Cet entretien avec Paola Bacchetta souhaitait interroger la question des alliances, qui appelle une réflexion sur la manière dont tout engagement nait au long des parcours de vie, et peut être abordée suivant une perspective située au sens où la question de qui parle, depuis quel point de vue, importe et où les alliances politiques et les solidarités s'ancrent et grandissent à partir de situations où cette intégrité est présente.
L'entretien revient sur le parcours de Paola Bacchetta en quelques étapes, pour ensuite aborder la question de la recherche et de la pratique des alliances et des solidarités, en un continuum de la rencontre.
– Peux tu nous parler des relations entre ton parcours de vie et tes problématiques de recherche ?
– D’abord merci de m’avoir invitée, je suis ravie d’être là et j’ai très envie de discuter avec vous, et surtout de savoir ce que vous pensez et d’écouter vos questions, et vos commentaires etc.
Je suis Paola Bacchetta, actuellement, je suis à Berkeley, j’enseigne dans un département d’études de genre et de féminisme. On est beaucoup de femmes racisées dans le département ce qui change un peu le contenu de ce qu’on enseigne et aussi la recherche. Je suis née à New-York, je suis une femme racisée avec quatre grands-parents d’origine différentes, ce qui n’est pas si bizarre que ça à New-York, mais ici c’est peut-être un peu moins courant, et donc j’expliquerais que j’ai une grand-mère qui est vénézuélienne, autochtone, mestiza parda, un grand-père turc, un autre grand-père qui lui est italien, de la région des Abruzzes en Italie, qui est d’après Antonio Gramsci subalterne, mais qui est colonisateur avec toutes les contradictions que ça peut comporter, et ensuite il a épousé ma grand-mère qui elle est mélangée, métisse de l’Afrique de l’est, et d’Italie. Alors je suis née à New-York, mais avant l’âge de cinq ans et demi je ne parlais pas l’anglais, j’ai été élevée chez ma grand-mère vénézuélienne et c’était un choc pour moi arrivant à l’école, j’ai été soudainement obligée de parler en anglais. Je pense que ça a eu un impact sur moi, parce que je n’étais pas étrangère à l’intérieur de la maison, mais dés que je sortais, j’étais soudainement confrontée à ça, très tôt. Je suis née, je tiens à dire, sur la terre des Lënape, c’est à dire le peuple autochtone Lënape aux États-Unis. La terre autour de New-York et aussi de la Pennsylvanie appartiennent au peuple de Lëni-Lënape et on voit les traces du peuple dans les noms, par exemple il y a l’Anapee River. En anglais on le prononce [ləˈnɑːpi], mais le peuple le prononce [lənapə], et donc je tiens à le prononcer [lənapə]. Et je tiens à dire aussi que les autochtones appellent les États-Unis non pas les États-Unis mais les Turtle Islands, les îles de la tortue.
Mon parcours, je ne sais pas comment l’expliquer sauf que j’ai été militante très tôt et je suis lesbienne et j’ai toujours été lesbienne, toute ma vie, et j’ai milité dans les mouvements anti-racistes, dans les mouvements féministes, et ensuite lesbiens et queers. Je faisais partie d’un collectif qui s’appelait Dyketactics, Goudou Tactiques, qui est le premier collectif là-bas à avoir porté plainte contre les flics pour leur brutalité contre les queers. Nous avons porté plainte après avoir été battu-e-s par les flics dans une manif, et on a perdu notre procès. Notre procès s’appelait « The Dyketactics versus the City of Philadelphia », « Les Goudou Tactiques versus la ville de Philadelphie », parce que c’était les flics de la ville de Philadelphie, et puis nous qui avions porté plainte étions six, on nous a appellées les Dyketactics Six, Les Six de Goudou Tactiques ! Tout ça s’est passé avant mes vingt ans. Les flics avaient l’habitude de faire ce qu’ils voulaient, et donc ça les a beaucoup énervés qu’il y ait des Goudous, des lesbiennes qui portent plainte contre eux, et notre procès était très visible, on était partout dans les médias, et on nous a décrites comme des folles etc., et on a utilisé les médias aussi. On a pu faire des déclarations par exemple comme « Je suis lesbienne comme 20% de la ville de Philadelphie », pour renforcer le fait qu’il y a une population même minoritaire, et puis on parlait des conditions de vie des LGBT aux États-Unis au moment de notre procès. On a vu qu’on ne gagnerait jamais, il y avait trop d’homophobie à l’époque, et donc on a utilisé ça pour faire passer des messages, on l’a utilisé politiquement. Ensuite, comme on devenait identifiables, qu’on était dans les journaux, les flics ont monté une campagne contre nous. C’était à une époque où la police montait des campagnes très facilement, contre qui que ce soit qui militait aux États-Unis, et donc chacune d’entre nous s’est retrouvée à avoir des problèmes sur le plan légal.
J’en ai eu aussi, je ne sais pas si vous voulez que je rentre dans les détails mais le résultat a été que j’ai été obligée de quitter les États-Unis, ou bien je risquais 40 ans de prison. J’ai quitté les États-Unis dans ces conditions là, d’exil, avec un sac à dos, et pas beaucoup d’argent, et puis voilà, après je suis restée en Europe.
J'ai été accusée d’avoir transporté des armes de Philadelphie à New Jersey, en traversant les frontières de l’État de Pennsylvanie pour aller à New Jersey libérer Assata Shakur. J’avais à peu près 19 ans, je n’avais pas d’armes, et je n’avais pas cette intention, mais j’étais allée deux fois assister au procès d’Assata Shakur. Assata Shakur est une femme du Mouvement de Libération Noir qui était accusée par la police d’avoir tué un policier. Elle n’avait pas tué un policier, il y a avait eu shoot out, entre son copain dans une voiture et le policier, les deux sont morts. Elle, elle était dans la voiture, elle était enceinte à l’époque, et a été accusée. C’était juste après l’époque où on avait soit tué, soit enfermé, énormément de gens du Mouvement Noir mais aussi des autres mouvements aux États-Unis. Le Mouvement Noir je pense a été particulièrement ciblé, plus que d’autres, mais il y avait aussi d’autres mouvements, il y avait le mouvement du Guatemala, le mouvement des Autochtones, etc. J’étais accusée de ça et au moment de mon procès, un des deux flics qui nous avaient agressées moi et une amie, est venu avec une minerve, on l’avait battu, et l’autre flic n’est pas venu, il était à l’hôpital, quelqu’un qui nous aimait bien aurait fait cela, c'était ce que je me disais ! On avait un avocat qui était le même avocat qu’Assata Shakur, qui avait dit tout va bien, ne t’en fais pas, alors j’étais complètement déconcertée parce que finalement je risquais 40 ans de prison. Le flic, lui, a dit je ne peux pas les poursuivre, parce que nous ne les avons pas arrêtées dans les règles de la loi. J’étais folle de joie, j’étais vraiment très contente parce que je pensais, voilà je suis libre, et mon avocat m’a dit, tu peux fêter ça aujourd’hui mais après soit tu pars, soit tu te caches, parce qu’après on va revenir vers toi, ce n’est pas possible, tu n’es pas vraiment libre. Alors… j’étais vraiment jeune, et j’ai juste compris que si je restais, je risquais 40 ans de prison ! C’est dans ces conditions là que je suis partie.
D’abord je suis allée en Italie, j’ai vécu dans un squat. Je n’ai pas commencé à étudier tout de suite, à ce moment là j’étais contre les études, contre les institutions, et je trouvais ça complètement bidon, stupide et horrible et j’avais une critique du lavage de cerveau que j’avais vu à l’école aux États-Unis où on ne pouvait pas étudier ce qu’on voulait. J’avais décidé de ne jamais faire d’études, et d’être militante jusqu’à ce que je crève. Ce qui est probablement vrai que je serais militante jusqu’à ce que je crève, mais, j’ai quand même fait des études après. Mais tout ça c’était un long chemin. D’abord j’ai squatté, j’étais à la Maison des femmes de Rome. Il y a deux Maisons des femmes, à Rome, c’était l’ancienne Maison des femmes, Casa delle Donne, Via del Governo Vecchio, et non pas la nouvelle Maison des femmes, qui est pour moi beaucoup trop bourgeoise, c’était pas ça. Il y avait des femmes qui n’avaient pas d’abri, c’était un ancien couvent qu’on avait squatté, où j’ai vécu pendant deux ans et demi.
La manif où on avait été battues par les flics était en 1975, notre procès en septembre 1976, puis j’ai été accusée d’avoir porté des armes et je ne sais quoi en 1977, et après cela j’ai quitté les États-Unis, j’ai vécu de 1977 à 1979 à la Maison des femmes de Rome, et après je suis venue en France.
Ça a été une époque en Italie où les flics arrêtaient tout le monde, j’avais peur, je vivais à cette Maison des femmes et je n’avais pas d’autres endroits où vivre, j’ai passé la frontière, je suis venue vivre à Paris parce que ce n’était plus possible en Italie.
– Quel était le cursus d'études que tu as suivi ?
Et les études ? La vie n’était pas très facile. Je jouais de la guitare, et on avait formé un groupe de femmes, qui jouait de la musique et on était tout le temps dans la rue en train de jouer, et c’est comme ça qu’on a pu avoir de l’argent pour manger. Au bout d’un moment je pensais, mais c’est impossible, je peux plus vivre comme ça. Et ensuite à Paris, j’étais sans papiers tout le temps, parce que je ne pouvais pas aller me déclarer, il y avait ce procès aux États-Unis.
J’ai commencé à faire des études en Italie, et il se trouvait qu’à l’école aux États-Unis, j’avais toujours de très bonnes notes, nous avions un père très strict, qui avait fait en sorte qu’on ne puisse pas ne pas moi et mes deux frères, avoir les meilleures notes, sinon c’était l’horreur à la maison. Mais j’ai énormément aimé étudier, et après, quand je suis venue à Paris, j’ai continué à faire des études. Au début, je ne savais pas ce que je voulais étudier, c’est ce que je dis toujours à mes étudiant-e-s aujourd’hui, si vous ne savez pas ce que vous voulez étudier, c’est vraiment pas grave, vous allez trouver un jour. Moi je ne savais pas du tout, parce que j’aimais tout, j’aimais trop de choses et donc j’ai essayé différentes choses et finalement j’ai trouvé ce que je voulais faire.
En Italie j’ai surtout étudié les lettres, la littérature, et j’avais suivi un cours de droit international qui m’avait fasciné, j’ai poursuivi à Paris. Pour moi la théorie, et le droit, c’était comme la poésie, c’était une autre manière de voir, une autre manière de penser ; et ensuite, la science politique et puis la sociologie, c’était vraiment ce que je voulais faire à l’époque.
Pendant 7 ans, j’ai eu peur qu’on me rappelle aux États-Unis pour avoir mon procès. Au bout de 7 ans, ils ne peuvent plus te rappeler parce que le délai est dépassé donc j’étais libre bien que j’ai mis un an ou deux à intégrer que je ne risquais plus ces quarante ans de prison. Cela m'a pris beaucoup de temps.
Après j’ai pu aller en Inde, parce que j’ai fait ma thèse sur le nationalisme Hindou, mais j’étais en Inde à l’époque où les études subalternes se développaient. J’ai eu beaucoup de chance, c’était tout à fait par hasard, il y a beaucoup de choses par hasard, tout ça à l’air d’être très bien planifié ! (rires).
Je suis arrivée à Delhi, et la professeure qui m’a accueillie était Veena Das, qui est une anthropologue très connue aux États-Unis et en Inde, et un peu en France. J’étais là à l’époque où deux choses se développaient : il y avait la sociologie indienne, avec le journal qui existe toujours Contributions to Indian sociology, Contributions à la sociologie indienne. Les gens qui étaient dans ce journal critiquaient les sociologues occidentaux, et leurs concepts surtout disant que ça n’avait rien à voir avec l’Inde, que ce n’était pas applicable entre guillemets à l’Inde et qu’en Inde il y avait d’autres manières de penser et d’analyser la société indienne et ses fragments parce que c’est une société très hétérogène. Je suis tombée en plein là-dedans après avoir eu une formation en sociologie en occident, ici en France, et tout ce que j’avais appris était déconstruit dans les premiers quelques mois ! C’était fascinant pour moi, et en même temps il y avait les études subalternes qui étaient en train de se développer en Inde, et j’ai bénéficié aussi de ça.
Après je suis allée aux États-Unis et la théorie subalterne était en train d’entrer aux États-Unis, petit à petit, et en même temps il y avait la théorie postcoloniale qui n’est pas la même chose que la théorie subalterne. Les théories subalternes sont une fraction de la théorie postcoloniale qui est beaucoup plus large et puis oui, c’est vrai que c’était une fois que j’étais rentrée aux États-Unis que j’ai pu être en contact avec la théorie décoloniale qui était en train de se faire.
J’ai écrit une fois un texte dans le journal que je citais tout à l’heure qui traitait de la différence entre les différents développements de la théorie postcoloniale, décoloniale, et subalterne, et c’est vrai que les langues, et les contextes, ça fait une grande différence. C’est pas exactement les mêmes problématiques en Inde, et puis c’est pas les mêmes sujets qui font les études subalternes en Inde. Les personnes qui ont fait les études subalternes en Inde étaient des marxistes, de la classe moyenne en général, beaucoup d’hindous, et beaucoup de gens de haute caste, et quand ils ont posé la question du subalterne, il y avait déjà des centaines ou plus d’années que les Dalits, les Intouchables, qui sont les subalternes en Inde, avaient leurs propres maisons d’édition, faisaient plein de choses, mais ils n’étaient pas pris en compte dans les études subalternes. Les auteurs des études subalternes en Inde sont partis d’études en milieu rural, ils ont relu Gramsci à leur manière et interprété l’histoire des régions en Inde et notamment le moment du mouvement de l’indépendance de l’Inde. En fait les auteurs des écrits nationalistes Indiens sont toujours des indiens de haute caste, et vraiment pour qui les Dalits n’existent pas. Il y a beaucoup de contradictions, et les langues ont beaucoup d’importance, mais c’est aussi les contextes, et les rapports de pouvoir.
Est-ce qu’on peut écrire sur les subalternes en étant pas les plus subalternes, par exemple ?
Aux États-Unis, tout est écrit en anglais mais je tiens à dire que les études décoloniales aux États-Unis ne sont pas homogènes. Il y a par exemple des personnes qui ont immigré aux États-Unis, comme Maria Lugones qui écrit des choses très intéressantes, mais qui est d’un pays où les autochtones ont été massacrés et détruits complètement, ça c’est une positionnalité à partir de laquelle on peut écrire les études décoloniales, mais il y a par exemple aussi Gloria Anzaldúa, qui est chicana, mexicaine mélangée autochtone, d’une classe vraiment démunie ; et elle est morte parce que dans sa jeunesse, elle travaillait dans les champs, et a été exposée à des pesticides et est morte de ça. Mais elle a pu faire des études, elle n’a jamais d’ailleurs pu terminer son doctorat, bien que ses textes sont systématiquement enseignés partout aux États-Unis, et on lui a conféré son doctorat après sa mort ! Ce sont des trajets très différents, de classe et aussi de racialisation. C’est pour ça que je dis, bien que Gloria Anzaldúa écrit principalement en anglais, elle parlait l’espagnol de sa communauté, mais pas couramment, c’est une positionnalité hyper subalterne par rapport aux États-Unis, par rapport à là où elle est née, contrairement à beaucoup d’autres gens qui écrivent la théorie décoloniale.
– Est-ce que la dimension de l'exil, c'est important pour toi ?
Est-ce que l’exil est important ? Je veux encore souligner l’hétérogénéité des situations, parce que par exemple si je pense à Gloria Anzaldúa, ou à Norma Alarcón qui était ma collègue à Berkeley qui maintenant est à la retraite, si je pense à celles et ceux qui ont fait la théorie chicana et décoloniale… Norma Alarcón est née au Mexique, Gloria Anzaldúa est née au Texas. Ça dépendra de comment on défini l’exil. Exil, immigration : comment on va définir l’exil ? Dans mon cas à moi, j’étais en exil, ça c’est sûr, mais l’exil ce n’est pas juste que les gens ont décidé de quitter leur pays, je pense que c’est autre chose, l’exil.
Quand on quitte un pays parce qu’on est vraiment menacé, par exemple je pense à James Baldwin dont on essaie de sauver la maison en ce moment, qui a quitté les États-Unis après qu’un de ses copains s’est suicidé, il avait peur de mourir, pour moi, ça c’est l’exil. On a peur de mourir, ou d’être en prison, et ça c’est l’exil. C’est pas parce qu’on va partir à la découverte de je ne sais quoi. Mais c’est aussi pas l’immigration. L’exil pour moi, c’est pas seulement l’immigration. L’immigration, il y a plusieurs types d’immigration, il y a l’immigration économique, et c’est le cas de presque toutes les copines chicanas. Toutes les chicanas que je connais sont nées dans des familles, je dirais même pas ouvrières mais plutôt complètement démunies, et là je dirais, elles sont issues de l’immigration économique, mais il y a d’autres personnes, qui viennent aussi d’Amérique latine - je n’aime pas trop le terme d’Amérique latine parce que ça réfère à l’Europe et ça blanchit l’Amérique centrale et l’Amérique du sud, et il y a toute une réflexion là-dessus, on ne l’appelle plus comme ça -, mais il y a des gens qui viennent de l’Amérique centrale et de l’Amérique du sud, qui ne sont pas du tout là pour des raisons économiques. Il y a une grande hétérogénéité. Il ne faut pas non plus oublier qu’un tiers des personnes venant de l’Amérique centrale et du sud aux États-Unis s’identifient comme des blancs. Elles ne s’identifient pas comme des racisées, et un tiers ont voté pour Trump.
Donc c’est très compliqué, ce n’est pas parce que des gens viennent d’un pays du soi-disant tiers-monde ou postcolonial qu’ils sont des racisés ou s’identifient comme des racisés, c’est très complexe.
– De quelle façon s'articulent pour toi l’engagement militant et l’engagement académique ?
– C’est une contradiction et une tension tout le temps, ce n’est pas seulement au début parce qu'à l’intérieur de l’académie, on est quand même interpellé d’une certaine manière et on est puni quand on ne se conforme pas. On est appelés à être de petits entrepreneurs de nous-mêmes et à se promouvoir etc. Je déteste. On est insérés complètement dans le capitalisme, et là je suis à Berkeley, c’est soi-disant une université de gauche, tout ça est à revoir, mais on est quand même appelé, interpellé à se comporter d’une certaine manière, et aussi à ne pas parler de certaines choses.
Cette tension, je la vis tous les jours. Au début, je dirais que je le vivais même moins que maintenant, parce qu’au début, j’étais étudiante, je ne l’ai pas vécu comme ça, j’étais une étudiante très curieuse de tout, je voulais savoir tout, j’étais partout. Actuellement, il y a plus de pression, plus ça va, plus il y a de la pression.
L’université a tué des personnes que j’admire, parce qu’elles parlaient trop. Par exemple June Jordan. Moi je suis au Barrows Hall, sur le campus de Berkeley, et dans ce bâtiment il y a des études de genre, des études ethniques, et des études Africaines-américaines. Les collègues de la génération d’avant moi, racisées, beaucoup ont été tuées par l’université. Il y a June Jordan, une poète Africaine-américaine, il y a Barbara Christian, Vévé Clark, et ils ont presque tué Norma Alarcón et elle a pris la retraite, elle a quitté Berkeley et après elle allait mieux. L’université qui à l’air d’être très ouverte, etc. en fait a une histoire. June Jordan quand elle était mourante, avait appelé ses étudiantes diplômées, elle était à l’hôpital et elle leur avait dit : « L’université m’a tuée, faites en sorte de survivre et vivre ». C’est ce qu’elle a dit. Donc je ne pense pas que l’université est le lieu de la grande pensée ou je ne sais quoi. Je pense que l’université est très problématique, que c’est bien de le problématiser, et de cette façon on pourra avancer.
– Qu'en est-il du collectif Dyketactics aujourd’hui ? Les membres de ce collectif sont-elles restées en contact ? Existe t'il des archives du collectif lui-même ?
– Tout d’abord les membres du groupe, on vient d’horizons différents. Presque tout le monde vient de la côte Est des États-Unis mais on est des sujets racisés différemment. Il y a par exemple des copines Africaines-américaines, et je dis il y a parce qu’on est toujours un peu ensemble, on a un petit groupe privé Facebook et on parle entre nous et ça fait plus de 40 ans de tchatche entre nous ! Il y a des copines venant de presque toutes les communautés aux États-Unis, y compris quelques copines blanches. Il y a des autochtones, il y a deux copines juives, il y a une copine portoricaine, et moi mélangée, plusieurs personnes sont mélangées, métisses, etc. On était dans des luttes diverses et variées, aussi, et on était pas forcément d’accord mais on a vécu ensemble. Il y avait deux maisons de notre groupe, il y avait des discussions du matin jusqu’au soir pratiquement. Finalement, je pense que c’est grâce à l’hétérogénéité de notre groupe que nous avons pu avoir le type de positions que nous avons eues.
Par exemple, nous avons beaucoup publié. On a publié des tonnes de choses parce qu’il y avait à Philadelphie un journal, et plusieurs d’entre nous et moi-même faisions partie du comité de rédaction du journal, Hera, et donc on a publié nos tracts. Chaque fois qu’on écrivait quelque chose, on le publiait, et on commençait presque tous nos tracts avec la phrase « Ici aux États-Unis, une colonie de peuplement, où il y a eu le génocide, l’esclavage, l’exploitation des travailleurs, … », « Here in the United-States, a settlement colony… ». On faisait tout un topo, premier paragraphe, ensuite, on disait ce qu’on voulait dire ! Mais presque toujours, on a commencé nos tracts comme ça, et je pense que c’est parce que c’était obligatoire quand tu voyais qui écrivait !
Aujourd’hui ? Ça c’est très intéressant, parce qu’on a eu des vies très différentes, et on est sur des positions très différentes, et parfois ce n’est pas facile à gérer. Par exemple, il y a une copine, qui s’appelait à l’époque Jully Black Woman, qui maintenant est « Born again christian », « chrétienne nouvelle née » ou je ne sais pas comment on le dit. C’est une poète très connue, qui a écrit des choses merveilleuses. Elle a écrit plusieurs livres de poésie. Elle n’a pas voulu venir à nos rencontres pendant quelques années, et puis finalement quand je suis rentrée, on était particulièrement proches moi et elle, elle a dit je viens. Alors elle est venue, mais elle avait une casquette de baseball sur laquelle il y avait écrit « J’aime Jésus » ! Ça nous a beaucoup déconcertées ! Mais c’est Jully, qu’est-ce qu’on peut faire ? Une autre est devenue juge à Philadelphie, et qui a fait des jugements avec lesquels je ne suis absolument pas d’accord. Mais elle est toujours dans le groupe, on se dispute parfois sur des questions sur Facebook, et puis d’autres sont toujours aujourd’hui là où on a toujours été. Je dirais que nous sommes à peu près trois à être aussi radicales que nous étions, et on me dit souvent Ha mais toi tu n’a jamais changé ! T’as pas peur de finir en prison ! Je dois dire qu’on est très différentes, mais on s’aime toujours. J’ai essayé de filmer les autres, à un moment donné, et quand j’ai filmé Jully, elle se tenait comme ça, et j’ai demandé mais Jully, comment ça se fait que tu restes avec nous alors que tu es vraiment pas d’accord, tu es sur d’autres lignes ? Elle a dit mais vous êtes ma famille, j’y peux rien, je vous aime ! C’est à ce niveau là aussi, où tu as vécu tellement de choses avec des personnes ! Mais ça m’ouvre, parce que Jully travaille toujours avec des prisonniers, notamment des prisonniers noirs, et est toujours dans la bataille contre le racisme, mais en tant qu'« Amie de Jésus » ou je ne sais quoi !
Puis on est d’accord pour faire nos archives, et j’ai été élue archiviste. Je n’ai pas le temps de le faire mais j’ai été élue archiviste parce que je suis la seule à être à l’intérieur de l’université. Mais on est pas d’accord sur comment il faut les faire. L’une de nous a été élue maire d’une petite ville dans le New Jersey où j’étais en prison, pas la même ville mais l’État, et qui est dans le parti démocrate qui pour moi est un parti de droite bien que c’est à gauche du Parti républicain ! On est pas toujours d’accord disons ! Voilà. Donc faire les archives quand on est pas toujours d’accord, ce n’est pas évident.
– Que penses-tu de l'actualité aux États-Unis ? Comment l’Amérique de Trump s'annonce-t'elle ?
– D’abord il y a eu les élections. Beaucoup de gens n’ont pas voté, que je connais. Beaucoup de gens de gauche et d’extrême gauche n’ont pas voté. Angela Davis avait diffusé une vidéo sur Youtube dans laquelle elle avait dit il faudrait choisir ses ennemis, donc il ne faut pas ne pas voter, il faut voter, mais il faut choisir ses ennemis. Angela Davis est toujours sur les mêmes positions, les gens essaient de la construire comme, voilà, elle devient néolibérale, pas du tout, elle devient encore plus critique qu’elle ne l’était auparavant, si c’est possible. Elle est encore plus radicale. Elle a dit, et je pense qu’elle avait raison, si on a Trump, il va y avoir un déplacement à droite, et on va passer notre temps à lutter contre Trump, et non pas pour ce que nous voulons faire comme changements dans la société. Moi au début, j’étais pas convaincue, j’allais pas voter parce que je déteste Mme Hilary, qui est une va-t’en guerre, qui est responsable du massacre de beaucoup de gens, qui est pour moi l’une de ces féministes blanches qui ne voient que le nombril des femmes blanches, et qui n’a rien à faire avec moi ou avec des gens autour de moi, ou la plupart des femmes de notre société non plus. Mais j’ai été très convaincue par Angela parce que je pense qu’elle avait raison, parce que ce qui s’est passé, c’est qu’immédiatement après, on a perdu tout notre temps à s’énerver, à être dans la rue, à faire ceci, à faire cela, juste pour protester contre ce mec et sa politique ! On est pas plus avancés, on est épuisés, moi j’étais dans plusieurs manifs, ça fait deux ou trois semaines que je suis en France mais j’étais aux États-Unis en novembre, décembre, janvier, et jusqu’à la mi-mars, et je suis partie, et je pense que nous avons perdu énormément d’énergie, que ça nous empêche de rêver, que nous n’avons plus les mêmes espoirs. Maintenant, nos espoirs, c’est on va l’arrêter, parce que tous les jours, il passe des lois ou il signe des trucs. Il a réussi jusqu’à maintenant à faire tellement de dommages qu’on ne va pas pouvoir récupérer comme ça. Je suis abonnée à un truc qui s’appelle « What the fuck happened today ? », et tous les jours je reçois une liste de tout ce qu’il a fait mais c’est hallucinant, il y a de quoi aller se suicider, c’est la catastrophe ! Et on ne peut pas lutter tous les jours contre cinq trucs qu’il a fait ! On ne rêve plus ! Maintenant on rêve de l’arrêter ! Il nous a arrêté, il a arrêté nos rêves.
On ne fait pas tellement plus d’alliances. Il y a eu une marche des femmes à Washington, où ont été reproduits tous les travers des mouvements des femmes, c’était toujours le racisme, l’islamophobie, il y en a qui n’étaient pas contentes parce que Linda Sarsour était là…
Je ne pense pas qu’on fait des alliances par magie. Je viens d’écrire un livre sur les alliances, ou plutôt sur comment ne pas faire des alliances, et je pense que les alliances c’est très difficile à faire pour les faire de manière efficace.
– Comment aborder la question des alliances politiques ?
– Je viens d’écrire un livre sur comment ne pas faire des alliances, parce que je pense que lorsqu’on fait des alliances, si on ne fait pas hyper attention, on reproduit à chaque fois les mêmes rapports de pouvoir qui existent dans la société, qu’on essaye de combattre ensemble. Il y a toutes sortes d’alliances, je fais un topo sur les alliances où on reproduit les mêmes choses, et je pense que je vois ça se dérouler aux États-Unis en ce moment, dans le mouvement des femmes.
Je pense que c’est très difficile de faire des alliances sans reproduire les rapports de pouvoir, notamment parce qu’on aperçoit pas quand on est dans une position dominante par rapport à d’autres positionnalités, on aperçoit pas forcément le pouvoir. Ce n’est pas parce qu’on veux le reproduire, mais il y a une manière inavertie, une manière presque inconsciente de le reproduire quand on ne l’affronte pas directement, quand on est pas conscient de ce qu’on fait. On est pas conscient du tout parce que c’est comme ça que le pouvoir opère. On est des sujets formés dans et par le pouvoir, parce qu’on est formés dans des sociétés où il y a des rapports de pouvoir et on y échappe pas et le pouvoir dans le sens foucaldien aussi fait partie de nous, nous reproduit, et nous reproduit toujours selon certains rapports de pouvoir. On ne peut qu’essayer d’en être conscientes et de lutter contre. Même, on reproduit des rapports de pouvoir qui nous écrasent.
Je vois par exemple aux États-Unis, beaucoup de gens qui ont voté Trump, maintenant n’auront plus la sécurité sociale qui pourtant ne pourraient faire autrement. Ils ont voté, oui oui, on y va, et bien, ça c’est le pouvoir de classe et il y a des efforts pour rendre les rapports de classe invisibles aux États-Unis, et ça marche. Il y a des gens qui ont voté contre la sécurité sociale, mais je dis ça et les gens répondent c’est absurde, c’est impossible, mais pourquoi ? Parce qu’ils ont appris à détester tout ce qui est socialisé, tout ce qui n’est pas privatisé.
Je dis ça, je dis « eux », mais je m’implique aussi là-dedans parce que je suis une lesbienne racisée, ça ne veut pas dire que je ne reproduis pas les rapports de pouvoir, je les reproduis aussi.
Je pense que les rapports de pouvoir sont reproduits au sein des alliances et j’essaie dans ce livre d’offrir un autre vocabulaire pour parler du pouvoir parce que je pense que notre manière de parler du pouvoir est inadéquate et ne nous arrange pas.
Le circuit fermé de la domination et de la relation dominé-dominant, est ce principe que d’autres comme Fanon ont aussi identifié, qui se reproduit, que le pouvoir reproduit.
Mais ce qui me concerne le plus, c’est le pouvoir qui est imperceptible parce que faire des alliances entre des personnes qui veulent lutter ensemble, pour une autre société, qui sont tout ce qu’il y a de bonne foi pour changer la société, pourtant reproduisent les rapports de pouvoir et après, ça démobilise complètement.
Si on pense à des situations concrètes, par exemple il y a des gens qui étaient dans le mouvement Occupy aux États-Unis, à New-York, qui quand des SDF sont venus camper, disaient non non, partez, parce qu’on veux être respectables. La même chose à Occupy Oakland, je connais beaucoup d’étudiants qui étaient à Occupy Oakland, là était reproduits le sexisme, l’homophobie, la transphobie, etc. Alors, ça c’est dommage et après, c’est la fin d'Occupy parce que les gens partent.
Le dernier chapitre du livre porte sur cette question : quelles sont les alliances qui marchent, quels sont les moments d’alliance qui marchent ? Parce que c’est très important. Il y a des alliances qui marchent, et des moments d’alliance qui marchent, mais tout est à inventer.
Black Lives Matter aux États-Unis, par exemple, est un mouvement fondé par trois lesbiennes noires, qui sont très sensibles à des trans noirs, à des conditions de toutes et tous les noirs, y compris les trans noirs, qui sont massacrés. Il y a un taux de mortalité énorme parmi les trans femmes noires, notamment. Pour moi, Black Lives Matter, la manière dont ça a été construit, c’est un exemple de comment faire, où il y a beaucoup de discussions, où c’est possible d’aller vers un changement de société.
Il y a tellement d’éléments mis en question : le racisme, les rapports de classe, la sexualité, le genre, même la capacité, l’incapacité.
Alors quand ça voyage, on a évoqué la question du transnational, souvent, c’est reçu comme un mouvement hétéro, noir, où on voit pas le reste, ça ne se présente pas de la même manière mais aux États-Unis chez nous, c’est un mouvement plein de potentialités, qui bouge beaucoup, et qui est très important sur ce plan là, en tant que modèle sur comment faire des alliances.
C’est un groupe créé dés le départ sur ces principes là, de la pluralité.
Il y a d’autres exemples, par exemple en Inde, des lesbiennes avaient fait un collectif pour défendre le film Fire, Feu, qui est un film sur les lesbiennes en Inde, et toute la gauche, même la gauche homophobe, avait été obligée de s’allier derrière cette campagne parce que c’était soit tu es d’accord avec les nationalistes hindous qui sont des fascistes, soit tu es d’accord avec des lesbiennes ! Ils se sont positionnés contre la censure et pour que Fire puisse être montré.
Il y a eu des alliances énormes, j’avais été très étonnée qu’un tout petit groupe de copines, qui sont vraiment des copines, des amies, que je connais depuis très longtemps, qui ont mené cette bataille, bien que j’étais plus là, en Inde, mais c’est des amies de très près et on en avait beaucoup discuté. J’avais été étonnée de voir que toute la gauche avait été obligée de suivre, à cause de la question que ça posait.
Soudainement, les gens étaient obligés de décider si ils allaient prendre position par rapport à ça, et ils ont pris position. Je pense que ça a déclenché un processus de changement très intéressant.
Il y a des alliances qui ont un avenir au delà de l’immédiat. Je remarque qu’en général ce sont des alliances où ce qui est en jeu, ou bien celles et ceux qui les forment, sont à l’intersection de nombreux rapports de pouvoir. C’est ce que je remarque. C’est pas n’importe quelle instance qui peut avoir cette potentialité. Je pense que dans l’avenir ce n’est pas obligatoire que ça soit comme ça, mais pour le moment il se trouve que pratiquement tous les exemples d’alliances que je connais, que je trouves être porteuses de quelque chose de plus en termes de changement de société, sont surtout des alliances où de multiples rapports de pouvoir sont mis en question, et aussi de prises de positions différentes par exemple.
Je ne voulais pas appeler cela des « alliances », parce qu’il y a alliances, il y a solidarités, il y a unité, il y a union, il y a réseau, il y a plein de mots qui impliquent plein de définitions différentes de types d’alliances qui peuvent exister et donc j’ai appelé mon bouquin « Co-motions ». Ou mouvement-ensemble. Et co-émotion. C’était pour pouvoir parler de nombreux types de phénomènes différents, où les gens convergent, où les gens se réunissent.
Le problème avec les grandes alliances, c’est qu’elles reproduisent beaucoup plus le pouvoir, et après bien que c’est des grands mouvements, souvent ça ne rime à rien ; c’est-à-dire ça ne change pas forcément plus les choses. Elles n’ont pas forcément les mêmes potentialités je dirais.
Je parlais de Black Lives Matter, ça a commencé à peine avec trois personnes, à côté de chez moi, des copines qui habitent à Oakland, et Oakland, c’est pas n’importe où, c’est aussi le lieu de l’histoire des Black Panthers, c’est aussi là où habite Angela Davis, il y a une longue histoire à Oakland, en Californie.
Si je prends l’exemple du mouvement des femmes en France, on a aujourd’hui l’impression que soudain des femmes racisées s’organisent. Mais non, ça a existé bien auparavant, et ça a été effacé de l’histoire. Le faire revivre dans l’histoire, c’est-à-dire refaire cette histoire, ça donnerait beaucoup de force à des personnes qui se soulèvent aujourd’hui. Il faudrait qu’on essaye de faire nos histoires, de refaire nos histoires, parce que ça nous donne de la force. Je ne pense pas que c’est triste, je pense que tout est à inventer et qu’on y va !
Aux États-Unis, il y a cette même histoire qu’ici, je dirais du moment où les féministes blanches, et les féministes racisées, luttaient pour le droit à l’avortement. Le gouvernement américain avait fait une campagne, et le résultat était qu’un tiers des femmes portoricaines étaient stérilisées, contre leur gré. Elles ne le savaient même pas parfois. Les campagnes de stérilisation ont eu lieu en même temps que la lute pour l’IVG. À un moment donné dans le mouvement des femmes aux États-Unis, les femmes se sont rendues compte qu’il y avait ces deux phénomènes qui existaient en même temps, et de là est née cette revendication : « Nos corps, nous-mêmes », parce que c’était la seule manière de réunir les deux. Autrement dit, on devrait avoir le droit d’avorter, et on devrait avoir le droit de ne pas être stérilisées sans le savoir. « Nos corps, nous-mêmes » était une manière de réunir les deux. Mais au début, c’était parallèle, séparé, et évidemment, le phénomène de la stérilisation était beaucoup moins connu.
Dans beaucoup de pays du soi-disant tiers-monde, des campagnes de stérilisation ont été mises en place, mais c’est pas n’importe quelles femmes qui sont stérilisées. Par exemple, en Inde, c’est pas les femmes bourgeoises de haute caste, c’est les femmes les plus subalternes qui sont stérilisées.
Sur la question du racisme, il y a eu dans les années 80 énormément de tendances différentes, mais on a effacé, on a pas inscrit dans l’histoire certaines de ces tendances. Par exemple, à la Maison des femmes de Paris, celle de Cité Prost, plus de la moitié des groupes étaient des groupes de femmes racisées. Il y avait le groupe femmes Algériennes, le groupe femmes Tunisiennes, le groupe femmes Latino-américaines, le Modefem, Mouvement des femmes noires, le Collectif féministe contre le racisme et contre l’antisémitisme. Plus de la moitié étaient des femmes racisées qui militaient à la fois contre le racisme et pour les droits des femmes racisées. Tout ça a été effacé de l’histoire, mais il y a toujours eu une hétérogénéité, et malheureusement, cette histoire est perdue, je pense qu’elle va être réécrite.
C’est très bien d’évoquer la période des années 1982-1983, parce que là il y avait une très grande gamme de groupes différents, et de positions politiques différentes. SOS Racisme est venu tout récupérer, tout détruire, etc. mais avant ça il y avait énormément de groupes.
À la Maison des femmes où j’étais, on avait créé, et j’étais co-fondatrice de ce groupe, ce Collectif contre le racisme et l’antisémitisme, et qui a participé à la Marche de 1983. Il y avait autant de femmes que d’hommes qui ont participé à des marches contre le racisme, mais cette partie de l’histoire a été effacée, évacuée, etc. Je pense que c’était beaucoup plus hétérogène que ce qui a été écrit comme si il y avait quelques groupes contre SOS Racisme, et voilà tout. C’était beaucoup plus complexe que ça.
Je pense que tant qu’on a pas une vision, on peut l’appeler intersectionnelle, je l’appelle co-formationnelle mais c’est autre chose, mais tant qu'on a pas une vision plus multiple disons, on risque toujours de reproduire le pouvoir.
Je pense au mouvement homo dont on parlait tout à l’heure, aux États-Unis, il y a eu un moment où c’était hyper radical, parce que c’’était informé par des luttes contre le racisme, contre le colonialisme du peuplement aux États-Unis, et aussi les guerres coloniales que menaient les États-Unis dans le monde entier, y compris au Puerto Rico, parce que c’est une colonie. Le mouvement homo était beaucoup plus radical sur tous les plans, même du genre. Il y avait par exemple des groupes tels que les Radical Faeries, qui s’en fichaient complètement de ce qu’on pouvait penser, et c’était un groupe qui avait une conscience de classe, une conscience du racisme, etc.
Après, il y a eu l’histoire du mariage. Nous on était contre le mariage, parce que le mariage pour nous en tant que féministes, était un truc où un mec va s’approprier une nana, voilà. Et tout d’un coup, il y a eu le mariage gay ! Mais justement ce mouvement pour le mariage est un mouvement fondé par deux hommes blancs, et riches, à Washington, et qui s'est étendu partout aux États-Unis comme si il portait la plus grande revendication. C’est hyper sexiste, hyper classiste, hyper raciste, parce qu’il faut être marié pour pouvoir transmettre la propriété, etc. On s’en fiche si on a rien !
On avait auparavant les luttes pour les droits à la sécurité sociale, les droits individuels, à partir de la naissance ! Mais non, avec ça, c’était parce qu’on est marié, qu'on va avoir droit à ceci ou cela ! C’est quand même incroyable ! C’est une régression, et c’est hyper réac.
Et puis voilà en tant que lesbienne, auparavant j’étais très mal vue, je menaçais l'ordre social, et maintenant, c’est tellement cool ! Mais j’étais lesbienne quand c’était pas très cool déjà !