Partage de la nuit

1. Les enfants perdus

Il faut au moins retenir cela de Hegel : la bonne méthode se définit de ne pouvoir être distinguée de son objet (MÉ, 92). Il sera donc question, indissociablement, de la méthode de Rancière, et de son objet.

Rancière ne serait pas en désaccord pour dire que cet objet, et cette méthode, sont une histoire. La discipline qui a pour nom « histoire » ne peut d'ailleurs se dispenser, quelles que soient ses prétentions scientifiques, de raconter des histoires. Ou plutôt, elle est contrainte de prendre en compte les histoires que se racontent les « acteurs » de l'histoire - qui ne deviennent de tels acteurs que parce qu'ils se les racontent.

L'histoire qu'il importe de raconter n'est pas n'importe quelle histoire, mais celle des « enfants perdus de la lettre » (PM, 117). C'est-à-dire : l'histoire de ceux qui ont pris à la lettre les leçons d'émancipation, les récits de vies exemplaires ou les promesses surréelles contenues dans les manifestes politiques, dans les œuvres d'art ou dans les livres de philosophie. Et qui ont fait de leur vie même le support de leur vérification.

De la Nuit des prolétaires à Aisthesis, en passant par le Maître ignorant, les personnages sont les mêmes, même si les « champs » d'investigation semblent très différents (et de toute façon, il faut bien plutôt s'installer sur les espaces interstitiels, sur les frontières censées séparer ces champs). Il s'agit bien de personnages parce qu'il s'agit d'une histoire ; ou mieux encore : d'une histoire des histoires, une histoire des fictions qui font le réel en en déplaçant les lignes de partage.

Une histoire des rêves, pourrait-on dire aussi, mais des rêves éveillés qui se font la nuit : les rêves qui appellent à prendre corps.

Ce travail qui a lieu la nuit, en supplément de tout travail, ce travail du rêve qui prend corps, ce n'est donc pas celui qui nous éloigne du monde ; c'est le travail de la mise en œuvre des idées, le travail de leur mise en réalité. Un artisan peut devenir poète, une association d'ouvriers fabriquer un journal, et une assemblée décider d'un départ dans un pays lointain pour former une communauté utopique.

Mais, et cela s'accorde bien à la méthode de Rancière, il nous faut d'emblée partir d'un paradoxe : l'objet que nous venons de cerner - l'histoire des enfants perdus de la lettre qui est aussi l'histoire de la mise en réalité des idées - est à la fois au cœur de sa pensée et comme perpétuellement relativisé. Il s'agit bien de prendre comme personnages ceux qui ont voulu prendre à la lettre les lettres errantes, celles de la politique, celles de la littérature, celles de l'histoire elle-même. Mais il s'agit aussi, de voir en quoi cette littéralité ne peut se littéraliser au point d'être pleinement incarnée. C'est pourquoi, à chaque fois, le travail de Rancière est aussi la mise au jour d'une déception.

L'histoire des enfants perdus de la lettre ne finit jamais bien. Ce n'est pas la faute de Rancière lui-même : on ne peut que constater qu'elle ne s'est en effet jamais bien terminée. Mais à partir de là, la question est de savoir quelle question il faut se poser, quelle question il faut choisir.

S'agit-il de trouver les modes par lesquels la reprise d'une telle histoire pourra enfin finir bien, c'est-à-dire trouver une forme d'achèvement, d'accomplissement, qui ne laissera plus de place au confort de la déception ? Ou bien s'agit-il de se demander comment cette histoire doit se poursuivre, sachant que la meilleure chose qui puisse arriver est que cette histoire se poursuive, mais en se délivrant de la garantie qu'elle voudrait avoir, en se délivrant de l'idée qu'elle pourrait avoir une bonne fin, en portant ainsi le savoir qu'il ne lui sera pas permis de bien se terminer ?

Jacques Rancière choisit la seconde question. C'est elle qui est au cœur de ses analyses, qui leur donne leur tonalité à la fois lumineuse et déceptive.

Mais s'il en est ainsi, c'est qu'il y a pour lui une positivité de la déception ; c'est que la réalisation intégrale de l'idée utopique, l'incarnation d'un corps collectif parfaitement exemplaire, ne doit pas se réaliser. Il s'agit donc à la fois de voir que l'on peut être emporté par « la circulation aléatoire de la lettre », et de voir en même temps que l'essentiel réside dans le déplacement qui est par là opéré. Dans ce déplacement, et non dans ce qui serait son point d'aboutissement, ou d'achèvement, sous la forme de la réalisation de ce qui aurait dès lors été comme un programme à réaliser, ou une prescription à laquelle se soumettre. C'est dans l'écart où se loge la fiction qui empêche la collure morbide au réel, dans l'exploration de la disjonction maintenue entre les mots et les choses, entre les discours et les actes, que se trouve la véritable pratique de la liberté.

2. Logique de l'autre

C'est une telle exploration qui est mise en œuvre dans la politique telle que l'entend Rancière, la politique de l'émancipation. Rancière identifie la politique - contre le politique, objet de la philosophie politique dont il s'écarte - et le « procès d'émancipation » (ABP, 84). La politique est la vérification active du présupposé égalitaire, la pratique de l'égalité. Pour cela, elle doit toujours se construire à partir d'un écart avec la réalité donnée – celle d'un monde foncièrement inégalitaire.

Le donné, ce qu'il y a tout d'abord, c'est la communauté telle qu'elle se présente dans la société ou plutôt comme société : comme distribution d'identités, répartition de places et de fonctions auxquelles correspondent des manières de parler différentes qui sont supposées ne pas avoir la même valeur. Cette communauté-là n'est pas unie, puisqu'elle est constituée par la disparité des intérêts qui correspondent aux identités sociales. Mais elle se donne comme unie à travers le consensus, c'est-à-dire « l'accord entre un régime sensible de présentation des choses et un mode d'interprétation de leur sens » (CTC, 8). Le partage du sensible, c'est d'abord cette répartition des parts, de ce qui revient à chacun en fonction de la place qu'il occupe, et de la valeur que l'on peut accorder à ce qu'il fait ou dit.

On pourrait s'accorder à dire que le mot qui scelle le consensus aujourd'hui est « économie », censé désigner à la fois 1) la raison cachée des comportements individuels, 2) les logiques systémiques qui les englobent, et 3) le savoir d'expert capable de les décrire : la rationalité qui gère la disparité des intérêts en l'empêchant de produire la division. L'économie est le nom de ce qui est censé garantir le bien-fondé de la réalité donnée en tant qu'elle est, plus que jamais, inégalitaire. La politique, quand elle a lieu, vient interrompre cette logique dans la mesure où elle porte l'exigence d'égalité, et c'est depuis cette exigence que s'opère la division de la communauté consensuelle.

C'est la communauté des sujets assujettis de l'économie, la communauté des identités économiques, qui doit être divisée pour que la politique existe. C'est le second sens du partage du sensible : non plus la distribution des parts, mais l'opération de division politique qui brise le consensus, qui ne laisse pas la communauté dans le confort de son identité à elle-même.

Il faut bien voir qu'ainsi, la division s'insère dans toute la logique de l'identité : identité de la communauté nationale ou internationale donnée par le consensus, identités sociales des groupes d'intérêt, identité personnelle. Il n'y a de politique que là où a lieu un processus de désidentification qui déporte quelques êtres de leur identité donnée, et des manières de dire, de faire et de sentir qui lui étaient attachées. La politique met en œuvre une subjectivation qui ne prend son envol que par un processus de désidentification. Elle commence lorsque les identités se défont, lorsque les sujets politiques expérimentent la déprise de leur « propre » identité.

Ou plutôt : s'il y a bien une identification, c'est une identification à l'autre (ABP, 87-89). La politique est une hétérologie, une logique de l'autre. Elle est la mise en œuvre d'une dialectique par laquelle chacun se retrouve autre que lui-même et même qu'un autre. Rancière parle du trait égalitaire, par quoi il faut entendre ce qui sépare chaque « soi » de lui-même et, par là même,ce qui permet de faire lien avec un autre – à la fois trait de séparation et trait d'union. (C'est ce que Rancière illustre par l'engagement de sa génération en faveur de l'indépendance algérienne dans le texte « La cause de l'autre ».) Dans la politique, il s'agit toujours de s'approprier la vérité de l'autre, et par là d'inscrire l'effectivité du trait égalitaire.

Mais il faut alors toujours maintenir cette logique de l'autre, ce qui veut dire : faire en sorte que le processus de subjectivation politique ne conduise pas à une autre communauté qui serait comme une terre promise où se réaliserait pleinement l'égalité.

C'est la raison pour laquelle la subjectivation politique doit être maintenue dans le suspens qu'instaure sa division. Car c'est un suspens entre deux incarnations : celle du corps social que le processus politique divise, celle du corps utopique, du corps projeté, de ce qui serait un corps plein communiste, épiphanie de la révolution qui supprimerait la logique de l'autre ; qui ferait de la logique du décalage, du déplacement, une nouvelle logique de l'identité.

Pourtant, il faut bien que ce déplacement trouve à s'inscrire dans le réel. Toute la question est donc de savoir de quelle manière peut se réaliser cette inscription. Comment ce qui n'a d'existence que dans le suspens peut trouver une forme d'inscription adéquate ? Et dans quel réel – si ce n'est pas celui d'un nouveau corps communautaire ?

3. Dialectique polaire : les contradictions de l'art

Si la méthode de Rancière est bien une dialectique, c'est donc une dialectique en suspens. C'est par là tout d'abord qu'elle se distingue des versions de la dialectique spéculative de Hegel ou de Marx. Pour Hegel, l'incarnation est au passé, objet d'une saisie rétrospective ; pour Marx, elle est à venir, mais dans les deux cas, la dialectique suppose une forme d'identité à soi, qui passe par la fiction d'un corps plein communautaire : celui de l'Etat, ou celui de la société communiste.
Dans l'approche de l'art, nous retrouvons les éléments de cette méthode. Nous sommes là encore suspendus « entre deux chairs » (PL, 42). Plus exactement : entre deux modèles de l'incarnation. D'une part celui de la « poétique » qui suppose une parfaite adéquation entre les formes de présentation sensible et le sens qui est supposé leur être attaché. Une adéquation qui fonde l'exemplarité, et donc le caractère proprement édifiant, du « contenu » de ces formes – une édification consensuelle, donc, vouée à faire en sorte que le corps social reste à sa place. De l'autre, celle de la société nouvelle qui serait le lieu de la « réalisation » de l'art dans son régime « esthétique » (PS).
Mais le régime esthétique de l'art est lui-même dialectiquement divisé. D'un côté il y a le processus d'une autonomisation de l'art en tant que forme d'expérience spécifique ; de l'autre la visée d'une dissolution des frontières de ce qui serait censé constituer le domaine propre de l'art. Une visée que prennent en charge en particulier les avant-gardes du début du vingtième siècle en voulant la suppression de l'art comme sphère d'expérience séparée, et sa « réalisation » dans l'élaboration des formes nouvelles de la vie (DI : « La surface du design » ; A : « L'art décoratif comme art social : le temps, la maison, l'usine »).
Ces deux pôles sont les éléments indissociables d'une dialectique qui doit lutter contre la tentation de résoudre la tension qui apparaît inévitablement entre eux. Rester dans le suspens, c'est rester dans l'exploration de cet espace polaire.
Il y a dès lors deux erreurs symétriques à ne pas commettre concernant l'esthétique. Premièrement, autonomiser l'autonomisation de l'art. C'est ce qui arrive avec le « modernisme » de Clement Greenberg, dont Aisthesis retrace incidemment la généalogie. Avec ce nom paradoxal puisqu'il renvoie à une modernité mutilée d'une partie d'elle-même, l'art se trouve condamné à n'être plus qu'une réflexion sur ses propres dispositifs, et chaque art une investigation de la « spécificité du médium ». Ce qui est alors perdu, c'est la vitalité de l'art lui-même. Le projet d'une incorporation aux formes de la vie, ou tout au moins celui de participer à leur transformation, l'empêchait de se clore sur lui-même. Or, l'art doit être tenu à distance de lui-même, à distance de la volonté d'art et de faire art, pour demeurer art. Il doit, pour être art, inscrire en son cœur le non-art (A, 58-59).
Deuxièmement, il y a une erreur symétrique qui est celle de la « métapolitique » de l'art. Celle-ci se définit de vouloir résoudre une fois pour toutes le conflit politique. La politique marxiste en est une des figures (M, 118 sq.). Une autre est celle de l'esthétique entendue comme projet d'une éducation des masses qui passe par une révolution douce capable de modifier les formes mêmes de la sensibilité. Nul hasard à ce qu'elle entre ainsi en rivalité avec la politique révolutionnaire (ME, 54) : pour nombre de ses théoriciens, de Schiller à Le Corbusier, l'alternative se joue entre l'esthétique et la révolution (pour paraphraser le titre d'un texte de Le Corbusier : « Architecture ou Révolution »).

À moins bien sûr qu'elle ne soit un élément, une composante à part entière de cette révolution – c'est ainsi qu'elle est pensée par les avant-gardes soviétiques, de Malevitch à Rodtchenko ou Lissitzky et même dans une certaine mesure au Bauhaus.
Mais il y a bien là, justement, une alternative. L'art peut en effet être vu comme ce qui participe à une politique révolutionnaire, et non comme ce qui est mis en rivalité avec elle. Cependant, pour qu'une telle participation soit possible, il faut déjà qu'il y ait une telle politique, ou quelque chose qui s'en approche. C'est ce qu'oublient tous ceux qui ne cessent de clamer que c'est en filmant, en écrivant, en étant sur scène, qu'ils font de la politique. « C'est en définitive la politique, ou ce qui en tient lieu à une époque donnée, qui fournit les conditions qui rendent véritablement opérante la dissensualité propre à une forme artistique » (« L'affect indécis », Critique n° 692-693, p. 157).
Une œuvre, indépendamment de ce que peut être par ailleurs sa valeur propre, peut bien avoir une teneur politique - mais cette teneur lui est donnée par une politique effectivement existante, et par la manière dont elle s'y inscrit. Si ce n'est pas le cas, c'est-à-dire s'il n'y a pas de politique, l'œuvre ne peut par elle-même produire cette teneur, aussi « critique » ou « relationnelle » se veut-elle.
Une conclusion semble s'imposer : en l'absence d'un espace politique suffisamment fort, les artistes qui entendent refuser le consensus qui a pour nom « économie » ne peuvent élaborer leurs œuvres sans chercher tout au moins à construire aussi, dans le même mouvement mais pas d'un même geste, l'espace qui permettrait de les accueillir. Ce n'est pas seulement qu'il faut chercher des lieux d'exposition ou des circuits de diffusion « alternatifs » - là comme ailleurs, l'alternative n'est qu'un périphérie fonctionnelle. C'est qu'il faut trouver les modes par lesquels une communauté sensible peut exister et prendre consistance ; c'est qu'il ne faut pas « céder sur cette promesse esthétique fondamentale, sur cet horizon d'une humanité sensible commune » (CTC, 46). Quitte à réactiver (« ranimer », diraient les traducteurs de Warburg) d'anciennes idées de l'art - ou, pourquoi pas, à en inventer de nouvelles.

Mais Rancière nous suggère qu'il faut savoir faire le tri entre ces idées. Si les avant-gardes du vingtième siècle avaient raison d'inscrire leurs pratiques au sein d'un bouleversement politique, elles faisaient en revanche l'erreur de croire en l'accomplissement ultime de la révolution humaine qui s'y cherchait.
La politique dont parle Rancière est une politique du dissensus – et c'est bien la capacité à générer le dissensus qui définit la politique. Mais elle ne semble devoir exister que de tenir à distance le schème de la révolution. C'est ce que semble impliquer la critique de la métapolitique révolutionnaire. Le syntagme « politique révolutionnaire » ne paraît pouvoir renvoyer qu'à une erreur sur le réel de la politique. Il s'agirait donc, ultimement, de choisir entre la politique révolutionnaire et la politique de l'émancipation.

4. Inscription de l'égalité

L'émancipation ne procède pas par fusion des corps et production d'un autre corps collectif. Elle suppose au contraire l'irréductibilité de la séparation des êtres parlants. Cette séparation est ultimement la raison du fait qu'ils ne peuvent se rapporter les uns aux autres, en termes de rapport réel et non fantasmatique, que un par un. C'est ce savoir de l'émancipation qui fait le pessimisme de Jacotot à l'égard de toute entreprise de libération collective qui risque de tourner en fantasme fusionnel ou en autoritarisme.

Le problème est alors celui de la consistance du syntagme « politique d'émancipation ». On pourrait considérer que la démonstration de Jacotot mène précisément à cette conclusion : il ne peut pas y avoir de politique d'émancipation.

Il est vrai que Jacotot considère seulement pour sa part qu'il ne peut y avoir de société émancipée, ou de société égalitaire. A cela, Rancière peut répondre aisément qu'une politique d'émancipation peut en revanche exister dans l'exacte mesure où elle ne trouve pas son aboutissement dans un modèle de société, aussi égalitaire soit-il. C'est ailleurs que se joue l'égalité. Ce que Jacotot n'a pas vu, au-delà de la transmission de la bonne nouvelle égalitaire un par un, c'est la constitution des scènes de l'égalité (ABP, 84). La question est alors de savoir quelle communauté occupe ces scènes, et s'il y en a une qui se retrouve d'une scène à l'autre.

Quelle communauté se retrouve dans les places occupées du monde entier (Tahrir, Taksim, Wall Street) ? Quelle communauté relie ces différents lieux ? Et laquelle les lie aux occupations, aux luttes, aux soulèvements populaires qui ont eu lieu en d'autres temps ?
Mais tout d'abord : s'agit-il bien d'une « communauté » ?

Le rapport entre égalité et communauté est forcément complexe, forcément dialectique dans la mesure où la politique égalitaire tient à distance tout corps communautaire, qu'il soit passé ou à venir. Il pourrait alors sembler que la politique égalitaire exclut par définition le motif de la communauté (ABP, 109). Pourtant il y a bien une « communauté des égaux », mais c'est une communauté « qui ne fait pas société » (ABP, 115 ; 118-119). Autrement dit : une communauté qui ne fait pas corps.

Elle est faite par toutes celles et ceux qui se rendent mutuellement capable de rejouer l'événement égalitaire, de reprendre sa violence inaugurale, par laquelle ceux qui n'étaient pas comptés (sans-papiers, chômeurs, minorités) forcent l'ordre des choses à les prendre en compte, et par laquelle l'invisible devient ainsi visible. Cette communauté qui n'a d'autre consistance que celle des effractions de l'ordre institué et celle des reconfigurations du partage du sensible à quoi elles donnent lieu, Rancière l'appelle la communauté du partage.

La communauté du partage ainsi comprise est la seule forme d'existence que peut s'autoriser la politique en tant qu'expérience radicale de la non-concordance des mots et des choses (la littérature en est une autre – ME, 115). Elle est la consistance minimale que peut se donner un « corps » politique dont tout l'être est tissé d'écart à soi, de division et de déplacement. S'il venait à recoller les mots et les choses, cet être se dissoudrait aussitôt, puisque leur non-coïncidence est sa condition.

Pour exister, la communauté du partage n'a pas besoin d'un corps communautaire, elle a seulement besoin de deux choses : 1) qu'il y ait eu, déjà, des effractions de l'ordre institué et des reconfigurations du partage du sensible ; 2) qu'elles aient donné lieu à des inscriptions dans le corps social sous la forme de déclarations, de constitutions, de droits ou de lois. C'est grâce à ces inscriptions que chacun peut lutter avec ou en tant que sans-papiers, chômeur, femme, ou minorité culturelle.

L'inscription de la politique dans les lois du corps social permet la réactivation de l'événement égalitaire, sa ré-ouverture. Mais cela veut dire aussi que l'inscription juridico-sociale, qui est l'effet de l'existence renouvelée de la communauté du partage, est aussi le support réel de cette existence. Sans elle, il ne pourrait y avoir de reprise de l'événement.
Autrement dit, s'il n'y a pas de corps communautaire, le seul corps sur lequel peuvent s'inscrire les effets de l'égalité est encore le corps social. L'inscription de l'égalité se réduit en fin de compte à l'effet de sa présentation dans l'ordre de la police (ABP, 121).

Autrement dit, la politique d'émancipation n'a pour corps que celui que lui prête l'ennemi. L'inscription dans le corps juridico-social est le seul espace où s'atteste ultimement, en fait de traces réelles, la communauté du partage égalitaire. La logique de l'inscription au défaut de toute incarnation est à ce prix. Et ce prix est aussi celui qu'il faut payer pour tenir à distance la politique d'émancipation et la politique révolutionnaire.

5. La chair et le temps

Rancière précise cependant que, entre la politique de l'émancipation et la politique révolutionnaire, il n'y a pas une pure opposition. Si la seconde commet l'erreur de projeter l'image d'une consistance communautaire à venir, cette projection est inévitable – elle est inhérente à la « passion communiste » (ABP, 53), mais elle concerne au fond toute manifestation de la « communauté du partage ». Elle est inévitable comme une erreur que l'on ne peut s'empêcher de commettre, analogue à celles que commet la raison d'après Kant.
« La passion communiste veut tirer l'égalité de son état d'exception, supprimer l'ambivalence du partage, transformer l'espace polémique du sens commun en espace consensuel. Au-delà de tout malentendu sur l'idée du corps communautaire, le rêve communiste du dix-neuvième siècle tient à l'expérience égalitaire […], de la même façon que l'apparence transcendantale kantienne tient à l'expérience d'une destination propre de la raison. » (ABP, 124)
Mais la communauté projetée n'est une telle apparence transcendantale que si l'on suppose qu'elle ne peut jamais être elle-même le lieu du travail de la division. Comme si toute forme d'incarnation supposait l'effacement de la division. Pourtant l'histoire des enfants perdus de la lettre est bien aussi celle d'une incarnation : l'incarnation par des individus ou des groupes des idées rencontrées dans des tracts, des lettres ou des romans ; l'exemplification de ces idées par la forme de vie de ceux et celles qui les ont rencontrées.
Mais justement, cette incarnation elle-même est à chaque fois la mise en œuvre d'un travail de la division : non pas une opération polémique divisante, mais un travail avec le donné de la division, et son irréductibilité. Quoi que l'on fasse, en effet, rien ne viendrait harmoniser le dire et le faire, les énoncés qui engagent une vie et la vie qui les exemplifie. Mais ce non-raccord est précisément le lieu d'un travail, un travail dialectique qui maintient l'irréductible de la polarité, au lieu de l'abolir dans le fantasme d'un corps plein.
Il y aurait donc un présupposé sur l'incarnation, arbitrairement attachée au fantasme d'un corps plein, indivisible. Ce qui semble impliquer que, dans les moments politiques, le processus de subjectivation se laisse décomposer analytiquement, et s'avère n'avoir pour réel, en dehors de ses effets socio-juridiques, que la pluralité des procès d'émancipation, de un à un, qu'il aura permis.

La politique des classes supposait que l'effectivité de la relation égalitaire ne soit pas ultimement appuyée sur le un par un de l'émancipation, et qu'elle puisse être confiée à des formes de vie communautaires – Rancière ne cesse de le décrire ou de l'évoquer dans tous ses ouvrages. Qu'elle soit mise en œuvre dans les formes qui permettaient de vérifier l'existence de ce qui ne pouvait se trouver précisément qu'au-delà de ces uns, dans le plus qu'un de la camaraderie, de l'organisation commune, de l'horizon défini et porté en commun, et surtout d'ores et déjà mis en acte.

Si l'histoire des enfants perdus de la lettre suppose l'écart entre les énoncés et ce qu'ils sont censés nommer, la pensée de Rancière, elle, suppose l'incarnation qu'elle veut suspendre. La présupposition égalitaire suppose elle-même qu'il y ait eu des voies collectives pour donner forme de vie à ce présupposé.

Ce qu'il s'agit de penser, ce n'est donc pas seulement la disjonction constitutive du dire, du faire et du sentir : c'est aussi le fait que, même s'ils ne peuvent effacer cette disjonction, ils parviennent malgré tout à tenir ensemble.

A partir de là, je voudrais proposer une série de déplacements.

1) Au-delà de la séparation émancipatrice des uns, il faut considérer la consistance de l'entre. Encore une fois, le sujet politique n'est tel que d'être effectivement déporté de lui-même, déplacé par rapport à lui-même ; et ce déplacement prévient toute mise en coïncidence avec soi qui passerait par une parfaite adéquation entre le dire et le faire, les discours et les actes. Mais par définition, un sujet est au moins deux, un sujet n'est qu'au pluriel, et c'est dans l'espace entre les sujets, dans l'espace interstitiel en tant qu'il est, lui aussi, du réel, que peut se loger l'« incarnation » de l'exigence égalitaire.
L'incarnation ne suppose pas un corps plein, mais une consistance de « l'entre » comme tel – une effectivité du partage de ce qui demeure inséparé entre quelques êtres. C'est à partir de cette consistance que l'on peut mieux concevoir la logique de l'autre, et la dialectique qu'elle suppose : si chacun est autre que lui-même et même qu'un autre, c'est dans la mesure où la relation (le trait qui fait lien) non seulement est aussi réelle que les termes qu'elle relie, mais surtout a autant ou plus d'importance pour eux que ces termes eux-mêmes.

2) L'expérience égalitaire ne se joue pas seulement dans les formes de la transmission émancipatrice, mais aussi dans celles de l'expérience communiste entendue comme l'ensemble des agencements collectifs de vie qui, dès à présent (et peut-être avec le souvenir des expériences décrites avec minutie dans la Nuit des prolétaires), au sein même du corps social, travaillent à marquer une distance avec la société.
C'est aussi Rancière qui nous le rappelle : l'expérience communiste est perdue dès lors qu'elle est instituée (cf. « Communistes sans communisme ? », IC, 239-240). Mais c'est aussi sa chance : nul besoin d'attendre un après-capitalisme pour qu'elle puisse avoir lieu.

3) Au-delà de l'inscription juridico-sociale, il y a l'inscription organisationnelle. Cette inscription ne se confond pas non plus avec une institution. Sa réalité tient à son efficacité opératoire. Elle a aussi en charge de clarifier la séparation non-dialectique avec l'ennemi, et d'éradiquer par là tout fantasme de communauté avec lui.
On dira, mais c'est une critique assez convenue donc je ne m'y attarderai pas, que le concept de « police » dispense de cette opération nécessaire qui est de construire l'image adéquate de l'ennemi.

4) Au-delà de la réactivation de l'événement égalitaire, il y a l'invention nécessaire d'une politique qui ne peut plus reconduire les formes usées. Cette invention se cherche depuis quatre décennies maintenant. Il s'agit donc d'entrer dans cette communauté de recherche, éparse à travers le monde, qui veut la mettre au point.

5) Enfin, un déplacement sur lequel je m'arrête un peu plus, qui concerne la relation au temps.
On peut considérer que l'irruption des moments politiques conduit à une désynchronisation du temps historique, à l'apparition d'anachronismes (NH, 66) : il s'agit de ranimer des événements dans le présent, donc de faire comme si le passé n'était pas passé, et de faire aussi comme si le futur projeté était déjà là.
Les révolutionnaires, et plus généralement tous ceux qui interrompent le temps social, c'est-à-dire le temps du capital, instaurent « un autre cours du temps » (IC, 239). Par là, ils font que le temps historique n'a plus une texture homogène. Et c'est alors le temps lui-même qui devient l'enjeu de la politique - l'enjeu du conflit entre le temps propre qu'elle instaure et celui de l'économie.
Mais au-delà de ce conflit, ou plutôt en lui, ce qui a lieu avant tout, c'est l'expérience d'un temps commun. Ce que Rilke appelle « l'heure en commun », c'est ce temps où nous pouvons véritablement dire que nous sommes ensemble. Car il ne suffit pas de s'assembler pour être ensemble. Il faut encore qu'il y ait un partage du temps commun, comme un partage de la nuit où se découvrent les rêves qui prennent corps. Un partage qui rend possible le dépli de cet « arrière-fond » ou toile de fond (Hintergrund) qui fait la réalité de l'espace interstitiel, condition de la consistance d'un nous (Notes sur la mélodie des choses).
De ce temps commun, de même que de cet espace entre les êtres, il faudrait parvenir à donner une description, ou du moins une entente.
C'en est, en tout cas, une forme renouvelée qu'instaure à chaque fois la communauté du partage. Mais ce que cette expérience promet aussi, et qui n'est pas par essence réductible à une apparence transcendantale, c'est un temps qui prolonge ce « chaque fois », même en l'absence d'irruption événementielle. Le réel de l'incarnation communautaire n'est pas celui d'un corps collectif : c'est le réel du temps, le réel de la dilatation d'un « moment ». Considérer qu'un moment politique n'est pas destiné par nature à s'évanouir, considérer son expansion possible, c'est la seule voie qui nous permette d'entendre à nouveau le mot « communisme ».
C'est ce que Rancière lui-même suggère, car parmi les raisons de préférer ce mot à celui de démocratie, il y a celle-ci : « il indique la capacité d'auto-dépassement inhérent à ce processus [celui de la collectivisation du principe d'égalité des intelligences], son infinité qui implique la possibilité d'inventer des futurs qui ne sont pas encore imaginables. » (IC, 245). Il dit également : « Si quelque chose mérite d'être reconstruit à cette enseigne [celle du communisme], c'est une forme de temporalité singularisant la connexion de ces moments », des moments de la politique (IC, 240).
On ne sait pas jusqu'à quand peut durer un moment communiste ; on ne sait pas jusqu'où peut aller la mise en synchronie de tels moments. C'est une telle mise en synchronie qui constitue l'enjeu de l'invention politique qui se cherche aujourd'hui de par le monde.

La nuit

La nuit, c'est l'image de ce qui échappe encore à l'hypervisibilité panoptique, aussi bien qu'à l'accélération généralisée et à sa dispersion particulaire. Elle figure le temps d'un partage qui, pour n'être pas dans le temps du monde donné, instaure un autre temps.

La Nuit des prolétaires s'achève sur cette phrase : « Nous ne saurons pas comment elle est entrée dans sa nuit » (NP, 440). En l'occurrence, pour Désirée Véret, la nuit de la cécité, qui semblait devoir faire définitivement revenir sur Terre l'utopiste qui n'avait pas renoncé. Nous ne savons pas à l'avance, nous non plus, dans quelle nuit nous nous apprêtons à entrer. Le pari que nous pouvons faire : que cette nuit, celle que partagent les enfants perdus de la lettre aujourd'hui, ne soit ni celle de la fin des illusions, ni celle qui est envahie de fantasmes irréalisables. Mais la nuit des rêves qui continuent de prendre corps.

Références :
ABP : Aux bords du politique
A : Aisthesis
CTC : Critique des temps consensuel
IC : l'Idée du communisme : « Communistes sans communisme »
DI : le Destin des images
M : la Mésentente
ME : Malaise dans l'esthétique
MÉ : la Méthode de l'égalité
NH : les Noms de l'histoire
NP : la Nuit des prolétaires
PL : Politique de la littérature
PM : la Parole muette
PS : le Partage du sensible