Marcher « normalement », en posant d’abord le talon, dans une connexion immédiate au sol ; la marche classique, légère et silencieuse, tend à faire attaquer la marche par la pointe du pied. Changements qui entrent par la marche, par les pieds qui se posent sur le sol et posent la question du commun.
On marche... En marchant, s’hybrident la marche de la rue, la marche à l'intérieur. Intrusion d’anonyme et de singularité de la démarche, que l’on reconnaît aux pas dans les escaliers : à la fois commune et singulière.
Entrer et marcher, tendre le fil entre la marche quotidienne et le mouvement dansé : souvent le regard est déterminant dans le déroulement de ce fil qui devient un terrain de jeu entre tension de la représentation et détente du geste quotidien, du corps quotidien. C’est que la connexion entre regard et marche se fait habituellement dans la direction vers laquelle on se dirige ; cette marche transposée sur scène ou au moins en public délie plus facilement peut-être cette connexion directionnelle, intentionnelle, en une attention sensible où le regard comme la marche est moins unidirectionnelle qu’expansive. Faire comme si je pouvais à tout moment aller et regarder dans n’importe quelle – autre – direction. Expansion périphérique du regard et de la marche par mon attention ouverte sur les appuis et les réarrangements corporels gravitaires. Je marche et ouvre mon attention aux appuis, conscience sensible qui s’amplifie en passant par l’interstice de ce détail.
Je marche au présent, je laisse rouler mes pieds sur l’arrondi épais de la terre, l’imagination est sensation dans la danse. La marche souligne, à la différence de la course ou du saut qui feignent lui échapper, la continuité de ma relation gravitaire, il y a toujours une partie de mon corps en contact avec le sol, sans avoir à taper des talons, par le simple dé-roulé du pied. Le rouler comme expérimentation d’une continuité de la sensibilité de la relation gravitaire. Le simple roulé, le roulé des pieds qui marchent, où à chaque pas se réorganise tout le squelette, s’actualise cet écart d’une torsion gravitaire-lévitaire. À chaque pas un déplacement, du centre de gravité, depuis l’engagement de toute ma masse avec la masse de la terre, chaque pas entremêle pieds et poussière, qui dans un sillon déplace leur rencontre féconde à une lieue de là.
Un pas de côté, le geste inaugural de l’An 01 : des gens, en faisant un pas de côté, emmènent un bout du monde avec eux, « tirent la nappe en partant », parce que leur poids est pleinement engagé dans la réalité présente. Pas une prise de recul, mais un déplacement, un décentrement du jeu, articulé entre le centre de gravité et les centres du monde.
Le pas est bien plus l’intervalle que le point, la relation gravitaire s’ouvre à la continuité du temps dans une marche qui n’en finit pas, dans un pas qui n’a jamais fini ; le pied se soulevant projette déjà sa trajectoire vers le sol, où il se pose en même temps que l’autre pied soulève le talon. Indivisibilité d’un pas, et de toute une marche, de « quelques secondes, ou des jours, des mois, des années ».