À ne pas confondre avec l’art sans art, l’art sans identité d’art en est comme le dual. Là où l’art sans art est art sans intention d’art, engendré, du moins dans son occurrence la plus canonique, par l’attention d’art que lui porte le « regardeur », l’art sans identité est un art qui procède bien d’une intention d’art mais qui ne requiert aucune attention en tant qu’art, qui « agit » d’autant mieux qu’il n’est pas identifié comme tel.
Alors que l’art sans art est paradigmatiquement un art sans artiste, l’art sans identité est un art sans public qui, tirant les conséquences de l’effondrement de l’espace public qui avait vu historiquement émerger le public au sens moderne du mot, vient modifier en profondeur une nouvelle fois la réception de l’art puisque, au lieu d’exiger une réception artistique, il sollicite une réception non artistique.
Si l’art sans identité peut bien « toucher » ceux qui le « croisent », il ne les touche ni en tant qu’art, ni en tant que public, et les touche d’autant plus fortement qu’il ne les touche pas en tant qu’art et en tant que public. S’il donne lieu à expérience, ce n’est pas à expérience artistique, et celle-ci n’en est pas moins forte. S’il suscite une réaction, une « réponse », voire un commentaire, là encore ceux-ci sont supposés de teneur non artistique.
— Est-ce alors encore de l’art ?
— Qu’est-ce que cela peut faire ?
Et c’est pourtant bien ce qui compte, que « cela » « fasse » quelque chose, mais quelque chose qui ne soit pas de l’art.
L’art sans identité, c’est l’art performatif, l’art qui intervient dans la réalité en tant que telle et pas seulement dans le petit monde de l’art, même étendu hors de lui-même, l’art qui relève non de la transfiguration du non-art en art mais de la transfiguration en sens inverse de l’art en non-art, et qui n’intervient pas seulement, comme peut s’y employer malgré tout ordinairement l’art, pour redorer la pilule, pour redécorer la réalité, pour la réhabiliter, voire pour la réenchanter. C’est un art qui fait quelque chose, mais quelque chose qui n’a pas à être catalogué sous le nom d’art. Un art non identifié en tant qu’art, qui ne porte pas le nom d’art. Un art sans nom, qui interrompt l’habituelle transmission du nom d’art. Un art non pas tant sans art que sans nom. D’où, malgré tout, l’ambiguïté qu’il y a ici à le nommer art.
L’art sans identité est l’art qui sort non tant de l’art que du nom d’art. Ce qui est aujourd’hui en crise (crise que l’art sans identité, loin de chercher à la juguler, exaspère encore), ce n’est pas tant l’art que le nom de l’art Non que le nom d’art soit mort mais il tend à mettre à mort ce qu’il nomme ou, du moins, à le « banaliser », à l’affaiblir, à l’édulcorer.
L’art sans identité, de ce fait, est un art qui doit renoncer à la relative liberté qui est celle du monde de l’art, extensions comprises, qui doit renoncer aux habituelles facilités concédées à l’art sous le couvert, sous la protection du nom d’art, facilités en matière non seulement artistique ou esthétique mais également éthique ou morale. Mais facilités qui privent l’art qui se réclame du nom d’art de sa force, qui le privent de tout pouvoir réel, de tout caractère corrosif ou même critique, qui le rendent inoffensif en ce qu’il n’a plus grand chose à transgresser L’art sans identité est un art qui n’a ni à être perçu, ni à être nommé, ni à être jugé comme art (quand bien même il peut très bien être perçu esthétiquement), un art d’autant plus efficace qu’il n’est ni perçu, ni nommé, ni jugé artistiquement.
L’art sans identité est un art incognito et qui doit rester tel. Encore ne s’agit-il pas là d’un art caché ou masqué, d’un art cachant son identité, mais bien d’un art sans identité.
— Un art qui cache son jeu ?
— Un art surtout qui se refuse aux habituels petits jeux de l’art.
Un art qui cherche non pas tant à intervenir masqué qu’à intervenir réellement dans la mesure où le nom d’art fait obstacle à toute intervention réelle.
L’art sans identité est un art qui a renoncé à toute identité pour mieux atteindre ses fins, pour mieux nous atteindre. L’art, de toute façon, même « global », a perdu toute identité, toute définition, tout concept. L’art sans identité se borne à en tirer les conséquences.
À une époque où l’art se globalise de plus en plus, il ne saurait être, en art comme ailleurs, d’alternative dans une quête identitaire nécessairement vouée à l’échec. L’hypothétique come-back identitaire (quand bien même les identités ne sont jamais données d’avance mais sont toujours à construire) et la globalisation, loin de s’opposer, ne sont que les deux versants d’une même réalité globale.
Aussi la résistance à l’art global ou globalitaire ne saurait-elle venir d’un quelconque art à caractère identitaire, local, localisé ou délocalisé ni même fractal (les différentes tentatives d’art identitaire de ces dernières années n’ont fait, pour finir, que se couler dans le main-stream) mais vient-elle bien de l’art post-identitaire qu’est l’art sans identité.
Encore l’art sans identité n’est-il pas sans qualité(s), y compris des qualités esthétiques.
Ce n’est pas un art sans qualités mais seulement un art sans identité.