Allier les lieux

1. Notre point de départ serait celui-ci : il existe des lieux, matériels ou non, qui peuvent être appelés les lieux de l'autonomie. Par là, on peut entendre des espaces qui travaillent à tenir autant que faire se peut la distance avec les injonctions de l'économie. Ces lieux peuvent être des espaces matérialisés (maisons collectives à la campagne, bâtiments investis dans les villes, espaces de travail pour des artistes qui ne veulent pas être recuits dans le marché de l'art). Ils peuvent aussi être des espaces immatériels : un collectif de lutte, qu'il soit centré sur la gestion étatique des migrants ou sur le statut des chômeurs, précaires ou intermittents, est un tel espace, même s'il ne reste pas éternellement dans les mêmes locaux.
L'une des questions que nous voulons poser est de savoir comment de tels lieux peuvent tenir. Et nous nous trouvons d'emblée face à une sorte de dialectique : d'un côté, ils ne tiennent que parce qu'il existe une démarche suffisamment radicale pour les faire exister et les perpétuer. De l'autre, ils ne peuvent se perpétuer qu'en passant des compromis. Ceux qui permettent par exemple de recevoir de l'argent de l'Etat, d'être reconnus par des institutions, ou de trouver des protections politiques – par exemple, pour défendre une ZAD, il n'est pas mauvais de ne pas trop se fâcher avec des élus verts, voire des membres « dissidents » du PS.
La première question pourrait donc être : comment trouver le bon rapport entre une irréconciliation qui seule nous maintient en vie et une série de compromis qui, seuls, assurent notre survie ?

2. Mais aussitôt une deuxième question se pose : ces lieux que nous voulons défendre, auxquels nous tenons, quelle est au juste leur valeur politique ?
On sait bien qu'à une telle question, chaque habitant de l'un de ces lieux aurait une réponse toute prête : ce qui est politique, c'est de lutter avec les gens qui n'ont pas assez de droits, ou pas assez de revenus ; disons que c'est la réponse par le « social ». Ou bien, ce qui est politique, c'est la « lucidité » sur l'état d'un monde promis à la catastrophe – et en attendant, il faut « se réapproprier nos vies », et les pratiques que le monde du capital a découpées en morceaux, et livrées aux circuits de la marchandise-force de travail. C'est la réponse qui, au pire, est celle de la vie authentique, et au mieux, celle de l'autonomie « matérielle ». Ou encore, la politique, c'est « ce qui se passe sur scène », comme disaient certaines personnes en 2004 autour du mouvement des intermittents.
Insistons alors sur l'exemple de l'art, c'est-à-dire sur l'idée de l'art qui a pu, ou peut encore, accompagner les pratiques répertoriées comme artistiques et leur supposée politique intrinsèque. Il ne s’agit plus pour personne de bouleverser les formes de la vie, comme le voulaient les avant-gardes soviétiques ou le Bauhaus. Cette utopie de l’art est malheureusement loin derrière nous. Mais il reste l’utopie de ce que Rancière appelle la sauvegarde du sensible hétérogène ; l’espace de l’œuvre en tant que puissance d’irréconciliation, d’hétérogénéité au regard des formes circulantes de ce qui se donne comme produits de la culture (basse ou haute, indifféremment).
Le problème est alors que nous ne pouvons aller au-delà de la constitution d’un deuxième public, qui ne se définit que dans sa différence d’avec le premier (et qui a donc besoin de celui-ci pour exister, pour se reconnaître). Le premier public : celui des produits culturels, qui court au TNB voir Mesguich, au cinéma voir Desplechin, dans les librairies lire Onfray ou Houellebecq. Le deuxième public : celui qui sait que l’art se joue ailleurs : dans le théâtre délivré de toute idée de représentation, dans le cinéma « expérimental » ou dans celui de Godard, dans la poésie de Celan, etc. Mais ce public, en tant que tel, n’est que le tenant-lieu de ce que ces œuvres sont censées appeler : le « peuple qui manque », si l’on veut parler comme Deleuze. Ou, de façon moins éthérée : une communauté politique, susceptible de porter la puissance du sensible hétérogène comme puissance réellement, effectivement politique. Une communauté susceptible d’imposer à l’état du monde ce que dicte la puissance d’irréconciliation du sensible hétérogène.
« L’art » n’est qu’un espace réservé - même préservé dans sa puissance d’irréconciliation. Son opposition à la culture, chère à Adorno ou à Godard, s’aveugle sur ceci qu’il ne saurait opérer davantage, désormais, que ce qu’il opère de fait : la constitution d’un public éclairé au second degré (éclairé sur le fait que les valeurs culturelles ne valent rien, par exemple). Mais qui s’en tient là, qui ne peut pas faire autrement que de s’en tenir là.

3. Le point commun entre ces différentes réponses est que la politique ne peut au bout du compte être envisagée autrement que comme « résistance ». Or le fait même que la politique soit envisagée à partir de la posture de la résistance est le signe qu'une défaite a eu lieu. Beaucoup l'ont dit et redit : il y a eu une défaite du mouvement révolutionnaire dans l'exacte mesure où celui-ci a cédé à son ennemi sa capacité d'initiative. Tout le problème est de parvenir à la retrouver.

Mais il faut alors commencer par accepter ce constat amer  : la problématique des lieux, - même si ceux-ci sont effectivement des foyers de création, même s'ils ont l'ampleur d'une Zone à Défendre - est le fruit d'une défaite politique. Nous avons bien appris la leçon : il a fallu que nous changions de schème intellectuel. Il a fallu que nous passions du schème de l'un (l'unité du front révolutionnaire, et de la classe qui porte sa puissance) au schème du multiple. Les lieux de l'autonomie, en ce sens, sont tout ce qui nous reste une fois entérinée la défaite de l'ancien mouvement révolutionnaire.
Ce constat permet d'éclairer notre situation : groupes de militants volontaristes, communautés agricoles authentiques et collectifs d’artistes porteurs d’une idée de l’art radicale et inconciliable partagent au fond des limites communes. Il y a un décalage désormais irréversible entre ce que ces collectivités se racontent sur ce qu’elles font ou ce qu’elles sont, et la manière dont elles s’inscrivent dans l’ordre des choses, qu’elles ne perturbent guère en tant que telles. Mais la posture cynique et désabusée de l’ultra-gauchiste qui se contenterait de souligner ces limites est politiquement plus inepte encore. Pour ne rien dire des postures électoralistes, parlementaristes, dont on mesure chaque jour un peu mieux la misère et la bassesse.

4. Alors reprenons la question : si les lieux de l'autonomie sont notre seul point de départ réel dans un monde qui ne peut se penser autrement qu'à partir de sa multiplicité intrinsèque, qu'est-ce qui leur donne au juste une valeur politique ?
La question pourrait se formuler autrement : qu'est-ce que l'on peut trouver, dans ces lieux, qui est au-delà de ces lieux eux-mêmes ? Ou encore, plus simplement : quel est le fil qui les relie ?
C'est une question d'identification. Cette identification de ce qui est porté en commun par ces lieux nous permettrait de penser leur mise en lien, leur alliance. Mais avec cette question de l'identification de ce qui les lie se pose une autre question, une question que l'on peut dire éthique : comment faire, s'il est possible d'identifier le commun de ces lieux de l'autonomie, pour que ce commun importe davantage encore, pour ceux qui les occupent, que ces lieux eux-mêmes ?

5. On a pu depuis longtemps croire avoir trouvé des réponses à ces questions. Sur un versant post-marxiste, pour lequel il s'agit toujours d'identifier la force de travail qui va permettre le renversement du capital, on a pu croire qu'il fallait trouver une figure capable de réunir politiquement ce qui était socialement disjoint : l'opération a été tentée avec le « précariat », puis avec le statut de « l'intermittent » il y a dix ans, avant de se dissoudre plus ou moins dans l'éther du « cognitariat » et de ses multitudes.
Une autre réponse, plus récente, consiste à prendre acte du fait qu'il n'y a que des lieux, et à jouer à fond la carte de la relocalisation politique, sur fond du dogme qui veut que « les gens » se battent pour défendre leur territoire, leur espace de vie. Il s'agirait alors de généraliser les ZAD et de tisser entre elles un grand réseau, qui à terme pourra renverser le capital, voire « l'occident ».
Il faudra envisager ces réponses, et leurs limites. Il nous semble pour notre part que nous ne pouvons plus guère compter sur le schème du rassemblement autour des « intérêts de classes », aussi redéfinie, aussi englobante soit la notion de « classe » ; et pas davantage sur le schème de la propagation, qui reste moteur dans l'imaginaire zadiste.
Il nous semble plus intéressant de partir de ces trois opérations : premièrement, identifier les lieux de l'autonomie ; deuxièmement, identifier ce qui peut constituer leur visée commune ; troisièmement, les relier, constituer, donc, une alliance.

6. Ce terme, « alliance », est souvent réduit à une entente stratégique qui en réduit la portée. Si nous le reprenons, c'est dans la mesure où il nous permet de mieux comprendre ce qu'il s'agit pour nous de construire (dans ce qui suit, nous utilisons les analyses de Oliver Feltham dans Anatomy of Failure).
Une alliance se reconnaît à ceci qu'elle relie des termes (en l'occurrence : des lieux, c'est-à-dire ceux qui les habitent) sur un mode qui n'est ni celui du contrat, ni celui de la présupposition d'une substance commune. Le contrat laisse ses termes inchangés, alors que dans l'alliance, les termes ne demeurent pas inchangés : ils sont pris dans une individuation collective, dirait Simondon. Et pourtant, ils ne sont pas amenés à découvrir ce qui serait leur vérité politique ultime : ni celle de la classe productive, ni celle de la forme de vie exemplaire.
Pas de renvoi à une substance commune, donc, et pourtant, primauté du commun. On demandera alors : quelle peut être la consistance de ce commun, si celle-ci n'est pas garantie par une substance ? Cette consistance ne peut être donnée que par deux choses : premièrement une visée ou un horizon sur lequel peut exister un accord minimal, un embryon de vision commune au moins. Deuxièmement, une capacité d'action. La consistance d'une alliance réside tout entière dans un espace d'actions polarisé par une visée commune. Un espace d'actions qui se définit de n'être pas identifiable dans la logique politique qui est celle de nos ennemis, et dont les effets en revanche, du moins lorsqu'ils ne sont pas négligeables, ne sont pas acceptables pour eux.
L'alliance ainsi entendue n'est ni une nouvelle communauté, ni une organisation. Ni une substance matérielle, ni une substance formelle. Elle ne se réduit aucunement pour autant à une solidarité d'intérêts entre groupes hétérogènes qui tiennent à conserver plus que tout leur singularité. Ce que serait une alliance des lieux de l'autonomie : une capacité retrouvée à prendre l'initiative de l'action politique, par-delà toute « résistance ». Et une capacité retrouvée pour nous tous, de l'intérieur de nos lieux, à considérer que ce qui relie les lieux importe politiquement davantage que les lieux eux-mêmes.

7. Nous souhaiterions que la rencontre des 6 et 7 avril au Mans soit l'occasion d'examiner cette proposition, et d'autres encore (parmi lesquelles celles que nous avons écartées). Le « nous » qui s'exprime ici est celui de membres d'une revue – l'une des formes possibles des lieux de l'autonomie. La revue exemple (qui veut questionner les modalités actuelles du rapport entre intellectualité - artistique, scientifique, philosophique – et la politique) a pour particularité de ne pas être toujours un objet imprimé sur support papier. Le premier numéro, qui paraîtra en mars, aura cette forme commune, mais nous proposons de faire de notre rencontre le deuxième numéro de la revue. Ce qui ne suppose aucune espèce d'adhésion au projet dont la revue se veut porteuse. Nous nous attendons à des discussions conflictuelles, à des mésententes plus ou moins radicales. Mais tout vaut mieux que nous abandonner à nos sommeils dogmatiques.