véritable parole politique, il faut qu'elle puisse être entendue par n'importe qui. Si celui ci il a raison, alors qu'on appartient pas à la même catégorie, c'est qu'il a dit autre chose que seulement quelque chose de sa catégorie et je peut me projeter en disant que c'est une catégorie à laquelle je n'appartiens pas, ou bien c'est une catégorie concurrentielle, mais le temps d'un moment on va être en alliance.