Sortilège

Ceci est un désenvoûtement technochamanique à réaliser collectivement lors des festivités sacrées et païennes qui correspondent au passage des nuits les plus longues et des jours plus sombres de l’année, vers le retour de la lumière dans l’hémisphère Nord. Ce sort est dédié à tous celles et ceux qui ont rédigé la nouvelle loi française sur l’immigration, qui l’ont votée ou qui, s’étant abstenus de voter ou de lutter pour qu’elle soit modifiée, l’ont fait advenir dans le monde réel.

Que les frontières que vous avez érigées se referment sur vous. Que les lois que vous avez décrétées vous soient appliquées. Que la nationalité que vous détenez et que vous revendiquez comme si elle était un droit naturel vous soit retirée et qu’à sa place une fiche de « délinquant politique » soit créée pour chacun et chacune d’entre vous, avec votre nom et les noms de vos progéniteurs, vos empreintes digitales, votre sexe et votre photo.

Que vous connaissiez la répression partout et l’accueil nulle part. Que les conditions d’accueil vous soient toujours restreintes. Que ni l’amitié, ni le mariage, ni la famille ne puissent vous garantir le droit d’accueil. Que partout et à jamais vos demandes de permis de séjour soient refusées.

Que les frontières que vous avez érigées se referment sur vous. Que ni l’argent ni le pouvoir ne vous servent à les passer. Que vous soyez toujours et partout expulsé·es au nom de la loi. Que vos droits humains les plus élémentaires soient bafoués avant même votre naissance et après votre mort. Qu’il n’y ait pas de regroupement familial possible pour vous et vos proches. Que partout où vous alliez, vous soyez étrangers.

Que votre existence sur la Terre soit considérée comme un crime, et que votre corps vivant et vulnérable, votre apparence, votre langue, votre religion soient décrétées menaces graves à l’ordre public. Que partout où vous alliez votre présence soit reconnue comme un délit de séjour irrégulier passible d’une amende de 3 750 euros. Que chaque carrefour devienne pour vous un poste frontière, et qu’à chaque coin de rue, un policier puisse prendre vos empreintes digitales sans votre consentement.

Que dans la maladie, vous n’ayez pas le droit à être soigné·es. Que la prise en charge de vos soins au titre de la protection universelle vous soit refusée. Lorsque vous connaîtrez la faim, que celles et ceux qui s’autoproclament citoyens nationaux aient le droit, en vertu de la loi, de vous priver de pain.

Que les policiers à qui vous avez accordé des pouvoirs illimités vous pourchassent dans des ruelles sombres, où toutes les portes et fenêtres se fermeront sur votre passage. Vos poitrines écrasées par les bottes, vos yeux crevés par les balles en caoutchouc.

Que celles et ceux qui vous maudissent en raison de votre lieu de naissance, de la couleur de votre peau, de votre sexe, de votre sexualité, de votre religion ou de votre appartenance ethnique, de votre statut économique ou de votre formation professionnelle puissent exercer sur vous, par l’imposition de quotas, un droit de vie ou de mort.

Que les frontières que vous avez érigées se referment sur vous. Et lorsque vous mourrez en essayant de les franchir, que vos noms soient oubliés et que vos corps, perdus au fond de la mer, calcinés dans le désert ou oubliés dans un fossé, ne soient jamais retrouvés ni aient le droit à une sépulture.

Et après avoir subi les lois d’un monde que vous avez vous-mêmes créé, que vos frontières intérieures cèdent enfin. Que votre cœur s’ouvre et devienne une arche de Noé cosmique dans laquelle entrent sans mesure les âmes de tous les morts que vous avez condamnés. Que les esprits de Zyed Benna et Bouna Traoré, de Mohamed Bendriss, d’Alhoussein Camara, d’Adama Traoré, et de Nael Merzouk, et de milliers d’autres, vous possèdent, vous habitent et vous changent. Et que rempli·es de la puissance des vies que vous avez fauchées, vous puissiez entendre l’appel de la grâce métèque et anarcho-queer.

Par la puissance transformatrice de cette grâce, puissiez-vous être totalement différents de ce que vous êtes, car l’avenir du monde dépend de votre capacité à changer. Puissiez-vous connaître la joie et la douleur de l’empathie universelle. Que votre cœur auparavant enfermé se sente solidaire de tout ce que vous avez jusqu’à présent considéré comme étranger, étrange et criminel. Et en ressentant en votre corps l’univers tout entier comme s’il s’agissait de votre chair, alors, vous pleurerez inconsolablement.

Que la colombe à laquelle vous avez coupé les ailes fasse son nid en vous et dévore tous vos désirs de domination et de mort. Que la force de l’amour planétaire expulse de votre esprit le facho qui vous soumet. Que le dictateur qui a pris possession du Parlement de vos esprits soit détrôné et que la liberté règne dans votre vie. Par ce sortilège, et contre votre idéologie et votre volonté, on appelle à la mutation sans réversibilité possible de votre désir pour le bien de la planète et de vous-même.

Que tout cela soit dit et fait au nom de James Baldwin et d’Audre Lorde, de Frantz Fanon et Jean Genet, d’Aimé Césaire, Cherrie Moraga et Gloria Andalzúa, de Leslie Feinberg et Marsha P. Johnson. Nous invoquons leur force et leur puissance, leur compassion et leur sensibilité pour que votre mutation soit totale et absolue. Amen, et joyeux solstice.

« Sortilège à celles et à ceux qui ont permis la loi immigration », Chronique Interzone, Libération, 22/12/2023.