Psychanalyse et politique

Un des angles d’attaque de la question du rapport entre psychanalyse et politique consisterait peut-être à s’interroger sur l’appareil conceptuel qui sous tend la psychanalyse aujourd’hui, c’est à dire en gros Freud et Lacan, parce que tout le reste en sont des variantes à mon sens, l’appareil conceptuel psychanalytique et puis l’appareil conceptuel de la pensée politique classique qui existe en occident disons depuis le 17ème siècle. C’est sur point là il me semble que porte quelque chose que la psychanalyse aujourd’hui a intérêt à prendre en compte, à reconnaître, à travailler, et à assumer, c’est à dire les critiques fondamentales qui ont été faites émanant de Foucault, de Deleuze et de Deligny justement, et qui portent sur ce point là.
Je prend un exemple très simple, il est frappant de voir que la topique freudienne, la deuxième topique, du surmoi, moi et ça, peut se déchiffrer entièrement comme un décalque du vocabulaire politique classique, le surmoi étant l’Etat souverain, le moi étant la subside bourgeoise et le ça étant la populace dangeureuse, révolutionnaire, etc. On peut relire Freud comme une espèce de projection incontrôlée mais très prégnante de ce schéma politique dans le psychisme avec toutes les conséquences que ça a évidemment qui sont de l’ordre de la normativité dont on voit bien la réalité ; à savoir la pensée freudienne est à la croisée des chemins, elle est à la fois totalement non normative, c’était le point le plus intéressant chez Freud d’avoir fait apparaître une pensée et une comportementalité dont il était impertinent de la faire rentrer dans les normes de la pensée rationnelle et de la comportementalité collective ordinaire, la pensée du rêve, pour dire ça rapidement, mais en même temps la pensée freudienne a servi comme vous savez, notamment dans les pays anglo-saxons mais aussi chez nous à construire une normativité, une santé mentale, inutile de développer ça, c’est bien connu ; Lacan ayant profondément résisté à ça mais ayant ouvert des pistes qui sont elles-mêmes retombées complètement dedans puisqu’on voit dans le lacanisme aujourd’hui de façon très intéressante et très consternante réapparaître une normativité invraisemblable chez des lacaniens historiques comme Melman qui font de la topologie lacanienne une espèce d’anthropologie normative qui sert à lutter contre les transformations de la famille, les déplacement de la parentalité, cet espèce de fétiche clef du nom du père qui apparaîtrait comme un invariant que la postmodernité serait en train de dissoudre et qu’il faudrait reconstruire à tout prix.
Alors ce qui est intéressant chez Foucault, c’est que par exemple, toute sa construction théorique qui démarre en 74-75 dans l’Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, qui met en place ce rapport entre la souveraineté et le pouvoir, porte là-dessus.
Il s’agît de faire apparaître comment ce vocabulaire politique classique de la souveraineté qui est celui donc qui hante Freud, qui continue de le hanter, devient progressivement impertinent, et comment il le remplace par celui du biopouvoir, c’est à dire cette idée qu’au fond la contemporanéité c’est une multitude de formes de pouvoir qui traîtent les populations en masse, et les traîte au raz du corps et du biologique, au raz du territoire, qui les traîte en passant par la territorialité et non pas en passant par la question de savoir comment on organise l’obéissance, pour dire les choses un peu rapidement. Il y a donc là chez Foucault, ce déplacement, qui comme il le dit lui-même consiste à s’interroger non plus sur comment est-ce qu’on fait obéir les individus mais comment est-ce qu’on produit des individus obéissants, ce qui n’est pas du tout la même chose.
C’est une espèce de renversement, où on retrouve l’opposition entre l’espace et le temps que j’évoquais tout à l’heure.
La question serait alors de demander qu’est-ce que la psychanalyse peut faire pour réélaborer son appareil conceptuel par rapport à une appréhension de la question de l’articulation de l’individu et du politique qui ne soit plus pensée en termes de souveraineté mais en termes de X, ou enfin, de biopouvoir ?
Et puis la deuxième piste, qui est très très très intéressante aussi, c’est l’usage que Deleuze fait du concept d’Artaud du corps sans organe, là une machine de guerre contre tout finalisme, qui consiste à regarder le corps humain comme une surface dont l’assignation des fonctions est totalement définalisées et devient complètement redistribuable. Je ne développe pas parce que vous connaissez sans doute un peu ça. Alors ça, ça a une importance considérable pour ce qui est de la question très contemporaine dans les institutions psychanalytiques et étatiques aujourd’hui, de la thérapie, et de savoir : est-ce que la psychanalyse est une thérapie ? Est-ce qu’elle est un processus de guérison ? Que signifient ces concepts ? Que signifie le fait qu’on les maintiennent au risque de les voir pris en charge par l’Etat, donc évalués, normalisés, etc. Et cette question de la guérison et de la thérapie, avec la question de savoir si vraiment la psychanalyse c’est ça, et à mon avis c’est pas ça du tout, ça n’a rien à voir avec une thérapie, il n’y a pas de guérison, est évidemment articulée avec la question aussi de ce qu’est une solution politique.
Est-ce qu’une action politique est quelque chose qui doit être pensé en termes de solution, en termes de salut ? Ou est-ce que c’est quelque chose qui doit être pensé comme le fait Foucault en termes de déplacements ? C’est à dire, c’est une des thèses de Foucault qu’il faudrait relire dans laquelle il dit qu’on ne sort jamais des relations de pouvoir : le pouvoir est un horizon incontournable, à condition qu’on le pense non pas comme pouvoir central, mais comme relations de pouvoir perpétuellement basculables et la politique, c’est déplacer sans cesse ces relations de pouvoir, les renverser, de façon à ce qu’elles ne se figent jamais en rapport de domination. Et à ce moment là, Foucault est le seul, dans ce champ il me semble, à être sorti complètement, avec Spinoza peut-être, d’une perspective thérapeutique du politique, de l’idée que le politique pourrait être le lieu d’un salut.
Et c’est très intéressant de voir que chez les deux grands penseurs actuels du communisme, enfin ceux qui essaient de redonner un sens à ce mot, de le remettre en circulation, à savoir Négri et Badiou, que leurs deux entreprises sont fondées sur les théories de l’Amour. C’est à dire qu’ils reprennent complètement un projet qui s’inscrit dans celui de la théologie chrétienne, pour la raison simple qu’effectivement ils sont tous les deux d’accord avec le fait que le christinanisme a été le plus grand mouvement militant politique de tous les temps, celui qui a marqué le plus profondément et duré le plus longtemps, et donc que c’est qu’il y a quelque chose à aller chercher de ce côté là, mais c’est très curieux qu’ils reprennent cette thématique, chacun à leur façon d’ailleurs puisque pour l’un c’est plutôt Saint François d’Assise, pour l’autre plutôt Saint Paul, mais c’est quand même une théorie de l’Amour, c’est à dire quelque chose qui est de l’ordre d’un salut, d’une finalité, d’une résolution des contradictions, qui est une fausse piste dans laquelle Foucault ne s’est jamais engagé.
La psychanalyse est complètement liée à ça, parce qu’elle a le même problème, sur d’autres terrains : est-ce que, pour dire ça de façon très rapide, est-ce qu’on peut résoudre le malaise dans la civilisation ou pas ? Est-ce que la psychanalyse est un processus de sortie d’une configuration pathologique ou est-ce que ça n’est jamais autre chose qu’un déplacement ? Une façon d’assumer ce déplacement ? Et du coup, ça impose aussi, ça implique de repenser la catégorie de sujet, non plus comme le lieu d’initiative et d’innovation mais comme le lieu d’un jeu possible.
C’est comme ça que je vois la question de l’articulation en ce moment, entre psychanalyse et politique. Ce qui n’est plus du tout intéressant, c’est de se poser la question dans la forme classique qu’elle avait à l’époque de ce qu’on a appellé le freudo-marxisme et ce qui s’en est suivi, c’est à dire la question de savoir ce qu’il en est de la politique compte tenu du fait qu’on sait que le sujet est divisé, c’est à dire qu’est-ce que c’est que la politique qui tiendrait compte de la configuration du sujet tel que la psychanalyse nous l’apprend, qui est une question qui a été longuement débattue, longuement et en tous sens, mais qui s’inscrivait dans la problématique très classique de savoir comment est-ce qu’on fonde une politique sur une anthropologie, étant donné ce qu’est l’homme, et la psychanalyse nous dit qu’il est autre chose que ce qu’on croyait etc. Et dans ce genre de problématique où le politique bien souvent descend de l’anthropologique, on sait bien ce qui se passe toujours à savoir que l’anthropologie est fabriquée. Il y a une espèce de circularité de l’anthropologie, elle est fabriquée de telle façon à fonder, à légitimer, après coup, la politique qu’on veut.
Alors je crois qu’actuellement, la question c’est de sortir de cette circularité là, de s’interroger sur justement ce qu’il y aurait dans la psychanalyse au niveau de son appareil conceptuel à produire pour qu’elle retrouve, ou qu’elle poursuive, ou qu’elle redéveloppe cette radicale non finalité, cette évacuation de la finalité, c’est à dire de la perspective messianique et théologique qui était présente dans la pensée politique classique, et ça, qui est là toujours, présente, qui hante son vocabulaire, et qui très concrètement fait que voilà, dans le champ de la psychanalyse, les gens se répartissent en thérapeutes et en psychanalystes et au fond les psychanalystes eux-mêmes se divisent en deux, écartelés dans leur pratique quotidienne etc., et c’est l’objectif.