Il n’y a pas de société libre sans femmes libres

Cet entretien a été réalisé avec un groupe de femmes responsables des activités de l'Académie des femmes de Diyarbakir, dans la vieille ville aujourd'hui détruite, en 2015, avec une traduction simultanée entre l'anglais et le kurde, grâce à la présence de la jeune chercheuse kurde en sciences sociales Dilar Dirik.
La situation était alors relativement stable et les perspectives politiques et sociales semblaient s'ouvrir. Le mouvement des femmes kurdes en Turquie changeait de formes et de modalités, suivant des perspectives du confédéralisme vers un mouvement plurilingue et ouvert à toutes les femmes de la région, et mettait en pratique l'organisation d'une représentation égalitaire des femmes et des hommes parmi toutes les organisations et les institutions de la société civile.
L'entretien est l'occasion d'une rapide généalogie de ce mouvement, et ses perspectives.

– Notre première question pourrait être celle-ci : comment décririez-vous brièvement l'évolution dans le temps du mouvement des femmes libres du Kurdistan ?

– Comme vous le savez sûrement, le peuple kurde est divisé en quatre parties, en Iran, en Turquie, en Irak et en Syrie, et cette partition a eu lieu il y a environ une centaine d'années. C'est pourquoi les femmes ont des expériences et des situations de vie très différentes. Je me concentrerais sur la situation du Kurdistan du nord en Turquie, mais aussi sur les relations émotionnelles et organiques que nous avons avec les autres femmes.
Nous sommes un résultat d'une réflexion et aussi une continuation d'une lutte de libération nationale, qui s'est engagée à la fin des années 70, début des années 80, à partir du rejet des États-nations et du colonialisme. C'était là où tout a commencé. Avec cela est allée une guérilla, une lutte armée bien sûr, mais cette lutte armée est devenue un mouvement social on peut dire, et beaucoup de sacrifices ont été faits, beaucoup de pertes ont eu lieu en cours de route. Mais à travers cette lutte à créer une situation où l'identité kurde serait acceptée, où elle serait reconnue, nous avons aussi confronté quelque vérité, et une mémoire. Nous avons recouvré une identité.
Les femmes ont participé à la lutte armée, elle sont parties à la montagne et ont pris les armes. À cette période, cela répondait plutôt au référent national : les femmes ont pris les armes pour libérer leur nation. En 1993, Ocalän, l'un des plus importants représentants du peuple kurde a fait une déclaration qui a en grande partie changé cela : sans la libération des femmes, la libération de la société est impossible, sans liberté des femmes, il n'y a pas de liberté sociale. Nous appelons ce paradigme qui a changé ce mouvement l'idéologie de la libération des femmes.
En Moyen-Orient, nous sommes en tant que femmes oppressées par l'État, par la société, par la famille. Il existe de nombreuses strates de l'oppression, liées au féodalisme, à la modernité capitaliste et pour Ocalän, sans la résolution de toutes ces questions, il ne peut y avoir de libération sociale significative. Dés lors, le fait que les femmes guérillas s'organisent de manière autonome, le fait qu'elles commencent à parler de questions liées aux femmes, au genre, le fait qu'elles créent des milices autonomes de femmes, et prennent des décisions indépendamment des hommes, cela a eu des répercussions sur la vie politique et sociale, pas seulement sur la lutte armée. Dû à l'expérience de la lutte contre l'oppression de l'État turc, les politiques d'assimilation, et tout le vieux système fasciste autour de nous, nous sommes aussi entrées en lutte contre le sexisme des hommes qui dirigeaient ce mouvement ; c'est-à-dire à la fois contre le sexisme dans le mouvement, et contre les politiques sexistes de l'État, et c'est pourquoi nous avons pris la décision d'élaborer notre propre philosophie, notre propre mouvement.
À la fin des années 90, début des années 2000, nous avons initié des formes d'organisation autonomes des femmes à l'intérieur du mouvement. Nous avons commencé à discuter des questions liées aux femmes dans la société, nous avons commencé à lire, à faire de la recherche, à discuter les choses. Nous avons créé des organisations de femmes, par exemple des coopératives de femmes, des commissions de femmes dans les partis politiques, etc. Nous avons commencé à nous organiser dans toutes les sphères de la société de manière autonome. Nous avons gagné les femmes à ces initiatives, dans le même temps que dû à l'oppression de l'État, notre mouvement connaissait des limites. Nous avons persévéré. Nous avons créé ces organisations des femmes, et un contrat social des femmes, et discuté la notion proposée par Ocalän de « tuer l'homme ». Que cela veut-il dire tuer l'homme en un sens philosophique ? Tuer l'intime internalisation du patriarcat qui subsiste en chacun. Actuellement, lorsqu'il s'agit de préparer des candidatures à des élections, seules les femmes décident quelles femmes pourront être candidates. Les femmes peuvent participer aux choix des candidats masculins, mais les hommes n'ont aucun pouvoir de décision sur le choix des candidates femmes. Un autre résultat très concret est que dans toutes les sphères de décision et à toutes les échelles, les partis, les conseils de quartier, etc. il y a toujours une co-présidence d'un homme et d'une femme.
Mais dans le même temps, nous payons tous cette lutte de terribles sacrifices, et nous sommes considérés par de nombreux pays comme des terroristes. Nous luttons depuis des dizaines d'années, et beaucoup de gens sont morts en cours de route, 10000 personnes ont été emprisonnées, et ont lutté aussi en prison. Beaucoup de gens ont été forcés de s'exiler en Europe, et il existe actuellement une large diaspora en Europe. Nous nous sommes battus pendant des dizaines d'années, mais c'est aujourd'hui seulement, avec la résistance à Kobanê à Daech, que la perception du mouvement kurde change, dans le monde entier.
Actuellement, il existe différentes dimensions de ce mouvement, par exemple dans le domaine de l'économie et le domaine social, les jeunes, etc. etc. Il existe un large mouvement et différentes branches de ce mouvement, et partout existent des formes autonomes de mobilisation des femmes. C'est de cette façon que nous poursuivons ce mouvement. Jusqu'à présent nous nous étions toujours considérées comme un mouvement des femmes, mais cela a paru trop large et trop abstrait et nous avons pris la décision ce 31 janvier, il y a tout juste quelques semaines, de devenir un congrès, un congrès des femmes, le Congrès des Femmes Libres. Nous croyons qu'une société sans État se développera avec des femmes en ligne de front, parce que nous savons que le système de l'État, ainsi que la domination masculine se sont définis contre les femmes, et sont effrayés de la mobilisation des femmes, de la force des femmes. Nous pensons que le système de l'État et la domination masculine ont cela en commun. Par exemple, cette Académie des femmes n'entretient aucunes relations avec l'État, nous ne voulons rien de l'État, ni argent ni quoi que ce soit d'autre, et l'État ne peut pas venir y interférer. Nous essayons de créer un système éducationnel alternatif au système éducationnel institué de l'État. Nous avons des coopératives, fondées sur une économie communale, très évidemment opposée à celle à quoi ressemble celle de l'État, qui n'est pas une économie destinée à générer des intérêts, du surplus, et du profit, mais une économie partagée. Un autre exemple concernant les organisations autonomes des femmes est Jinha, Jinha est une agence de presse des femmes, il n'y a absolument aucun homme, tout est fait par des femmes, dont la gestion technique, et c'est la première agence de presse de femmes au Moyen-Orient, et à l'échelle du monde entier, c'est une initiative qui reste très originale et qui n'est pas si courante. C'est leur 5ème année d'existence, et elles viennent quelquefois ici pour réaliser des interviews !
Nous avons un paradigme général, qui est fondé sur trois facteurs : la démocratie de la base, la libération des femmes, l'écologie, et nous pensons que cela ne peut être réalisé qu'à travers la mobilisation et la volonté des femmes, et l'empowerment des femmes.
C'est une très longue histoire ! Si vous avez des questions plus précises, je peut répondre.

– Le Congrès des Femmes Libres, qui est une structure nouvelle supportant la construction d'une autonomie démocratique sans État, est-elle aussi une structure multiculturelle dans la dynamique de la révolution du Rojava ?

– Le Congrès des Femmes Libres concerne seulement le Kurdistan du nord. Le système du Rojava, et ce qui se passe dans le Rojava répond à la même idéologie que nous partageons. Tout cela est fondé sur les idées d'Abdullah Ocalän, et ceci même si les gens luttent contre Daech, contre Bachar Al-Assad et tout cela. Ils se sont définis comme une troisième voie, une alternative, et ne veulent pas prendre part au FSA, ni défendre Assad, mais proposer une alternative dans la guerre civile, et c'est ce que nous faisons ici aussi, nous nous battons contre l'État turc, et nous nous battons ensemble, comme les gens du Rojava, avec la libération des femmes comme préoccupation centrale pour défaire le système. Nous ne sommes pas voisins du Rojava, nous sommes ensemble, nous partageons la même idéologie, les mêmes principes, mais nous sommes divisés par les frontières des États. Peut-être devrais-je ajouter que ce paradigme n'est pas nouveau, le projet du confédéralisme démocratique a une quinzaine d'années. À présent, nous avançons à pas concrets, avec le Congrès des Femmes Libres, etc. Cela est en train d'avoir lieu.
Tout d'abord, ce mouvement est né avec le projet d'un État du Kurdistan indépendant. À présent, nous suivons un paradigme différent, nous parlons de nation démocratique, cela n'a pas de signification ethnique, mais qui accueille de nombreuses ethnicités, religions, communautés, langues, etc. formant une entité fondée sur ces principes, dont l'un des principaux est la libération des femmes. Nous nous battons contre différents types de systèmes, mais ici, tout comme dans le Rojava – le système en cours de création dans le Rojava est un type de système fondé sur la multi-ethnicité, et de toutes les religions, le multi-linguisme, etc., et c'est ce que nous essayons de faire ici aussi en Turquie où toutes les religions, toutes les communautés pourraient trouver leur place dans ce mouvement. Nous essayons de penser cela : comment pouvons nous essayer de vivre tous ensemble librement, quel genre de paradigme pouvons-nous créer que nous pouvons tous rejoindre, pour lequel nous pouvons tous nous battre, et dans lequel nous pouvons tous vivre, dans l'égalité et librement ? Nous essayons de réaliser ce paradigme, nous essayons de mettre ceci en pratique, et nous savons que cela est impossible sans la libération des femmes, c'est pourquoi nous luttons contre différents États et différents systèmes, nous nous battons aussi contre les mentalités.
Par exemple, le Congrès des femmes libres est un congrès de femmes de toutes les identités, toute les communautés, tous les partis, etc. mais à l'intérieur des partis politiques, et leurs branches des femmes, les femmes sont choisies par les femmes, et peuvent participer à toutes les autres activités des femmes du mouvement. Par exemple, si il y a un meeting, les femmes représentent les intérêts du mouvement des femmes. Avant que les décisions générales soient prises, les femmes prennent leurs propres décisions, qui sont ensuite portées.

– Quelles sont les trajectoires des femmes qui ont décidé de consacrer leurs vies à ce mouvement ? Y a t'il des récits des vies des femmes que vous aimeriez faire ?

– Nous pouvons commencer par nous-mêmes ! (rires)
Il est difficile de choisir un seul récit d'une seule vie car ce mouvement tente de créer une société alternative pour tou-te-s. En ce sens, le récit de chaque vie individuelle est aussi le récit de ce mouvement. Actuellement, si vous ouvrez la porte de différentes maisons, vous constatez que l'histoire de ce mouvement a atteint l'âme de tous. La situation des femmes a changé, la façon de voir les femmes a changé. Dans les différentes régions, dans toutes les sphères de la vie, nous voyons des processus de changement à l'oeuvre. Chaque récit de vie de femme est important en ce sens, car c'est celui d'un mouvement qui tente de créer de la liberté sociale. Tout au long de cette longue lutte de libération, nous avons toujours dit que le plus important était la libération des femmes car nous essayons de créer une autre société dans le même temps et nous avons vu qu'à Kobanê, pour donner un exemple très concret où les femmes sont libres, il y aura de la liberté, ils gagneront, il y aura quelque chose de différent. En tant que résultat de 40 ans de lutte, nous ne sommes pas des parties différentes d'un mouvement, nous sommes tous ensemble, nous participons tous à un mouvement plus large.

– Quand l'Académie de Diyarbakir a-t'elle été créée et dans quelles circonstances l'a t'elle été ? Quelles étaient ses premières activités et quelles sont-elles actuellement ?

– Il y a cinq ans. Le besoin de ce type d'Académie a de nombreuses raisons différentes car en tant que mouvement nous critiquons la façon dont le savoir et la science ont été expropriés. C'est devenu une part de la façon dont est perpétué le système, la science et le savoir servent le status quo. En ce sens, nous voulons créer un type de système éducationnel alternatif, et nous réalisons que si nous voulons critiquer le système, nous devons créer de nouvelles méthodes et de nouvelles manières de générer, de partager le savoir, d'en discuter et ainsi de suite et c'est pourquoi nous nous attachons beaucoup à la création d'académies, pas seulement des académies des femmes, il existe aussi d'autres types d'académies. Nous voulons retraverser et relire et réécrire l'histoire des femmes et nous pensons que les académies des femmes pourraient le permettre. C'était un besoin, nous avions besoin de cette académie. Nous n'avons pas une approche élitiste, nous ne pensons pas que ceux qui lisent plus sont meilleurs ou quoi que ce soit de ce genre. Nous sommes opposées à l'idée d'un statut qui serait lié au fait d'être une académie, nous ne parlons donc pas le langage universitaire usuel, qui n'est pas accessible à tous, mais nous posons la question du savoir, quelle en serait la méthode si on sort du status quo qui perpétue l'oppression. C'est pourquoi la jinéolojî (womanology), je ne sais pas si vous êtes familière de ce terme ? Un premier travail a consisté en une question de l'histoire du genre, la conscience du genre, et d'économie et politique, et ainsi de suite. C'était notre premier champ, nous avons beaucoup lu, beaucoup écrit, nous nous sommes engagées dans de nombreuses discussions, et avions des séminaires ouverts à tous. Par exemple actuellement, il y a deux camps de réfugiés de gens venant du Shengal, qui sont Yézidis. Nous sommes allées là-bas et avons parlé avec les femmes, nous avons écouté leurs peines, leurs récits, mais nous avons aussi discuté de ce qui pouvait être fait, de ce que nous pouvions faire - pas seulement de ce qui est arrivé, mais de ce que nous pouvions faire à présent. Aussi, actuellement, dans toutes les organisations à l'intérieur du mouvement, par exemple les partis, les syndicats, ou le mouvement des jeunes, parfois les gens disent nous avons besoin d'une formation sur tel sujet, et quelquefois nous allons et nous donnons, nous conduisons des discussions, des séminaires. Notre travail principal porte sur la jinéolojî, jin est le terme kurde pour femmes, et lojî comme dans bio-logie etc. ou du logos, est la science du savoir. C'est une idée sur laquelle je peux peut-être un peu développer, qui était aussi une idée proposée par Abdullah Ocalän, pour dépasser la domination et l'oppression perpétuée par les sciences dominantes, les sciences classiques, et du besoin d'une science alternative. C'est une approche nouvelle, vers une science nouvelle, c'est notre travail le plus récent mais dans le même temps, nous poursuivons nos recherches en économie, politique, etc. Voulez-vous que l'on développe plus à ce sujet ?

– Pouvez-vous en dire plus ? Est-ce une méthodologie de production de savoir ou est-ce une notion critique d'un savoir des femmes en tant qu'un savoir exproprié et détruit par la société patriarcale ?

– La jinéolojî est une science des femmes, mais pas dans le sens classique de la science, il s'agit de produire une critique dans tous les champs de la science, d'interroger de façon critique les sciences existantes, et aussi d'examiner la façon dont elles sont utilisées, instrumentalisées pour oppresser les femmes, et qui permettent d'approcher les formes d'oppression des femmes que nous essayons d'exposer, et dans le même temps, nous tentons de recouvrer le savoir exproprié des femmes, et également de nouvelles manières de générer et de partager le savoir.
Nous fondons le savoir sur nos propres expériences, et nous essayons de nous définir non pas à travers le savoir des autres mais aussi de partager ce savoir, d'en développer une approche communaliste. Nous voyons aussi la jinéolojî comme une méthode.
Nous savons qu'il existe nombre de critiques des relations entre pouvoir et savoir des sciences dominantes, nous savons qu'il existe nombre de débats à ce sujet, nous connaissons l'épistémologie féministe, nous savons qu'il en existe de nombreuses méthodes différentes, nous essayons de dépasser les limites imposées en nous-mêmes par l'État, nous essayons de ne pas penser dans le cadre de l'État, et de recouvrer nos propres sources de savoir, notre propre histoire, et aussi, de ramener à la conscience le fait qu'une société naturelle communale existe et comment elle a existé et comment elle opère les différentes formes d'organisation sociale. C'est le mouvement que nous faisons. À la fois pas seulement déconstruire et critiquer tout cela, mais nous essayons aussi de produire des réponses, de créer une alternative. Avec la déconstruction vient la construction. Quelle peut être l'alternative ?
La jinéolojî porte aussi, et est assez radicale en ce sens, sur la reconstruction de la société, l'élaboration de la société, c'est sa prétention, elle prétend que nous pouvons créer la société. Pour cela, nous examinons les fausses prétentions portées et perpétuées par les sciences. Normalement, les sciences sont faites pour aller à la recherche de la vérité, à la recherche de réponses, mais à nombre d'égards elles perpétuent le status quo. Les sciences naturelles par exemple, il y a des manières monopolisatrices et centralisatrices dont elles opèrent le fait que le savoir est à présent vendu, lié aux intérêts économiques, etc. Nous essayons de critiquer l'entièreté du système, le cadre à l'intérieur duquel le savoir et les sciences sont produites et reproduites et partagées ou non. Par exemple, la manière dont les sciences naturelles sont projetées dans les sciences sociales, c'est le genre de choses que nous essayons de critiquer, et le fait que beaucoup de choses soient transformées en dogmes et en doctrines.
Nous pensons que de nombreuses dimensions des savoirs ont été volées à la société, aux femmes, c'est pourquoi nous faisons un voyage dans le passé, pour recouvrer ce qui a été subtilisé à la société, en ce sens, c'est un voyage dans l'histoire humaine. Comment pouvons-nous recouvrer un savoir qui a été nié ? Comment pouvons nous le rediscuter ? Le réinterpréter ? La jinéolojî ne sort pas de nulle part, elle est également fondée sur 40 ans de lutte, elle a de nombreuses implications pratiques. Nous essayons d'une certaine manière de créer un nouveau genre de littérature, contre la monopolisation de la science, et d'ouvrir un nouveau débat.

– Nombre de textes comparent le mouvement kurde et le mouvement Zapatiste, bien que ce sont des situations très différentes, et les femmes combattantes kurdes avec d'autres femmes combattantes d'autres luttes armées dans l'histoire, en Palestine, en Algérie, qui en traitent généralement comme d'une situation temporaire après quoi un ordre normal des structures hiérarchiques de la société se réinstalle, après la guerre, les femmes rentrent à la maison. Comment définissez-vous la place des combattantes au regard de ces études et de ces comparaisons ?

– Tout d'abord nous nous considérons comme héritières de toutes les luttes de toutes les femmes dans le monde. Nous nous considérons comme une continuité, nous ne nous considérons pas comme séparées, ou meilleures, ou différentes. Bien sûr, chaque contexte est différent, et induit des implications différentes. L'idée de jinéolojî n'est pas seulement lié au Moyen-Orient, mais essaie de répondre aux situations des femmes autour du monde ; c'est pourquoi il existe ici beaucoup de similarités par exemple entre les femmes Zapatistes et les femmes du Rojava, mais parfois il existe aussi des différences culturelles etc. L'une des différences principales est par exemple l'impact des religions, ici dans cette région du Moyen-Orient, sur la lutte des femmes, en même temps, le système patriarcal, le système étatique, etc. sont assez similaires. Les cultures sont différentes mais le système contre lequel se battent les Zapatistes et les gens du Rojava est assez similaire. Il existe aussi des similarités dans la notion de société naturelle, de société communale, c'est un point commun, le rejet du système économique du capitalisme, et aussi le fait que différentes forces ont attaqué et essayé d'éliminer ces deux luttes. Une chose qui est plus développée par les Zapatistes c'est le mouvement écologique, la manière dont ils s'organisent de façon écologique. Ici, c'est très difficile. Les réalités sociales et politiques en Moyen-Orient ont fait que l'organisation des villes kurdes etc. n'ont pour la plupart pas créé de conscience écologique. C'est l'une des limites principales ici en Kurdistan. Une autre similarité est que les Zapatistes font aussi une critique des féminismes eurocentristes, elles pensent aussi qu'elles peuvent cultiver leur propre conscience, leur propre savoir à partir de leurs propres expériences. Cela est très proche du mouvement des femmes kurdes. Cela n'est pas de se laisser dicter par les autres ce qu'il faut faire, mais de créer vos propres solutions aux problèmes sociaux. Une autre différence est que les Zapatistes inspirent beaucoup plus de solidarités autour du monde, le mouvement kurde a dû se battre des décennies pour être reconnu, pour être visible, ces trois dernières années seulement avec les gens du Rojava et leur résistance contre Daech à Kobanê etc. les gens ont commencé à avoir une perception différente du mouvement kurde. Ceci est différent de ce qui se passe dans le contexte du mouvement Zapatiste.
Le mouvement kurde a existé dans un état de guerre, pour les 40 dernières années, hors de toute volonté, mais en même temps cette guerre n'est pas seulement une lutte armée contre l'État. C'est aussi une guerre sociale, c'est une guerre aux mentalités, parce que ce mouvement est aussi celui de la construction d'une société nouvelle. En ce sens, cette académie est un exemple du fait que ce mouvement n'essaie pas seulement de conduire une guerre, une lutte armée militante, mais aussi dans le même temps de créer un changement social sans en demander la permission. En ce sens, il ne s'agit pas seulement d'armes, mais aussi d'idées. Vous pouvez voir cela dans l'organisation autonome des femmes, le fait que les changements et les transformations sont très importantes dans les esprits des gens, pas seulement à l'intérieur de notre communauté. Quand on regarde le Rojava, on voit une révolution des femmes, qui est fondée sur des dizaines d'années de lutte. Sans cela, les femmes n'auraient pas été aussi mobilisées contre Daech. C'est un résultat et aussi une illustration du fait que des femmes peuvent changer et transformer la société et à la fois se libérer de leur propre communauté. C'est de cela qu'il s'agit dans la révolution du Rojava, pas seulement d'un combat contre Daech mais aussi de créer une société nouvelle, un monde différent.
À propos de cette remarque qui leur est dit qu'elles doivent retourner à ce qu'elles étaient auparavant : elles ont créé leurs organisations, leurs académies, de manière autonome, car elles ont vu les expériences des femmes dans d'autres parties du monde, et en effet c'est ce qui se passe. C'est pourquoi elles ne se considèrent pas seulement un modèle pour le Moyen-Orient, mais une alternative au modèle du capitalisme moderne en général.

– Cela est très significatif que le mouvement kurde propose de nouvelles formes politiques qui pourraient exister partout. Cela se trouve dans le contrat social du Rojava, déclarant que ceci est un modèle social et politique possible pour toute la Syrie.
Cette situation, d'un groupe particulièrement oppressé élaborant une proposition qui serait valable tout autour du monde, est en effet aussi celle des Zapatistes, et des peuples indigènes d'Amérique du nord.

– Ce n'est pas seulement un modèle pour les régions kurdes, nous le voyons comme un projet plus large de démocratie, car accepter le capitalisme, cela signifierait de se rendre, de capituler en regard du status quo, ce qui n'est pas ce que les gens veulent faire. Ils pensent que nous pouvons devenir humains, que nous pouvons créer une vie autre, cela n'est pas seulement une notion locale, et c'est pourquoi cela parle d'une Syrie démocratique, pas seulement des kurdes.
Cela a beaucoup à voir avec la question de la perspective que l'on a sur la vie, ce mouvement a toujours été construit sur la perspective du changement, de la transformation, des alternatives au système dominant. Si vous analysez les choses, éventuellement, vous constateriez que vous pouvez voir juste sur certains poins, et que vos idées peuvent grandir, et se diffuser, et inspirer des solidarités. Vous avez à découvrir ce que vous avez en commun avec les autres tout autour du monde, les mouvements autour du monde, les luttes contre les oppressions, leurs mécanismes. Ils sont finalement assez similaires, c'est pourquoi en opposition à ces fausses prétentions qui nous ont été imposées par le système, vous avez à répondre par une alternative. Puis, si vous avez une bonne alternative, vous pourriez la proposer autour de vous, vous gagneriez le soutien des autres. Nous voyons cela se produire très clairement dans ce qui se passe actuellement à Kobanê et le combat contre Daech. Tout le monde a vu ce qu'est Daech, ce à quoi Daech mène et comment il peut être vaincu. On voit cela très clairement à Kobanê et c'est pourquoi il existe un soutien international.

– Que pensez-vous de la référence à Bookchin faite à propos de l'orientation actuelle du mouvement kurde, et de l'idée d'une forme de synthèse critique des communismes dans l'histoire, dans la politique kurde ? Nous avons le sentiment d'un mouvement extrêmement créatif en termes des formes politiques et actuellement il semble que la politique kurde assemble des inspirations venues de tous horizons, selon la logique de la créativité à l'intérieur de situations et de savoirs situés, des manières critiques d'articuler en contexte les idées et les pratiques.

– À ce que nous en savons, depuis qu'il est emprisonné sur l'île-prison Imrali, et il a été emprisonné en 1999, il y a 16 ans, Ocalän a lu plus de 3000 livres, il existe une liste de ces livres ! Il a lu Foucault, Butler, Nietzsche, Wallerstein, Braudel, Marx, etc. et Bookchin bien sûr. Il analyse les choses de manière historique et sociétale. C'est son cadre de pensée. Au long de ses lectures, il essaie de produire quelque synthèse. Par exemple, il dit qu'il a beaucoup bénéficié de Braudel, et de son analyse de l'histoire du système-monde et a une critique de Wallerstein pour avoir situé les origines du capitalisme il y a 4000 ans, car pour lui cela commence déjà sous l'Empire Sumérien. Il essaie d'avoir une approche de la vie comme un tout, et aussi de proposer une alternative. Il critique tous ces penseurs pour le fait qu'ils produisent une critique mais dont la conformation intellectuelle les isole, et n'enrichit pas la base, n'enrichit pas les gens, et ne créé pas beaucoup plus de mobilisation. C'est son propos principal mais oui, il lit beaucoup et essaie de proposer des synthèses et une alternative.

– Pouvons-nous collectiviser cette figure d'Ocalän lisant en prison, car beaucoup d'activistes kurdes lisent en prison n'est-ce pas ? Pouvons-nous dire qu'il existe un mouvement d'aller et retour entre le mouvement social et le parti, particulièrement dans le situation d'un parti déclaré illégal du PKK où dés lors une partie de sa vie politique est caractérisée par cette situation d'illégalité ?

– Oui bien sûr, les activistes de ce mouvement lisent beaucoup, en prison, mais aussi dans d'autres contextes, dans les académies, etc. Ce mouvement est un peu comme une école, car il s'agit de partager et de diffuser le savoir dans les mobilisations, et non pas de l'isoler de la société.
Les écrits de prison d'Ocalän ont été publiés et sont lus par tout le monde, en Europe, à la montagne, ici dans la société civile... À présent, il existe de nombreux média, une chaîne de télévision, des journaux, toutes sortes de publications, etc. La communication est bien meilleure qu'auparavant, il y a donc des formes organiques et non organiques de communication. Il existe des délégations qui font des allers et retours, et produisent des comptes-rendus, il existe donc des liens physiques également d'une certaine manière, puis, en Kurdistan, il n'existe personne qui n'ait pas été exposé à la lutte, tout le monde a des formes d'attachements, ou de relations avec cette lutte, que cela soit lié aux liens familiaux, aux formes d'oppressions, etc. Tout le monde se considère, d'une certaine manière, en relation avec ce mouvement. Auparavant, la communication était beaucoup plus difficile, à présent il existe ces journaux, cette chaîne de télévision, etc. Aussi, les formes et les modèles d'organisation de ce mouvement ne sont pas hiérarchisés. Elles sont horizontales, chacun se considère comme émetteur d'idées et de principes participant à une cause commune, parfois les aires de travail sont différentes, parfois quelqu'un travaille dans les académies, quelqu'un d'autre ailleurs, et les aires de travail sont parfois différentes mais peut-être qu'aujourd'hui je travaille ici, l'année prochaine je travaille ailleurs, ainsi il n'y a pas de déconnexion entre les différentes aires, elles participent toutes d'un seul mouvement, d'une même philosophie de la vie, si vous voulez. C'est pourquoi par exemple lorsque la situation du Rojava est apparue, tout le monde a eu la même réaction car les principes et les idées sont les mêmes.

– Vous avez dit plus tôt que vous pourriez peut-être parler de vos propres parcours brièvement et d'entrée dans ce mouvement ?

– Les gens qui lisent les travaux d'Ocalän peuvent s'y reconnaître d'une manière ou d'une autre car ce n'est pas une philosophie isolée de la vie, mais qui émerge de la vie. Par exemple, moi-même j'ai découvert seulement lorsque j'avais 25 ans que j'étais kurde. J'ai été élevée en croyant que j'étais turque, et durant les 4 ou 5 années qui ont suivi, j'ai lutté contre cela car j'avais grandi avec des présupposés différents. Lorsque j'ai découvert les recherches d'Ocalän sur les femmes, j'étais confuse également, et je ne savais pas ce que cela pouvait bien vouloir dire car je ne connaissais pas les mouvements féministes. Ocalän a écrit sur les mouvements féministes, qui sont très importants à ses yeux, tout autant qu'il en possède une critique. Mais la façon dont il analyse et interprète les choses selon la perspective historique et sociétale fait que l'on se retrouve dans ses écrits, que l'on soit un travailleur, un arménien, une personne âgée, chacun peut d'une certaine manière s'identifier à ses propos. C'est tout ce que je peux dire de ma propre histoire.
Lorsque vous vivez ce type de situation, la question d'entrer ou non dans cette lutte ne se pose pas, car cela affecte toutes les dimensions de votre vie. Vous serez là où vous êtes le plus vivant. Je considère cette lutte comme une lutte pour l'humanité, une lutte de l'humanité et c'est pourquoi je considère aussi cela comme un retour à mes propres racines car je suis enfant d'une mère turque et d'un père kurde. Je pense que je dois être dans ce mouvement, où je me sens libre et je me sens bien.

– J'ai une dernière question : qu'en est-il de l'amour et de la vie amoureuse pour le mouvement des femmes ?

– Nous considérons que dans le système actuel l'approche de l'amour, ou du concept de l'amour est tronqué, parce que nous ne pensons pas que l'amour soit concevable dans un contexte où règnent l'exploitation et l'oppression ; nous ne pensons pas qu'une liaison jalouse entre un homme et une femme, c'est cela l'amour, et nous nous opposons à cet ethos là et sa fausseté.
Vivre avec un homme par exemple, ça ne devrait pas être cela. Ça ne devrait pas être une telle forme de relation mais plutôt, être-ensemble, ça devrait être lutter ensemble pour une société libre. Ainsi cela devrait impliquer de considérer les femmes en un sens socialiste. Ce serait respecter les volontés et les décisions des femmes, ce serait ne pas considérer les femmes comme des esclaves. Si un homme tel existe, alors l'amour est possible. Mais nous pensons qu'actuellement c'est une pure utopie. Beaucoup de nos amies femmes rejettent les liaisons amoureuses parce qu'elles pensent que dans ce système, et avec ce type de persona, qui émergent de ce système, aucun amour réel n'est possible.
La question n'est pas seulement de comment concevoir l'amour entre deux êtres humains, mais d'une démarche de liberté et nous pensons que très peu d'hommes atteignent à cet état de choses. Quoi qu'il en soit, c'est l'approche que nous en avons. Nous avons un dicton populaire : « La vérité est l'amour et l'amour est la vie libre ».

Propos recueillis par Béatrice Rettig et Dilar Dirik, Académie des femmes de Diyarbakir, Kurdistan de Turquie, Mars 2015.