Les corps étaient devenus une menace potentielle, et le simple fait de se rassembler prenait un autre sens qu’aujourd’hui : le caractère d’une potentielle létalité.
Les gouvernements successifs avaient pu ignorer, ou plutôt contenir les innombrables manifestations et revendications légitimes de la population et même, disons-le, parvenir à imposer par la force leurs réformes et aspirer l’argent vers le haut. Ça avait marché. Et ça marchait d’autant mieux qu’aujourd’hui, former un cortège de plusieurs dizaines de milliers de personnes n’était pas envisageable. On en était au point où un flirt au bord d’une fontaine, une discussion entre ami.e.s autour d’une table, la célébration d’un mariage, l’enterrement d’un proche, étaient proscrits.
Invisible, la maladie se répandait.
Désormais la société était scindée en neuf catégories, au moins.
— Le personnel médical (docteur.e, infirmier.e, aide soignant.e, ambulancier.e, médecins retraités, étudiant.e.s en médecine), qui tentait avec les moyens insuffisants dont il disposait, après des années de coupes budgétaires, de sauver des vies. Risquant tous les jours la leur.
—Un autre personnel, assurant des fonctions elles aussi vitales mais dont les salarié.e.s n’avaient pas le qualificatif de héros ou d’héroïnes : dans les secteurs de l’énergie, du transport, du nettoyage, de la maintenance, de l’alimentation, ou encore de la lutte contre le feu. Et puis le personnel répressif et de surveillance, qui allait avoir fort à faire. Des gens qui mettaient leur vies en danger, mais qui ne recevaient aucune considération en retour, et nourrissaient un ressentiment croissant. Appelons-les : les invisibles.
— Celles et ceux qui depuis leur domicile, étaient capables de télétravail, sur lesquel.le.s l’idéologie néolibérale, comptait pour trouver une parade aux problèmes de la propagation virale et de la vacance, voire pour se régénérer (ultime externalisation ?). Appelons-les : l’avant-garde du salariat.
— Celles et ceux qui ne le pouvaient pas ou ne le désiraient pas, qui avaient abandonné le salariat, qui étaient au RSA, qui alternaient CDD et chômage, qui se débrouillaient et apparaissaient plus que jamais comme une portion improductive et inutile de la population, mais également importante. Des hommes et femmes qui avaient du temps, pour réfléchir ou déprimer. Pour les plus précaires, les questions étaient d’abord basiques : comment payer le loyer, comment payer la bouffe, comment éviter la contamination ? Appelons-les : les boulets.
— Il y avait aussi les condamné.e.s. Ce groupe avait la particularité d’être poreux, ouvert : accueillant. Par exemple les incarcéré.é.s, enfermé.e.s dans des geôles surchargées et insalubres, des endroits où de fait, même un petit larcin était désormais passible de la peine capitale. Par exemple les personnes âgées et/ou fragiles qui, n’étant pas prioritaires pour la plupart, n’auraient aucun espoir de guérison si ça tournait mal pour elles (leur abandon était une façon de régler le problème des retraites). Par exemple les sans domicile, souvent seul.e.s, qui mouraient déjà dans les rues par temps normal et dont tout le monde, ou presque, se foutait, les ultras précaires qui vivaient dans des conditions difficiles en squat ou autres, les migrant.e.s en campement de fortune. Hommes, femmes, enfants, plus que jamais, à la merci de la police, et qui, n’ayant souvent pas l’eau courante, auraient bien du mal à respecter les consignes sanitaires…
— Puis ce groupe qui a fini par être appelé : les déviant.e.s, un agrégat informe, un rhizome s’étendant à travers les catégories sociales, avec pour caractéristiques ses apparitions aléatoires ainsi qu’une tendance à l’autonomie. Un groupe lui aussi ouvert et accueillant, sans porte-parole, sans chef, fluide, insaisissable, mais traqué par le gouvernement pour sa production d’idées hétérogènes, puis pour des actes dont on leur imputera la responsabilité. Et dont certain.e.s continuaient de sortir, de jour comme de nuit, bien après le couvre-feu, pour toutes sortes de raisons, des plus nobles aux plus pragmatiques. Pour aider les autres, celles et ceux qui ne comptaient pas, pour participer à des réunions politiques clandestines, ou juste parce que l’enfermement leur devenait insupportable, par inconscience, par égoïsme, ou parce se sentant sacrifié.e.s, ils et elles refusaient la solitude en prime. Pour d’autres raisons encore…
— Les enfants , véritables bombes énergétiques et parfois virales qui, au départ, ne souffraient pas trop de l’isolement, ni de l’absence de leurs ami.e.s, contents de pouvoir profiter de leurs parents, de jouer, de regarder la télé, et de ne pas aller à l’école. Mais pour combien de temps ?
— La minorité dominante, qui redécouvrait le concept d’intérêt général. Appelez-les comme vous voulez (les vampires, par exemple).
— Les malades.
Dans cette ambiance où la peur prenait le pas sur la rage et la refrénait, les déviant.e.s attiraient l’attention, autant par leur dérangeante lucidité que par le cynisme de leur prise de parole sur les réseaux sociaux, au moins avant le black-out d’internet — dont on ne saura jamais s’il fut une vaine tentative de stopper la viralité de cette secte hérétique. C’était des hommes et des femmes sceptiques, qui, face aux mesures gouvernementales bien trop tardives (énième signe de disqualification, s’il en fallait encore), et à la logorrhée culpabilisante qui l’accompagnait, se questionnaient et le faisaient savoir, et œuvraient à en dévoiler l’hypocrisie. Selon les déviant.e.s, le confinement était autant une solution étatique à la crise sociale et politique qu’à la maladie. Avec une nouvelle progression dans l’état d’urgence, la démocratie était officiellement ajournée, et on pouvait craindre l’effet cliquet des mesures dites d’exception.
Si laisser dégénérer la situation avait fait partie du piège, on était en plein dedans. Le carcéral s’était étendu jusqu’au salon par un tour de passe passe. Pour les personnes qui habitaient dans des constructions modernes de type concentrationnaires, ça faisait sens : une nature révélée. Il ne manquait plus que la webcam de surveillance et des voisins qui frappent à nos portes, pour vérifier si on est là. Était-ce pour demain ? Ou y étions-nous ? Dehors, sur les murs, on pouvait lire « SDF, dernière personne libre », « no-life revenge ». C’était des tags à la mode. Ils fleurissaient comme le printemps.
Les media mainstream se relayaient pour diffuser la bonne parole et répétaient en boucle l’interprétation correcte des allocutions gouvernementales : un ensemble de mesures solidaires, responsables, qui visaient à protéger les plus fragiles, les plus vieux, nous-même (sic)… En fait notre gouvernement surfait sur une vague fabuleuse de courants extrêmes, crise identitaire, bouclage des frontières, peur… embusqués dans la rhétorique humanitaire du care, du souci de l’autre. Et personne ne pouvait élever la voix contre ces mesures dites altruistes. Il ne vanterait plus les charmes consuméristes de l’individualisme mais pousserait l’hypocrisie jusqu’à faire l’éloge de l’hôpital public et de son personnel… même le braconnage sur les terres du FN semblait suspendu, sauf que.
On en oubliait presque que ces nouveaux éléments de langage étaient rabâchés par les fossoyeurs de toute socialité, ceux-là mêmes qui avaient promulgué puis déployé un arsenal législatif obligeant les travailleurs à bosser au-delà de l’espérance de vie en bonne santé, pour les envoyer à la retraite, dans une totale incertitude (économique et physique). Les mêmes qui s’étaient méthodiquement attaqués aux allocations chômage avant de finir par la sécurité sociale. Exactement les mêmes, qui avaient fait passer bon nombre de lois liberticides et dont la police avait mutilé et tué des citoyens pacifistes, à maintes reprises, et qui, hier encore méprisaient toute notion de justice, ou d’égalité. Les mêmes enfin qui se foutaient de l’avenir de la terre et qui, on pouvait le dire désormais tant les conflits d’intérêts était flagrants, étaient corrompus jusqu’à l’os. Oui, ceux-là, donc, qu’on avait surnommé les vampires, simulaient maintenant un engagement social et solidaire. Et beaucoup semblaient y croire.
Pourtant, est-ce que la qualité de nos vies, nos vies mêmes, ou plus largement le vivant, comptaient ou avait jamais compté à leurs yeux, autrement qu’en terme d’intérêts directs, d’argent, de pouvoir ?
Les déviant.e.s ne se faisaient aucune illusion sur la sortie de crise, si sortie de crise il y avait. L’inflexion politique affirmée ? Éléments de langage. La suspension des réformes ultralibérales ? Partie remise, le temps pour cette gouvernance de se refaire une santé sur le dos du virus. Une fois les enfants de la nation (sic) sauvés — ou quelques-uns d’entre eux — la gestion politique du pays reprendrait son cours, en mode auto-destruction. Aucun changement de cap… si on ne les y forçait pas !
Les déviant.e.s étaient pragmatiques. Un ennemi restait un ennemi, jusqu’à preuve du contraire. C’était leur lecture de ce qu’ils appelaient l’allégorie critique zombie.
Bien avant l’arrivée de la pandémie, à l’époque où les débats culturels étaient publics se tint une conférence sur les films de zombies, et des membres de ce futur groupe y assistèrent. L’intervenante, les comparant aux films de catastrophes, notait une différence fondamentale entre les deux genres. Dans les films catastrophiques hollywoodiens (précisa-t-elle), la menace, et la peur qui en résultait, créait une unité fictive qui nivelait temporairement tous les antagonismes sociétaux, et concentrait le spectre politique en un point.
Empêchant l’émergence d’autres paroles. Mais ces antagonismes réapparaissaient inéluctablement après l’happy-end, quand l’ordre normal des choses reprenait son cours, à l’avantage des dominants. Dans les films de zombies, la configuration sociale restait inchangée et aucune illusion pacificatrice ne venait simplifier la donne. Même sous la menace concrète des morts-vivants, l’alliance n’allait jamais de soi, car les structures sociales étaient clivantes et les conflits (aux fronts multidimensionnels, de genre, de race, de classe, etc.), non réglés. Les protagonistes devaient composer avec cette situation et lorsqu’il.elle.s essayaient de se trouver et de s’unir, il.elle.s ne pouvaient développer une façon de survivre que dans la conflictualité.
Dans notre histoire le virus jouait un peu le rôle de zombie, danger invisible, inidentifiable, ubique, pouvant vous tomber dessus n’importe où, même et surtout dans les lieux les plus protégés. Un danger contre lequel il était impossible de faire face ensemble puisque, justement, les regroupements étaient interdits et potentiellement létaux et la société fragmentée. Tout ça faisait obstacle aux actions collectives. De ce côté, l’État gardait la main.
De l’autre côté (parce qu’il y avait l’autre côté, le côté positif, porteur d’espoir), de l’autre côté, l’arrêt de la production, la grève générale, les déviant.e.s, ou du moins les plus engagés d’entre eux, les avaient espérés depuis des années sans jamais pouvoir les concrétiser du fait de leurs divisions. Tout à coup et presque sans avertissement —autre que l’afflux de malades submergeant les capacité d’accueil des hôpitaux, certain.e.s entassés à même le sol, faute de lit— voici que la grève générale étaient promulguée par ce patronat ! C’était inespéré, mais prenait à contre-pied les plus politisé.e.s et les plus lucides du groupe qui croyaient savoir que cette élite était prête à sacrifier une partie de la population. Bien sûr, si le patronat s’était résigné à arrêter la production ce n’était pas par philanthropie. C’est qu’il n’y avait pas d’alternative, comme il aimait à dire. Reste que cette décision révélait brutalement (malgré l’encouragement au télétravail) qu’une humanité à l’œuvre faisaient tourner le pays. Sans elle, plus rien. Pas vraiment un scoop, mais quand même un terrible aveu de faiblesse. Les vampires étaient vulnérables et pour les déviant.e.s qui voulaient empêcher que le désordre forcé des choses ne reprenne son cours (et même si cette pensée ne s’était pas encore clairement exprimée, compte tenu de leur hétérogénéité), qui pensaient à l’avenir, c’était le moment d’agir…