L’art à l’ère de la globalisation

Rien, sans doute, ne saurait désormais échapper à la globalisation, l’art pas plus que le reste. Il n’y a pas de reste. La globalisation est en effet globale. Le monde de l’art au sens d’Howard Becker est désormais effectivement mondial, même si l’art n’a bien entendu pas attendu l’époque actuelle pour s’internationaliser, si l’art a toujours eu vocation internationale. Ce qui pose, en art comme ailleurs, la question de la pertinence du concept de globalisation, si concept il y a : concept, pseudo-concept, ou « concept spontané » ? Comme toujours, en matière historique, continuité ou discontinuité ?

La globalisation —concept ou pas— touche en tout cas aujourd’hui aussi bien ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain que ce q’il est convenu d’appeler la culture de masse (termes, là encore, relativement vagues plutôt que concepts véritables). L’art contemporain ne saurait en aucune manière être préservé (de la globalisation comme de la massification, lesquelles marchent ensemble, quand bien même l’art contemporain est loin de faire consensus). Le caractère global de la globalisation fait que l’on ne saurait plus autonomiser, comme entendait le faire le modernisme, les deux sphères, ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent conserver des circuits institutionnels et marchands distincts.

Encore la globalisation artistique ne saurait-elle non plus être ramenée à une simple conséquence de la globalisation économique (laquelle ne saurait elle-même être réduite ni à la seule financiarisation ni au seul avènement de la net economy), pas même de celle de l’économie de l’art ou du marché de l’art. Il n’est pas de déterminisme économique et il convient de ne pas tomber dans l’économisme le plus plat, le plus « mécaniste »[1].

Tout comme la globalisation de l’art ne saurait être ramenée à la seule géopolitique de l’art. Ambigu se révèle le terme d’ « art politique ».

L’on a dénoncé ces dernières années non certes sans raisons le caractère européo-américano-centriste de l’art contemporain au détriment à la fois des périphéries n’appartenant ni à l’Europe de l’Ouest ni à l’Amérique du Nord et des minorités ethniques de ces contrées. L’on a même pu stigmatiser la périphérisation croissante de la France sur les plans tant économique et politique qu’artistique. Cependant c’est avec insuffisamment de précaution que l’on a appliqué le schéma centre-périphérie à la situation actuelle de l’art. Ce alors que :

—il n’est pas de nécessaire correspondance entre centres économiques, politiques et artistiques, il peut bien y avoir autonome relative ;

—dans le secteur économique lui-même le schéma centre-périphérie a été conçu pour rendre compte d’une situation antérieure à l’actuelle globalisation et la question de savoir s’il est toujours ou non applicable à la situation actuelle fait débat ; devant l’insuffisance avérée de la notion de polycentrisme tout au plus pourrait-on risquer l’hypothèse d’une fractalisation de la distinction centre-périphérie, centres et périphéries n’ayant de cesse de se redécomposer en centres et périphéries de l’échelle planétaire à l’échelle des États et de l’échelle des États à l’échelle urbaine ;

—et le schéma centre-périphérie, tel que l’a élaboré l’économiste égyptien Samir Amin, suppose une interdépendance entre centre et périphérie (entre économie centrale qui, quel que soit son caractère autocentré, n’en puise pas moins ses matières premières à la périphérie —ce qui n’est plus exactement le cas de la société post-industrielle qui délocalise dans l’ancienne périphérie sa production industrielle au profit de la production de services— et économie périphérique, capitaliste ou non, qui produit principalement pour le centre), interdépendance qui n’est nullement vérifiée pour ce qui est de l’art ; tout au plus les arts occidentaux purent-ils puiser leur inspiration dans les arts extra-occidentaux (encore que soit toujours discuté le fait de savoir si Picasso s’est réellement inspiré de certains « arts africains » —terme lui-même soumis à discussion— ou s’il n’y a pas eu plutôt au départ simple convergence) et la vogue en occident du japonisme fit-elle que les japonais entreprirent une production quasi-massique d’estampes japonaises à destination du marché occidental. Et, dans le domaine de la musique, la musique noire afro-américaine —elle-même « mêlée », au demeurant, d’ « influences » blanches—, après avoir éprouvé quelques difficultés à effectuer sa percée sur le marché blanc, est, depuis, venue déferler, avec le succès que l’on sait, sur la planète entière, est venue « infiltrer » la musique de la planète entière. Ou alors, si interdépendance il y a, c’est interdépendance entre art contemporain et culture de masse, comme, par le passé, il y avait interdépendance entre culture savante et culture populaire, à ceci près que, alors que c’était la culture savante qui occupait la position centrale et la culture populaire la position périphérique, dorénavant ce serait la culture de masse qui occuperait la position centrale et l’art contemporain une position seulement périphérique (encore qu’il puisse apparaître contestable de parler aujourd’hui encore de « la » culture de masse du fait de son caractère de plus en plus « éclaté », ce qui, du reste, est également le cas de l’art contemporain).

Sans doute l’art actuel entend-il relativiser l’universalisme arboré en son temps par le modernisme (universalisme qui, au demeurant, n’était déjà pas si universel que le prétendait le modernisme). Mais l’art actuel ne s’en est pas moins globalisé toujours davantage : rejet de la spécificité moderniste des media et du pluralisme qui était malgré tout méticuleusement entretenu des arts au profit de l’art en général ou art générique sans distinction de media tout en ayant recours pour le principal aux media sans spécificité, sortes de « media globaux » que sont la photo et la vidéo ; avènement des artistes internationaux et commissaires internationaux ; globalisation des rôles d’artiste, de commissaire, de critique en des acteurs uniques…

Le seul pôle qui, ces dernières années, se soit donné comme alternatif à la globalisation en cours a consisté dans la recrudescence des revendications identitaires, dans l’exacerbation des différences culturelles. Ce qui, là encore, n’a rien eu d’entièrement nouveau : c’était déjà, à la fin du dix-huitième siècle, la diversité des cultures qui était opposée par la nouvelle génération allemande à l’universalisme de la civilisation et de la révolution françaises.

Fausse opposition du local et du global :

—l’universalisme, comme cela n’a cessé d’être dénoncé depuis plus de deux siècles, n’en a pas moins toujours eu une assise foncièrement locale qui a tout au plus pu se déplacer au cours des âges ;

—identité et différence se trouvent aujourd’hui parfaitement tolérées —parfois même trop— par la globalisation libérale dans la sphère privée sinon dans la sphère publique (distinction qu’entend maintenir coûte que coûte la pensée libérale mais qui a pu être fortement contestée);

—la culture de masse apparaît elle-même aujourd’hui moins massique que par le passé, davantage diversifiée : diversité des produits, des circuits, des audiences… Cependant que c’est sur le Net, medium —ou, plus exactement, « post-medium »— global et universel —sinon massique— par excellence que s’exprime une bonne part des revendications identitaires ;

—en fait, tant dans le domaine culturel et artistique que dans le domaine social et dans le domaine économique, la globalisation maintient ou entretient voire même renforce les inégalités et différences existantes (inégalités et différences tant sociales que culturelles).

La globalisation n’est pas simple procès d’homogénéisation et de délocalisation mais procès à la fois d’homogénéisation et d’hétérogénéisation, de territorialisation et de déterritorialisation (cas notamment des immigrés et autres déplacés, volontaires ou non, temporaires ou non, légaux ou non, à titre tant individuel que collectif, comme c’est également le cas des media de masse et du Net lui-même, qui n’en réussissent pas moins à reterritorialiser vituellement et imaginairement les déracinés de toute espèce). Procès à la fois d’autonomisation et de désautonomisation. La globalisation n’est pas tant un processus de suppression des différences qu’un processus de reproduction des différences (reproduction au sens de Bourdieu[2] : non pas reproduction à l’identique mais reproduction incluant les ajustements nécessaires à l’ « évolution » du « système », non pas reproduction du Même mais reproduction de l’Autre). Un processus à la fois d’engendrement des différences et d’indifférenciation des différences.

La pensée post-structuraliste n’a que trop absolutisé la différence[3]. Taguieff[4] a montré que, dans le cas des différences en rapport —rapport présumé par trop déterminant— à la race, tant l’absolutisation de la différence —l’hétérophilie— que le rejet de la différence —l’hétérophobie— pouvaient entretenir un discours aussi bien raciste qu’anti-raciste (tout comme, dans le domaine sexuel, peut être aussi bien absolutisée la différence —homophilie !— qu’elle peut être rejetée (homophobie !). Toute revendication de pureté, qu’il s’agisse de la pureté raciale, de la pureté culturelle ou de la pureté moderniste en matière de media (peinture pure, photographie pure… —sans parler de la pureté en matière sexuelle !— s’avère fondamentalement réactive.

C’est non pas dans les marges de la globalisation —par définition il ne saurait être de marges à la globalisation— mais dans le « champ » (sans hors-champ), dans le « cadre » même de la globalisation que s’est opéré le durcissement des identités (durcissement qui n’est pas simple prorogation des identités préexistantes mais qui les modifie en profondeur). Cependant que le multiculturalisme post-moderne n’est guère en dernier ressort qu’une vision édulcorée («politiquement correcte » bien davantage qu’oppositionnelle ou critique) du réseau des différences globalisées, un piteux « partage d’exotismes »[5].

Quant au métissage culturel, si, historiquement, loin de relever d’une simple collusion avec l’ordre colonial, il a pu se révéler une arme efficace de résistance à l’oppression coloniale (qui n’était pas non plus vain effort de maintien de l’ordre antérieur), il n’en suppose pas moins par trop lui-même des identités pré-constituées qui se bornent à se mélanger (métamorphose biologique sinon déterminisme biologique), à se « mixer » (là où sociétés, cultures et identités sont d’entrée de jeu métissées, non pas repliées sur elles-mêmes mais ouvertes les unes sur les autres), et n’est plus désormais qu’un agent de la globalisation en marche.

Il y a quelques années un grand espoir avait été mis dans les artistes provenant des pays « émergents » (Asie, Afrique…). Mais cet espoir fut vite déçu. Sans doute d’excellents artistes se manifestèrent-ils, des artistes se firent-ils connaître provenant de pays jusqu’alors ignorés par le monde de l’art, mais ces artistes ne s’en sont pas moins aussitôt intégrés à l’art global ; ils n’ont pu faire carrière —carrière internationale s’entend— qu’en émigrant le plus souvent dans les pays appartenant au « monde de l’art global » et n’ont fait en définitive qu’accroître encore la globalisation de l’art.

Les « périphéries artistiques » —terme, comme il a été dit, impropre— servent seulement de réserve à l’art global qui vient y puiser de nouveaux talents afin de se renouveler en toute continuité. Tout au plus les artistes en provenance des pays limitrophes produisent-ils des micro-différences internes au monde de l’art global, telles des pseudo-différences entre produits équivalents mis sur le marché.

Encore n’en importe-t-il pas moins, à défaut de pouvoir proposer une alternative, de résister à la mondialisation, non en mythifiant les identités préexistantes, que ce soient celles des « dominants » ou celles des « dominés », mais, au contraire, en commençant par déconstruire toutes les identités préexistantes, trop substantielles, trop stéréotypées, en déstabilisant les dichotomies, les différences toutes faites (orient/occident, Nord/Sud, blanc/noir, homme/femme, homo/hétéro…) en vue de construire de nouvelles identités, tant individuelles que collectives, des identités dépourvues en quelque sorte de toute identité, des identités non identitaires, sur le modèle non tant de l’ « identité métisse » que de l’ « identité queer », et en inventant pour cela les media « appropriés » (par ce que l’on pourrait appeler queerisation des media)[6].

 


[1] Economisme dans lequel tombe malheureusement Nicolas Bourriaud, « Playlist, Le collectivisme artistique et la production de parcours », Playlist, Paris, Palais de Tokyo / Cercle d’art, 2004.

[2] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.

[3] Ce même si Jacques Derrida (L’Autre cap, Paris, Minuit, 1991) a pu, depuis, faire une mise au point : « Le propre d’une culture, c’est de ne pas être identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire “ moi“ ou “ nous“, de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi ». Non pas identité fermée sur elle-même mais identité ouverte à l’Autre. Au point que Derrida, après avoir alimenté, dans les années 70, le discours féministe différencialiste dit de deuxième génération, peut servir encore aujourd’hui de référence au post-féminisme et à la pensée queer.

[4] Pierre-André Taguieff, La Force des préjugés, Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La découverte, 1987.

[5] Thierry Prat, Thierry Raspail et Jean-Hubert Martin, ed., Partage d’exotismes, 2 vol., Lyon, RMN, 2000.

[6] Ce par opposition tant au schéma identitariste habituel qu’au schéma proposé par Bourriaud d’un prétendu « communisme formel » dans lequel tous et toutes sont supposés pouvoir puiser « librement », libre circulation de ce qui s’est mué en de simples marchandises culturelles dans l’économie globale de l’art, gommant complètement toute question d’identité.