Le Théâtre de l’Opprimé

On m’a rapporté une phrase de Godard où il dit qu’il ne cherche pas tant à faire du cinéma politique qu’à faire politiquement du cinéma.
Je dois avouer que, dans le champ du cinéma, je ne comprends pas trop cette phrase, par contre dans celui du théâtre, c’est à mon avis une illustration parfaite de ce que voudrait le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal, mon père. Il ne suffit pas pour Augusto Boal d’aborder un sujet politique pour faire du théâtre politique, encore faut-il radicalement transformer les conventions mêmes du théâtre.

Le Théâtre de l’Opprimé considère que la division spectateur - acteur n’est pas neutre, mais au contraire charger d’un sens idéologique fort. Aux uns, le droit à la parole, à la scène, à l’action ; aux autres l’obscurité, l’inaction, le mutisme dont ils ne sortiront que pour siffler ou applaudir le spectacle à la fin de celui-ci. Pour Boal, « spectateur est un mot obscène », il faut donc casser cette répartition des rôles en invitant celui-ci à prendre possession des outils théâtraux ainsi qu’à monter sur scène. Si Brecht, dans ses propres termes, voulait construire un théâtre où l’œil produirait, le Théâtre de l’Opprimé cherche-lui à faire en sorte que le corps entier produise.

Au risque de passer pour un mégalomaniaque profond, j’ai pris le parti de croire que vous tous ici présent connaîtriez suffisamment le Théâtre de l’Opprimé pour ne pas m’astreindre à faire une description plus poussée de ses principes et de son fonctionnement. L’unique chose que je crois devoir préciser maintenant est que le Théâtre de l’Opprimé est, tout du moins en partie, une réaction à un type de théâtre précis, le théâtre d’agit-prop, et en particulier au théâtre d’agit-prop brésilien dont je parlerai un peu plus tard dans cette intervention. Les critiques au théâtre « conventionnel » ne sont pas une condamnation irrévocable, au point que mon père n’a jamais cessé de faire des mises en scènes « conventionnelles » soit de ses propres textes soit de textes d’autres auteurs (« Carmem Erendira » au T.E.P., « Quoi de neuf à Calingasta ? » à Vienne).

Le sujet de cette intervention est la description de trois moments du Théâtre de l’Opprimé. Premièrement, l’analyse de l’horizon conceptuel dans lequel est née ce type de théâtre, cette partie sera donc essentiellement consacré aux mouvements politiques et artistiques au Brésil. Deuxièmement, l’arrivée en France de Boal et du Théâtre de l’Opprimé ; cette partie sera partagée en deux moments : le premier sera plus événementiel, le second portera sur la réception à travers l’analyse de deux documents, un compte rendu de la troupe de l’Aquarium et une critique de Bernard Dort. Troisièmement, un bref panorama des troupes d’aujourd’hui qui se réclament de cette méthode.

Horizon Historique dans lequel est né le Théâtre de l’Opprimé

Plutôt que d’essayer de retracer par les événements, ce qui a conduit a la création du TO, ce que mon père raconte déjà dans ses livres et dont il est l’unique témoin joignable, j’ai préféré essayer d’esquisser plusieurs courants de pensée présents au Brésil dans les années 60 que l’on peut globalement appeler de « Gauche » et qui ont été pour mon père soit des pôles d’attraction, soit de répulsion. Commençons par ces derniers.

Les pôles de répulsion

Le Parti Communiste Brésilien

Dans les années 50-60, le Parti Communiste Brésilien est extrêmement puissant au Brésil. La majorité absolue des intellectuels et des artistes de renom sont au parti, ou bien sont des proches sympathisants. Pourquoi cette attirance ?
Tout d’abord, parce que le Partidão a une aura de résistant. Sous la dictature de Vargas, il a été interdit, ses membres pourchassés, mis en prison, etc. Deuxièmement, parce que le Parti, après le suicide de Vargas, alors qu’il était un président démocratiquement élu, a su s’en faire, paradoxalement, l’héritier. Plus spécifiquement, il a fait sien le programme du national – dévelopementisme. Qu’est-ce que c’est ?
Je vais vous expliquer cette doctrine en utilisant les textes mêmes du Parti qui colle presque point par point avec la vision que s’en faisait Vargas.
Dans le IVème congrès du P.C.B., Luis Carlos Prestes déclare que le but du parti est bien de renverser le système brésilien actuel, mais que la révolution brésilienne se déroulera par étapes. C’est là que rentre la doctrine nationale – dévelopemenstiste. L’étape actuelle étant celle de la construction économique et aussi idéologique du Brésil en tant qu’entité indépendante. Pour cette étape, Prestes prêche la construction d’une grande alliance, et effectivement il ratisse très large. Il énumère tant de classes et de groupes sociaux que je ne peux pas me permettre de le citer : ce serait trop long. En résumant, il invite à prendre part à cette alliance les intellectuels, les artistes, les professions libérales, les fonctionnaires, l’armée et le clergé sensibles aux problèmes de la population, les petits et moyens industriels et commerçants, mais aussi les grands industriels et commerçants qui « sentent la concurrence de l’impérialisme capitaliste et souffrent de la politique économique et financière du gouvernement des latifundiaires et des grands capitalistes ». Le texte de Prestes va jusqu’à dire que l’ouvrier brésilien souffrait moins de l’exploitation capitaliste que de l’insuffisance du développement capitaliste.
Le P.C.B. suit donc la doctrine en deux de ses points majeurs : option pour le développement de l’économie au détriment des luttes ouvrières, formation d’un rassemblement national en vue de réaliser cet objectif. En quoi cela peut-il attirer les artistes et les intellectuels :
– Cette conception justifie l’exercice de charges publiques ou le recevoir de subventions.
– Elle fait la part belle au volontarisme.
– Elle réconcilie ces deux groupes au Peuple. Faire partie du peuple n’est plus être membre d’un groupe social, mais être doté d’une certaine idéologie.

Le Peuple justement qui revient si souvent dans les textes du Parti, comment est-il alors conçu à l’intérieur du P.C.B. ? D ‘une façon assez ambiguë.
Dans les textes soit il s’agit du Peuple idéologique, dans ce cas il ne représente plus une couche sociale particulière, mais idéologique. Soit il ne possède pas cette idéologie, le Parti alors utilisera plutôt le terme de Masses Populaires, et il devient l’objet de tous les anathèmes, de toutes les méfiances : Inconscientes de leurs rôles historiques, incontrôlables et irrationnels et surtout manipulables à merci par le Grand Capital qui s’en sert pour freiner la révolution nationaliste.
Cette attitude double par rapport au Peuple se retrouvera dans les pièces brésiliennes de cette période et en particulier dans les pièces d’agit-prop des Centres Populaires da Une.

Le CPC da Une

Les Centres Populaires de Culture sont nées d’une scission à l’intérieur du Théâtre Arena dont faisait partie mon père. Oduvaldo Vianna Filho, membre de l’Arena et fondateur des CPC, pensait que l’Arena ne pouvait, à cause de sa struture de théâtre pro., d’entreprise, surpasser certaines impasses. L’Arena devait, selon lui, se contenter de prêcher pour les petits-bourgeois déjà convertis à la cause et ne pouvait parler au public véritablement populaire.

Dans un premier temps, le succès des C.P.C. semble lui donner raison : il n’y a pas des chiffres exactes, mais environ une centaine de CPC se sont crées en à peu près trois ans, ils ont produit deux films, un disque, des concerts, des revues, des livres et surtout des centaines de pièces de théâtre.

Par contre, si les étudiants, les intellectuels, le peuple de gauche en général, à beaucoup apprécié les CPC, ils n’ont pas du tout réussi à atteindre le public populaire. Les participants du CPC le disent eux-mêmes : quand ils faisaient des représentations dans les favelas, la réaction oscillait entre la méfiance et l’hostilité, dans les places publiques, ils n’attiraient personne alors qu’un simple accordéoniste attirait des centaines de spectateurs, dans les syndicats, les travailleurs se dispersaient quand ils commençaient à jouer.

Donc réussite complète vis à vis du public qui était déjà celui de l’Arena, échec tout aussi complet devant des publics populaires. Comment expliquer cet échec ?
Une des raisons que l’on pourrait avancer est l’esthétique des spectacles proposés ; encore faut-il admettre que ces spectacles répondaient au goût d’un public dit éclairé d’une part, et que d’autre part, le CPC avait clairement comme ligne d’utiliser les formes traditionnelles et populaires brésiliennes en leur donnant un contenu nouveau, politique.
La raison véritable peut se trouver dans la conception même que se faisait le CPC de son public, du peuple. Dans son anteprojet au manifeste du CPC, Carlos Estevam Martins décrit l’art populaire dans les termes les plus dépréciatifs qui soit. J’en ai traduit quelques extraits :
Le niveau d’élaboration artistique de l’art du peuple est si primaire qu’il ne va jamais au-delà d’un simple agencement des données les plus évidentes à la conscience populaire attardée.
L’art du peuple est tellement dépourvu de qualité artistique {...} qu’elle ne dépasse jamais l’état d’un essai malhabile et grossier d’exprimer les faits triviaux données à la sensibilité la plus rudimentaire.
La condescendance, le mépris, les rapports hiérarchiques, autoritaires sont de mises à l’intérieur de la dramaturgie du CPC. Comment pouvaient ils en être autrement puisque le public auquel il s’adresse est ce peuple qui n’a pas été transcendé par l’idéologie nationale- dévelopementiste, qui n’est que cette masse qu’il faut s’approprier pour la mener à la révolution tel quel était proposée par le PCB ? C’est en partie comme une réaction à ce type de théâtre que Boal va créer le Théâtre de l’Opprimé.

Les Pôles d’attraction

Paulo Freire

Né en 1921 au Brésil, Paulo Freire applique pour la première fois sa méthode d’alphabétisation (dite de « conscientisation ») en 1961 dans le Pernambuco. Les premiers résultats sont encourageants et amènent le gouvernement de Goulart à le charger de l’alphabétisation pour l’ensemble du Brésil. Le coup d’état de 64 l’oblige à s’exiler au Chili, où il est chargé par le gouvernement d’établir un nouveau programme d’alphabétisation nationale. C’est après cette expérience au Chili que Freire acquiert une réputation mondiale.

L’originalité de sa démarche peut être résumé en quelques points. Tout d’abord il ne s’agit pas d’une alphabétisation fonctionnelle, il ne s’agit pas uniquement d’apprendre à lire et à écrire, il faut également apprendre à décrypter le monde qui nous entoure, selon les propres mots de Paulo Freire, il s’agit de « promouvoir chez le peuple touché par une action éducative une conscience claire de sa situation objective ». Mais il ne s’agit pas là d’un endoctrinement puisque « le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de rechercher avec lui, les moyens de transformer le monde dans lequel ils vivent. »
Et c’est là surtout que Paulo Freire est révolutionnaire, en préconisant une approche globale qui ne doit plus se contenter d’être une simple transmission de savoir mais qui doit instituer également des nouveaux rapports entre enseignants et apprenants. Ces rapports ne doivent plus être verticaux, hiérarchiques mais dialectiques. Il cherche à construire par sa démarche un système d’éducation où l’éducateur ne s’érigerait plus face à ses élèves comme leur antinomie nécessaire, où sa tâche ne serait plus d’ « emplir » ses élèves avec le contenu de sa narration. Dans les système qu’il préconise, la connaissance cesse d’être une propriété, celle de l’éducateur, et devient une occasion de réflexion, de dialogue entre les élèves et l’éducateur. L’éducation vise, selon la pédagogie de l’opprimé, non pas à faire des dépôts de savoir mais à aiguiser un sens critique, à faire de l’élève un chercheur critique.
Cela passe évidemment par une revalorisation des élèves, des couches populaires, de leurs savoirs propres, de leur capacité toujours intacte à appréhender le monde et à le réinventer si on lui donne les outils nécessaires pour le faire.
Si Augusto Boal a appelé sa méthode Théâtre de l’Opprimé, ce n’est pas gratuit, c’est un hommage à Paulo Freire et à sa pédagogie de l’opprimé. Rappelons ici que Boal écrit le livre Théâtre de l’Opprimé d’après les expériences théâtrales qu’il a mené avec des paysans péruviens pendant une campagne d’alphabétisation qui s’inspirait des méthodes de Freire.

L’implantation en France

Historique

68 : Rencontre avec Copfermann à Maspero
71 : Arena vient au Festival de Nancy présenter des spectacles et des techniques de Boal. Il est lui-même en prison en ce moment et, d'après un témoin, on parle beaucoup de son absence. Il est libérer à ce moment et vient à la fin du festival et reste moins d'un mois en France pour revenir en Amérique du Sud.
72 : Lang l'invite à diriger pendant un mois un groupe composé de français et latino-américains. La présentation du travail rencontre un grand succès. (aonde foi? quantas vezes vocês se apresentaram?).

77 :
– Publication de Théâtre de l'Opprimé en frabçais par les éditions Maspero
– Copfermann organise un stage avec des éducateurs de la méthode Freinet.
En 77 également, un stage se déroule ici à la cartoucherie, au Théâtre de l'Aquarium, avec des membres de la troupe du Théâtre de l'Aquarium, de la troupe Z, la Grande Cuillère, le Bonhomme rouge et des comédiens venus à titre individuel.
78 :
– Boal vient habiter en France.
– Grâce à l'intercession de Copfermann auprès de Dort et de Monod, Boal enseigne pendant un an à la fac de Censier.

– C'est Copfermann encore une fois qui organise un atelier qui va durer six mois dont feront partie des personnes qui par la suite feront partie du premier groupe parisien de théâtre de l'opprimé.
– À la fin de ce stage de 6 mois, un stage de deux semaines réunissant 160 personnes va se dérouler, les différents animateurs du stage se verront même dans l'obigation de refuser des candidats, ce stage aboutira à un présentation public à Belleville qui fait salle comble.
En 1979, le Ceditade est créé. Ceditade est le sigle pour Centre d’études et de diffusions des techniques actives d’expression. Ce centre aura un rôle important par la suite dans le développement du Théâtre de l’Opprimé en France ainsi qu’à l’étranger

Je n’ai pas noté ici tous les événements liés à l’implémentation du Théâtre de l’Opprimé en France. Il faudrait parler du succès immédiat des livres, les divers articles parus, notamment dans Travail Théâtral, les débats, les rencontres. Parler aussi de ce qui se passe après 1980, car le Ceditade est très actif, très vite il va même jusqu’à organiser des festivals internationaux avec des troupes de Théâtre de l’Opprimé venant principalement d’Italie et d’Allemagne.

Ce que l’on peut apercevoir néanmoins, c’est le succès très rapide de l’implémentation du Théâtre de l’Opprimé en France. Alors que beaucoup pensaient que cette méthode inventée en Amérique Latine pour des conditions bien particulières ne serait pas transposable dans un autre continent, on voit bien qu’il existe un véritable engouement pour le Théâtre de l’Opprimé.

Je ne sais pas trop comment l’expliquer. Probablement, la sympathie qu’on éprouvait alors pour les réfugiés politiques, notamment sud-américains, rentre en ligne de compte. Peut-être aussi mon père était-il auréolé du statut de « combattant de la liberté » ? On savait en France qu’il avait été emprisonné par la dictature et comme mon père le dit lui-même « avoir été torturé, ça nous donne un certain charme ». On peut avancer également qu’en 1978, lorsque Boal arrive en France, dix ans se sont passés depuis 68 et que peut-être certains groupes se sentent alors essoufflés, qu’ils ont envie d’essayer de nouvelles méthodes, de nouvelles façons d’approcher le public. D’un autre côté, il est certain qu’il y a alors en France une certaine effervescence due à la montée du Parti Socialiste, porteur de grands espoirs de changements sociaux.

Le Théâtre de l’Opprimé aujourd’hui en France

Malgré toutes les critiques de Bernard Dort, malgré les difficultés entrevues par la Troupe de l’Aquarium, le Théâtre de l’Opprimé a essaimé dans le monde et en France. Une troupe néerlandaise a constitué les pages jaunes du Théâtre de l’Opprimé, elle a recensé cent trente troupes dans une cinquantaine de pays, il est plus que probable qu’on soit loin du compte, ces troupes faisant le plus souvent un travail souterrain, microscopique, il est certain qu’un grand nombre de groupes n’ont même pas appris l’existence de ces pages jaunes.

Ici en France, je sais qu’il existe une vingtaine de troupes, il est également probable qu’il en existe d’autres encore. Ces troupes n’ont pas de profil commun : on va de la petite association qui développe, en parallèle à son travail, des scènes de Théâtre Forum pour sensibiliser la population aux problèmes dont l’association veut parler, jusqu’à la troupe entièrement professionnelle, de l’auteur aux acteurs, qui traite de n’importe quel sujet dans n’importe quel lieu.

Sur le plan idéologique, même manque d’unité : quelques groupes professent l’apolitisme le plus complet, d’autres sont très proches des mouvements d’extrême gauche ou antimondialiste, d’autres encore vont jusqu’à travailler pour des entreprises pour faire du managing, régler des conflits dans les lieux de travail dans le but plus ou moins avoué de faire en sorte que la productivité augmente.

Les thèmes des pièces sont donc par conséquent eux aussi extrêmement variés : on passe de la mise en question du rôle des médias à la lutte antitabagisme.

Je ne les connais pas toutes, je ne peux donc pas porter de jugement global sur le Théâtre de l’Opprimé en France de nos jours, néanmoins pour avoir assisté plusieurs représentations de Forum, avoir discuté avec plusieurs praticiens, vu des cassettes, j’ai noté quelques caractéristiques, qui à mon sens sont souvent autant de défauts, qui si elles ne sont pas communes à l’ensemble des troupes reviennent asses souvent pour mériter qu’on s’y attarde.

L’idéalisme

L’un de ces défauts est pour moi, l’idéalisme. Par Idéalisme, j’entends la conception philosophique selon laquelle il existerait une nature humaine éternelle et inchangeable, où les pensées et les passions des individus seraient absolument indépendantes de leurs positions économiques et sociales. Cette conception aboutit à ce que souvent, dans les spectacles de Théâtre-Forum, on voit sur scène des personnages qui représentent plus des qualités ou des défauts d’ordre moral que des personnages qui seraient la simple représentation/incarnation d’idéologies ou de statuts sociaux.

On voit des patrons méchants, des pères malveillants, et l’on insiste plus sure leur méchanceté, sur leur malveillance, que sur leurs positions sociales.

Les interventions des spect-acteurs vont donc se régler là-dessus. Plutôt de changer la structure sociale dans laquelle ils sont insérés, ils vont soit faire appel aux bons sentiments de leurs oppresseurs, soit essayer de modifier la perception qu’ils ont du monde qui les entoure.

Ainsi dans un article de Cassandre, le journaliste, après avoir vu la représentation d’une troupe dont je tairais le nom, écrit, à mon avis en toute bonne foi, que :

Le théâtre forum participe désormais de tout un processus collectif de socialisation propre à vous aider à trouver une place dans la société, en vous faisant prendre conscience que c’est votre attitude face au monde qui est le principal obstacle à votre insertion, et non l’attitude du monde face à vous.

Ici et là, sur les différents sites de quelques troupes de Théâtre de l’Opprimé, on peut trouver des phrases similaires.

La professionnalisation

Plusieurs troupes qui se réclament du Théâtre de l’Opprimé sont entièrement professionnelles et en tirent une grande fierté. Est-elle justifiée ?

Le premier problème qui se pose est celui de la légitimité. En effet, le Théâtre de l’Opprimé remet en cause l’idée selon laquelle le comédien serait un vecteur idéologiquement neutre, qu’il ne trahirait pas en traduisant sur scène les oppressions d’autrui. D’un autre côté, l’apport du non-comédien me semble essentiel dans la démarche du Théâtre Forum : il s’agit de briser le monopole de la scène, et par là briser celui du discours. Qui a le droit de parler ? Qui parle normalement ?

Pratiquement, cela aboutit à deux défauts pour moi. Le premier est que l’on voit arriver dans les lycées, qui sont un énorme marché pour le TO en France, des acteurs trentenaires ou plus qui se mettent des casquettes à l’envers, qui essayent de parler à la jeune de banlieue et qui n’arrivent, la plupart des fois, qu’à êtres ridicules. Le deuxième défaut est que ces troupes doivent à cause, de leur professionnalisation, faire feu de tout bois : c’est-à-dire, un jour faire un forum sur l’alcoolisme, le lendemain sur la violence domestique, le surlendemain sur le respect civique dans les lycées. Les acteurs redeviennent ces vecteurs universels et transparents contre lesquels s’insurgeait le Théâtre de l’Opprimé.

Le Théâtre Forum Institutionnel

Aujourd’hui, la plupart des troupes de Théâtre de l’Opprimé ne travaillent pas autour d’une thématique particulière, ils offrent des spectacles établis selon une méthode particulière. Les sujets sont fournis par les organismes qui financent les représentations, souvent les institutions.

On peut se demander dans quelle mesure les institutions représentent-elles entièrement les personnes dont elles ont la charge. On m’a raconté une histoire terrible : un groupe de Théâtre Forum a accepté de jouer un forum dans un foyer pour travailleurs immigrés sur le thème de la prostitution aux abords de ce foyer. En gros, on envoyait une troupe pour faire en sorte que les immigrés résolvent entre eux, par une pièce qu’ils n’avaient pas choisi de voir, un problème qui probablement n’était pas le premier de leurs soucis.

De plus, les institutions ont rarement à cœur d’appliquer, ou même d’écouter, les propositions qui auront surgi lors de la séance de forum. Les troupes de Théâtre Forum sont de plus en plus sollicitées afin que les membres d’un même microcosme (lycée, foyer de travailleurs, maison de la jeunesse) découvrent entre eux des solutions aux problèmes qui font souffrir l’institution. Les troupes mêmes ne se chargeront pas d’un quelconque suivi : on fait un forum dans un lycée ou une prison, on libère la parole et ont s’en va. La logique du Théâtre de l’Opprimé s’en trouve symétriquement renversée. On passe d’un outil qui se voulait révolutionnaire à une entreprise privée de déminage social. Certaines troupes ne s’en cache pas. Le leader d’une troupe parisienne a notamment écrit que, au terme de chirurgie, il préférait celui d’homéopathie sociale. La métaphore en dit long.

Conclusion

Les critiques que j’ai faites ici ne s’appliquent bien évidemment pas à l’ensemble des troupes de Théâtre de l’Opprimé françaises. Quelques-unes font un travail cohérent, honnête, digne de respect. De plus, la situation française est similaire à celles de beaucoup d’autres pays où l’on trouve des troupes que je considère comme plutôt bonnes, voir excellentes et d’autres qui font soit du déminage social, soit qui vont encore plus loin dans l’abjection. J’ai vu un site d’une troupe anglaise qui proposait des stages de Théâtre de l’Opprimé à des commerciaux pour qu’ils augmentent leur productivité. Le slogan de la boîte était Actors Means Bussiness. Et l’on y vantait le Théâtre Forum parce qu’il était convivial, parce qu’il favorisait l’esprit d’équipe et qu’en plus il n’était pas cher.

Rappelons quand même que la sémiologie est beaucoup utilisée aujourd’hui pour élaborer des publicités, ce qui n’était pas du tout dans les intentions de Roland Barthes lorsqu’il l’a mise au point et que la sociologie qui s’accommode de nos jours fort bien du managing et autres joyeusetés a eu comme l’un de ses pères fondateurs, Karl Marx.

Le reproche qui à mon avis peut être fait à Augusto Boal est de ne pas avoir su créer une méthode absolument irrécupérable, mais je persiste à croire que le Théâtre de l’Opprimé est un outil aux capacités formidables.