Je fais un premier exposé en essayant d'être plus bref que d'habitude (rires), et je voudrais faire quelques précisions de façon un peu rhapsodique. D'abord je vais dire des choses en essayant de m'efforcer de ne pas être pris par un scrupule de pertinence, de précision etc. qui au départ peut être même une vertu mais qui peut devenir rapidement vicieux, absurde, parce que tu risques de commencer à parler et voir surgir des doutes, comme des petites voix, qui serait déjà présentes dans mon cas qui suis un peu hypermnésiaque. Ce sont toutes les objections possibles, comme quand tu joues une partie d'échecs contre toi-même ou contre un appareil et comme une espèce de paysage infini composé, plus que de livres, parce-que les livres aussi sont parlants, mais sont peut-être moins interactifs mais de visages, de voix, de vécu, de prévalence sur le savoir littéral comme l'appelait José Bergamin, d'une transmission orale, liée à des situations etc. Alors il y a les visages qui surgissent, et tu connais déjà les réfutations ou les objections ou les contestations ou les préjugés, ça te crée une espèce de hantise du malentendu, tu es toujours aux aguets, qui commence par des terminologies. J'ai parfois la sensation d’un enchevêtrement, d’un overload continu... Andréa, qui a écrit, à un âge très très jeune, un short roman philosophique, utilise une expression qui j'ai trouvé m'allait très bien, bien que j'en ai utilisé d'autres. Il dit "ce massacre des mots". Massacre des mots... Moi j'avais pensé souvent à une autre image, une espèce d’overload, de viol sémantique, permanent.
On commet ce que Orwell appelait la novlangue. Il avait raison que peut-être à son époque, la plus spectaculaire qui apparaissait, c'était celle du stalinisme. Alors, lui il disait, il y a un pays ante sui où il y a un communisme différent, rebelle, internationaliste. Il définissait le pays du mensonge déconcertant, un pays où il y a une langue pour laquelle paix signifie guerre, guerre signifie paix. Et Orwell parle du fait que le despotisme le plus extrême, c'est le pouvoir sur la signification des mots, d'ailleurs on parle de pouvoir sémantique. Il y a un livre de Franco Fortini des années 60-70 en Italie qui s'appelle Vérification des pouvoirs, et par pouvoir il entend le pouvoir sémantique. Et puis l'autre aspect extrême du despotisme, c'est le pouvoir sur le passé, de réécriture et réécriture, comme le petit homme de son roman qui réécrit chaque dix ans le numéro de dix ans auparavant du New-York Times : le pouvoir de décréter le passé ! Donc une rétrospection qui devient rétroactive, et ça fait penser à Philip K. Dick, En attendant l'année passée, et à l'époque il n'y avait pas encore ce bond extrême du génie génétique, et d’aller vraiment en direct même sur la fibre de l'humain. A cette époque on parlait pas encore vraiment des bio-pouvoirs, biopolitique, etc. et en même temps, je dois dire, qu’on peut considérer qu'une fois dégagés les concepts de novlangue, on peut l'appliquer presque à toutes les langues qui descendent d'un pouvoir constitué. Que ce soit les pharaons, que ce soit lié au ciel tombé sur la terre, il y a une théologie mondanisée, mondaine, la forme-Etat.
Je pense à Walter Benjamin : il faudrait étudier le capitalisme comme religion au sens spécifique. Il a deux-trois pages extraordinaires sur la dette infinie, vous voyez ? On est tous en dette envers le capital...
On est dans cet enchevêtrement d'idiolectes qui de façon subreptice chacun, parce qu'en plus le processus se métastatise, par homologie et par, Girard dirait, désir mimétique, donc ça vient par le haut mais ça se reproduit comme des gremlins microphysiques, c'est comme des métastases etc., et théoriquement on peut arriver à 6 milliards de jugements de dieu ! Et à l'époque de cette reproductibilité infinie... Et ces idiolectes qui se prennent pour la langue de dieu, comme le cas de la langue de Spinoza, ou de l'être, et il y a une multiplication de novlangues, je pense. C'est ça le massacre des mots...
On parle toujours de ces trucs qui nous obsèdent, mais je voudrais dire, donc, que moi je suis un peu amené à une espèce de co-action qui à un certain moment devient vicieuse, même si je pars sur des trucs hyper actuels, et à la limite ça pourrait tenir l'espace, je voudrais pas dire d'un haïku ou d'un aphorisme mais, d'un truc lancé sur twitter, mais sur twitter, c'est possible si quelqu'un a la capacité de dire quelque chose qui ne soit pas une bêtise dans 127 caractères. Il faudrait tellement permettre des trucs de tout type, à l'infini, en arrière, pendant, et en travelling en arrière qu’on en finit plus.
Alors je suis dans cette toile d'araignée, préliminaire, et que je vais réduire ici, mais je vais mettre au clair deux-trois choses : la première, pour annoncer la couleur et donner un élément d'auto-certification, est que je ne suis pas, je ne me prends pas, sans regrets ni complaisance, pour un savant, au sens classique. Avoir fait une faculté de philo, à l'époque et pour plusieurs raisons, je n'ai pas de remords, c'était même un peu, à partir d'un certain âge, à tort ou à raison, être emporté, comme le dit Augustin d'Hippone, par le destin comme par les dents, dans un continuel paysage de situations, de subjectivités, de temporalités différentes, etc. et ce qui n’était pas conciliable avec une étude systématique bien organisée, et la seule chose est que ça peut être un apport, je pense, singulier.
Je respecte beaucoup le travail plus proprement théorique etc., j'ai la sensation de moins en moins d'une façon pertinente, mais peut-être, que des gens développent, à condition de ne pas, dans cette cumulation de savoir perdre cet élément de savoir fondamental qui est le vieux truc socratique d'une cognition de la petitesse de notre savoir, de ne pas être gavé par une présomption de savoir total, j'en connais certains...
Je veux dire que ce dont je peut me prévaloir, de pouvoir donner une contribution, c'est que, et je veux pas faire mathusalem, j'ai commencé à militer en 1960, sur l'onde d'un mouvement, je ne parle pas d'un espèce de trouble, soulèvement, infra, avec des caractères apparemment presque un peu insurrectionnels, qui s'étaient passés en Italie après c'était un marché de dupes. Comme d'habitude le Parti Communiste avait lancé le mouvement, et trois jours après il trouvait que c'était tous des Lumpens, des provocateurs, premier jour, c'était les héros, enfin bon – et, qui avait marqué en réalité le passage des années de la reconstruction, dans l'après-guerre aux années du développement du marché interne, donc des réformes sociales du centre-gauche de l'époque.
J'avais commencé à militer dans ma ville ouvrière de Terni, c'était la Jeunesse Communiste, et dans une ville de province vous connaissez les rouages mieux que dans une métropole, parce qu'il y a une proximité, il n'y a pas de monstre sacré, partisans etc. Et puis, un peu comme tout le monde avant la première moitié des années 70 j'étais dissident, gauchiste, gauchisant, la rue, etc. et puis était survenu 68, donc j'avais été un peu propulsé dans une espèce de surexposition médiatique du fait du hasard parce que j'avais été blessé grièvement, alors parfois je dit c'est comme la fille de l'hélicon en mai 68 à Paris, elle était sur les épaules d'un militant, après elle était une modèle anglaise tu vois... Alors elle était bien plus belle que moi, moi avec ma minerve, c'est une icône qui dure encore ! Et puis, et puis il y a eu, la rencontre avec à tort ou à raison, ce qui était un peu le manifeste du courant opéraiste deuxième phase, avant il y avait eu la revue Quaderni Rossi, fin années 50-début années 60, qui avait un caractère quand même inédit de s'efforcer d'appliquer des grilles conceptuelles critiques marxiennes dans le cas d'espèce à la société qu'on appelait à l'époque néo-capitaliste, et qui était en pleine rupture, y compris avec son aspect d'enquête ouvrière, d'enquête sociale. Il y avait eu des antécédents, Danilo Montaldi, de Recherches, etc. On pouvait trouver quelque parenté avec Socialisme ou Barbarie en France mais quand même c'était assez spécifique. Et puis il y avait eu une bifurcation, une scission, et était née la revue Classe ouvrière. C'était pas spécialement original, et un groupe, notamment de théoriciens mais aussi de militants ouvriers, avec Mario Tronti qui est publié en France, déjà son premier ouvrage connu, Ouvrier et capital, et chez l'Eclat il y a des oeuvres bien plus récentes, Le déclin du politique etc., et puis les autres, Toni Négri, et d'autres qui sont restés moins connus, Sergio Bologna, Gaspari Leca, tout un pool dont justement à mon retour du Mai 68 français, j'étais venu à Paris surtout parce que j'étais convalescent à l'époque, donc j'étais un peu désoeuvré, et au retour, j'ai comme trouvé, souvent ça se passe comme ça dans la vie, ce type d'approches qui me semblaient vraiment une espèce de révolution copernicienne, vraiment un autre visage de la lune par rapport au marxisme orthodoxe dans la tradition Kominterniste et social-démocrate autoritaire dans la pratique, et avec une promesse en différé toujours, de type idéologique Kominterniste bolchévique. Là c'était carrément une rupture, et je veux dire que je suis passé à travers les différentes expériences et puis, il y a eu le groupe de Potere Operaio, que je définirais une espèce de variante insurrectionnaliste de l'opéraisme, ou opéraisme insurrectionnaliste ou avec une marque insurrectionnaliste de l'opéraisme, et puis il y a eu les années 70, y compris tout le problème du rapport entre les mouvements de masse et la question de l'action directe, illégale, violente, jusqu'à armée etc. Et puis il y a eu le retour de bâton, l'Etat d'urgence, la critique... Là on dit avec Paolo Persichetti de l'économie politique de l'urgence, et puis et puis.
Hors, que je revendique un peu, que j'ai cultivé, mais pas par vertu, plutôt par nécessité, plus que par choix par nécessité au sens sartrien, que par nécessité au sens spinozien, c'est peut-être une attitude un peu hypermnésiaque et un espèce de hantise, scrupule, mais plaisir d'approcher le plus possible, ce qu'on dit le vrai, - approximativement, on y est jamais... - et pas tellement par une espèce de vertu morale. Il y a une phrase de Trotsky qui dit, la vérité à un certain moment il faudrait la dire plutôt par intelligence que par vertu. Et pas du tout comme une espèce de devise morale, mais parce que, bah c'est même avec une pointe névrotique, c'est comme si quelqu'un va sur le divan de l'analyste, il est pas intéressé à tricher, il essaye, l'analyste serait sensé être là pour déjouer ce qu'on appelle, les illusions de mémoire, les scènes-écran, les rêves-écran, pour essayer d'atteindre, de parvenir à quelque chose dans le cas du projet psychanalytique, dans le freudisme ce qu'on appelle la scène primordiale etc.
Bon, quand on reconstruit les histoires communes, et je pense qu'on est intéressés, en plus ça devient un devoir de transmission, à essayer de faire sortir le plus possible ce qui approche spasmodiquement, une réalité des choses. C'est aussi le meilleur antidote contre les passions, les passions tristes, la moralisation des questions etc.
C'était un peu long pour poser des jalons sur les limites, et je passe au fond. On a dit le travail. Je peux penser d'un côté il y a l'élaboration, il laborio. Pas le travail, disons, l'application, par exemple de Négri et de tout le courant qui s'est inspiré à ce discours du refus du travail, de l'ouvrier social, en lecture et relecture et relecture de ce truc extraordinaire qu'est je trouve le Fragment sur les machines dans les Gründrisse de Marx. Il y a par exemple d'autres courants, en Allemagne le groupe Krisis, Kurz, etc., critique du travail, critique de l'idéologie de la valeur travail etc. C'est un champ énorme, donc qu'est-ce que je peux dire là ? Je voudrais faire deux avertissements.
Point Un. Terminologique mais, vraiment, le problème de traduction, peut-être là j'enfonce une porte ouverte, il faut jamais traduire – vu que je parle en annonçant la couleur, moi j'ai dans mon deuxième si vous voulez communisme, l'opéraisme, après j'ai beaucoup de contaminations, d'errances, des choses surtout côté libertaire, et le côté critique ultra-gauche mais, disons, si on parle d'opéraisme, il faut pas du tout, parce que c'est des faux amis, le traduire en français par ouvriérisme. L'ouvriérisme, au sens de Arlette Laguillier, le "Travailleurs et travailleuses", ou de, à Montreuil il y a les Perroquets, l'Organisation Politique, Badiou que par ailleurs peut être intelligent qui disait, les immigrés travailleurs, ils ont le droit aux papiers et à bouffer, parce que ils produisent les voitures aux chaînes de montage, donc les autres qui sont carrément improductifs on s'en fout !... Alors, l'ouvriérisme, dans les codifications, vous savez ce qu'il vaut le jargon, italien, dans le cas d'espèce, opéraiste, on le traduit, l'équivalent italien de l'ouvriérisme, c'était fabriquismo, usinisme ! Vous voyez que dans les positions, d'après moi, d'après un certain nombre de personnes, dans l'ouvriérisme, il y a certainement une fascination pour le capital fixe, pour l'usine. Vraiment on part pas avec l'idéologie capitaliste la plus pure, l'idée que le TRAVAIL, et dans le sens de la vie humaine, Homo Faber, et donc on peut pas penser un monde sans cette forme d'activité humaine ! Et ces technologies, les usines, le problème, c'est changer de titre de propriété et, je sais pas, les gérer autrement mais ça, l'imagination reste bloquée à ça comme si c'était une une seconde nature, comme si c'était naturel, presque une forme de l'être non ? Alors, tandis qu'à vrai dire avec tous les défauts qu'on peut lui trouver, c'est constitutif de l'opéraisme, il y a une critique du travail.
Le deuxième point, et je sais qu’il fait bondir tous les dogmatiques, à commencer par les marxistes-léninistes etc. mais il peut faire bondir aussi des camarades, anarchistes purs. Moi, je pense - c’est pas une pédanterie terminologique – qu'il y a une véritable opposition entre Marx, donc marxiens, et marxisme. Je sais que quand on dit ça, on peut penser qu'on va chercher l’origine d’une chose, et qu’après la faute, c’est toujours à ceux qui gomment mais il y a aussi du monde qui dit ce que je dis maintenant.
Mais à tenir compte de ce que moi je peux dire ou d’autres peuvent dire, je vais réfléchir un peu à un auteur, Maximilien Rubel. Vous savez qui c’est, Maximilien Rubel, c’est le traducteur, le grand traducteur officiel de Marx en France, même critiqué par ses copains parce qu’il a fini dans la Pléiade. Les staliniens ont un peu tenté d’opposer d’autres traductions mais disons, c’est comme mon vieux camarade Enzo Grillo pour les Gründrisse en Italie, il y a aussi d’autres marxistes-léninistes qui ont fait d’autres traductions… Et donc Maximilien Rubel, lui étant anarchiste, avec son cercle, avec Ngo Van qui est un personnage extraordinaire, vietnamien etc. et avec d’autres, mais qui a fait une thèse qui est publiée en italien sur Marx, qui a publié beaucoup de choses, qui a aussi publié chez les éditions Spartacus un pamphlet provocateur qui faisait bondir les identitaires de tous côtés : Marx, théoricien de l’anarchie. Et bien Rubel, d’après moi, c’est un témoignage qu'on ne peut pas liquider comme ça, d’abord pour la pertinence même philologique, et puis aussi pour ce caractère qui n’est pas liquidable comme un truc identitaire ou je sais pas de quelle appartenance ou fidélité.
Alors, je pense que à un certain moment, réellement, dans l’histoire, tu connais un peu l'histoire de l’Association Générationale des Travailleurs, il paraît une figure, c’est pas pour essayer de trouver une figure de grand poids, qui est Ferdinand Lassalle, qui avait été très ami en contact avec Marx, etc., et qui est le véritable disons inspirateur de la social-démocratie allemande… Et Lassalle, qui a par ailleurs des ristournes virulentes avec Marx, à un certain moment, publie des ouvrages fondamentaux, l’un, La loi d’airain du salaire, qui est une théorie de la naturalité du capitalisme, de l’indépassabilité du capitalisme et surtout un autre ouvrage, Der Stadt, dans lequel il y a la théorisation la plus organique de l’étatisme, parce que c’est même pas ce que par exemple dans le « Que faire ? » Lénine objecte à Kauski d’avoir une idée de l’Etat comme neutre entre prolétaire et capital, mais non : Lassalle théorise l’Etat comme ami, comme recours des exploités, et c’est l’origine de tout étatisme. Je dis provocatoirement il y a du Lassalle dans Noske, il y a du Lassalle dans le bolchévisme, il y a du Lassalle dans Mussolini, il y a du Lassalle dans toutes les positions étatistes, y compris dans la salade du service public etc.… On peut pas développer ici, donc, Ferdinand Lassalle, mais certainement, il a une conception, en plus, hégélo..., l’éthos !, éthique et ethnique de l’Etat ! Et, assez révélateur, c’est l’opuscule de Marx, Critique du programme de Gotha, même si on bondit quand on entend de parler de Marx… Bizarrement, pendant treize-quinze ans, il avait pas été publié, puis à la fin, ils l’ont publié, et c’est une attaque bille en tête à l’étatisme, qui arrive jusqu'à se moquer du programme de Gotha. Lassalle était mort, mais les lassalliens… Il arrive à des pages qui feraient bondir, si on voulait faire un canular aux couillous de la gauche, de l’intelligentsia de gauche, on pourrait prendre ces deux pages de Marx et dire que c’est Friedmann, un ultralibéral américain ! Parce qu'il se lance, pour couillonner l’idéologie de l’école d’Etat, dans un espèce d’éloge provocateur de l’école privée aux Etats-Unis et tout, il parle du mythe de l’égalité par l’Etat, etc. Bon, c’est intéressant ça. Alors, je veux dire que cette histoire du lassallisme… Vous voyez, ce que l’on enseigne dans la lugata interniste, c’est que le pire était Bernstein, et ultra-révisionniste, mais chez Bernstein, il y a une phrase qui est quelque part intéressante, c’est très marxien : la fin est rien, le mouvement, c’est tout. Après, bien sûr, par mouvement, il entendait les coopératives ! Mais, Kauski représentait la gauche de la social-démocratie allemande, c’est pour ça qu’après Lénine le traite de renégat, parce qu’après il a poursuivi dans sa démarche, il a changé mais, j’ai l’impression que Kauski était un homme avec des capacités remarquables, la traduction de la question agraire, la question agraire c’est intéressant etc. Grosso modo, le Marx du marxisme administré par Kauski s’est fondamentalement lassallisé. Les noyaux vivants..., enfin c’est plutôt du Lassalle, parce que cette espèce que je trouve de virus de l’étatisme…
Alors après, ça amène une culture que vont récupérer voilà, les historiens socialistes de la révolution française où on se rabat sur le modèle jacobin et tout ça et tout ça… J’ai la tentation de dire qu’il y a cette phrase de Marx dont la fin a été un peu abusée, est devenue galvaudée : l’histoire se répète deux fois : une fois comme tragédie, une fois comme farce. Mais dite comme ça, ça semble une espèce de philosophie de l’histoire, c’est comme les postiers, ils sonnent toujours deux fois. Mais la phrase c’est en conclusion un truc assez littéraire et assez fort. C’est bizarre comme même les subversifs et les révolutionnaires les plus acharnés, quand on arrive au point que peut-être s’ouvrent les conditions de sauter, dans le vide parce qu’on ne peut pas avoir des assurances, ils ont comme une réticence. Et alors ils cherchent dans des images du passé, des modèles, pour tâtonner et essayer de dessiner ce qui paraît mieux. Ca fait penser et in dixit, les jacobins avec les serments du Jeu de Paume, ils se sont référés à l’antécédent de la République romaine. En effet, il y a David, non ? J’y connais rien là, mais c’est un des classiques de David et donc c’est ça qui est une faute, c’est que ça bloque l’imagination. Parce qu'alors ça finit que, je dirais, on calque les images d’Epinal, on se met à dire ben, écoute, tous ensemble, ça fait des bandits, des bigots. Tu lis les histoires de la révolution russe, tu as surtout des groupes dirigeants, tu as parfois la sensation que les gens étaient hantés : Moi, je suis Robespierre. Lui, c’est Danton. Moi, je suis untel… etc. et cette espèce de répétition qui est mortelle pour l’imagination, l’imagination, appelons-là sociale etc.
Le troisième point, après opéraisme-ouvriérisme, marx-marxisme, c’est : qu’est-ce qu’elle est profonde, répandue, plus qu'on pouvait penser, cette idéologie et religion du travail. Bien sûr, les gens comme Alfonso, je sais pas s’il se le rappelle ou s’il l’a refoulé, à l’époque, c’était la haine pure pour le travail. Mais même mon grand-père qui était de 1883, il avait commencé à travailler à cinq ans parce que son père était mort dans la mine et puis il était l’exemple typique, cinquante ans après, de l’ouvrier professionnel fier, tu sais. Mais, il pouvait te dire des dictons réactionnaires, comme - Çui-la qui ne travaille pas ne mange pas, qu’est plutôt génocidaire, ou - Ah le travail ennoblit l’homme et le rend semblable à la bête, ou des expressions comme ça.
L’histoire du travail, c’est aussi l’histoire des luttes acharnées de résistance au travail. J’imagine même les constructeurs de pyramide… Il y a quelqu’un qui a fait des études sur le rôle de l’information ouvrière, il y a un savoir ouvrier, surtout dans le taylorisme, qui fait des petites modifications, qui trouve des formes pour créer des bulles de respiration, et il y a le contrôleur des ouvriers qui observe tout ça et le transforme en augmentation des cadences, bourrées et saturées. Il y avait même dans l’opéraisme quelqu’un qui avait fait un essai sur le fait que quand même la technologie, les techniques d’augmentation de la productivité, c’était toujours tiré, et subsumé, et aspiré, par un savoir pratique de résistance au travail moléculaire de la part de l’ouvrier.
Bon moi j’ai 66 ans, mais disons il y a beaucoup de jeunes chez qui heureusement, franchement c’est pas très répandu l’amour pour le travail mais c’est pas tellement cette histoire perverse qui est passée un peu dans le sens commun - Ah vous parlez du refus du travail, c’était beau mais maintenant les gens aimeraient avoir du travail non, les gens aimeraient avoir des revenus, je pense ? Et pourquoi ? C’est logique ce raisonnement : à cause du fait qu'en plus ce travail, il devient de plus en plus inaccessible, précieux, et rare, les gens devraient s’affectionner et le considérer intrinsèquement bon. Admettons, tu es dans une prison, on te donne de la viande avariée, tu n’aimes pas, mais si on te promets de la viande avariée et on te la donne même pas, tu pourrais dire : merde, je mangerais aussi cette merde de viande avariée si on me la donnait. Mais que la viande avariée devienne positive à tes yeux, il faut le faire !
Alors, je veux dire, c’est très répandu, même automatique, même un peu innocent, moi je pense que même du bord auquel je considère un peu d'appartenir, il y a cette facilité, on dit parce que les mots sont prégnants, on dit comme tradition : capital/travail, on le dit couramment.
Mais où est la contradiction capital/travail ? La contradiction, et si possible la guerre entre les prolétaires et le capital, et entre les prolétaires et la forme travail de l’activité humaine. Qu’est-ce que ça veut dire, contradiction ? Et on le dit, tout le monde ! Peut-être on devrait se laver les oreilles ? Contradiction capital-travail : mais le travail, c’est la lymphe du capital ! Travail-Famille-Patrie, Arbeit macht frei.
Je vais dire pourquoi je fais cette divagation sur le travail, vous savez on dit tout le temps - Ah les années 70, les années de plomb, la violence, etc.
On a la sensation qu’il y a beaucoup de violence, beaucoup plus de violence maintenant que dans l’Italie des années 70. C’est atroce, même un mort, c’est un monde qui se termine, d’accord, mais là on parle toujours de 148 morts, etc. Et aujourd’hui, c’est qu'on te dit tout le temps le féminicide, les délits de plus en plus horribles, insensés, les suicides... On observe, – c’est pas moi qui le fait – des régularités, on observe qu’il y a un malaise à la Poste, à France Télécom, dans les prisons n’en parlons pas, suicide, homicide ; en Italie, c’est énorme, on le dit dans les débats courants, il y a eu une recrudescence, il y a une liste énorme de gens, de chômeurs, qui se suicident, qui se sont suicidés. Il y a une liste aussi – maintenant, c’est très en vogue, moi je rigole pas dessus, mais je sais pas, chacun s’occupe des siens – des petits patrons qui sont étranglés par les banques qui bloquent les crédits, par l’Etat qui exige les impôts et qui ne payent pas ses dettes, et ses commandes, donc il y a eu pas mal de suicides aussi chez les petits patrons. Mais c’est les petits patrons qui sont un peu plus visibles, en ce moment, il y en a eu un qui a tué par balle un directeur de banque qui lui refusait un crédit, etc. Je sais pas si on confrontait les statistiques, ça peut être aussi que quand tu braques les lumières sur un phénomène, mais qu’est-ce qu’on veut dire ? Alors, que c’est tout en effet de la surinformation, l’histoire du féminicide ou que effectivement, il y a les deux ? Ca paraît plus mais il y a aussi un increasing effrayant. Je sais pas. Je veux dire que parmi ces suicides, il y en a eu un, au mois de janvier, qui était symboliquement effarant. Un homme d’une cinquantaine d’années, sicilien, Giuseppe Burgarella, qui avait été toute sa vie ouvrier dans le bâtiment, tailleur de marbre puis de brique etc., syndicaliste en plus CGIL (c’est comme la CGT), syndicat du bâtiment, et qui était au chômage depuis 5-6 ans, qui avait écrit au Président de la République, à la Secrétaire Générale de la CGIL etc. et qu’un jour on le retrouve pendu avec une sorte de mise en scène. A côté, un calepin, avec la liste des chômeurs qui se sont suicidés dans les dernières années, et la copie de sa lettre au Président de la République et à la Secrétaire Générale de la CGIL, et un mot médusant dans lequel il dit - Comme personne m’enlève de cette condition, je m’en enlève moi-même. Parce que sans travail, je ne suis plus un homme, je n’ai pas de dignité. Donc, cet homme-là - moi je n’aime pas du tout culpabiliser mais - qui l’a sur la conscience ? L’économie, le système, les rapports sociaux capitalistes et tout, mais les idéologues qui lui ont dit que sans travail il est un Untermenschen, un sous-homme ! Le Président de la République, le chef du Syndicat, et tous les autres qui disent « le travail, le travail, le travail », « la valeur travail, la valeur travail » à moins d’être chez Marx mais chez les classiques ça signifie « valeur d’échange et de la marchandise, force de travail ».
Le fait, qui lui a mis dans la tête ? Que, en plus d'être dans des conditions difficiles, il est devenu indigne ? Je trouve que, moi j’ai pas du tout l’idée qu’il faut punir quelqu’un parce que c’est les morts qui veulent enterrer les vivants, mais ce truc-là, il faut le montrer pour montrer qu’est-ce que c’est cette idéologie de merde, qui se refuse en plus parce que là aussi on revient à des terminologies. Vous savez c’est pas innocent, quand on est quand même des savants. Ecoutez, tout le monde le sait mais en grec existe deux mots - c’est comme « temps » en français ou en italien, « temps » ça peut signifier temps atmosphérique ou le temps - en anglais, c’est plus pratique il y a « weather » et « time », en allemand il y a « Wetter » et « Zeit », bon alors, en grec il y a deux mots non au moins « poïesis » et « praxis », alors « poïesis », c’est le travail et la production et la « praxis », c’est l’activité humaine. En allemand, il y a « Arbeit » et il y a « Activität », en l’occurrence « Freiactivität ». Donc, cette espèce de résistance acharnée à vouloir dire « le travail » ! Eventuellement, on te dit qu’on a été esclaves, serviles, travailleurs salariés, je sais pas quoi ! Mais en tout cas, toujours avec le caractère d’un présupposé à un niveau anthropologique, non ? L’idée que la plupart des autres animaux, à part l'être de race humaine ils sont anomiques, etc. donc, le travail, on est sommés alors d’avoir des recettes pour en sortir... Mais écoutez, qu’on doive avaler ces horreurs idéologiques…
Donc, je voudrais dire : sur le travail, à mon avis, il faudrait revisiter, même sans prétention de devoir inventer je sais pas quoi mais revisiter des trucs forts, fondés et intraitables de critique de l’idéologie du travail, de l’idéologie de la valeur travail, en pensant à l’offensive sur ce thème. Après à quoi ça sert, je sais pas le dire.